Les polémiques autour du troisième mandat présidentiel en Afrique

Thierry Santime
La REVUE du CAIUM
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10 min readOct 13, 2020

En Guinée-Conakry et en Côte d’Ivoire, à l’aube des élections, la discussion sur l’inclusion d’une clause limitant le nombre de mandats présidentiels fait l’objet de vifs débats. Censée prévenir la patrimonialisation du pouvoir politique, l’inscription de cet élément dans les textes constitutionnels est souvent contestée. D’où vient cette idée et pourquoi est-elle si polémique?

L’ex-président burundais Pierre Nkurunziza, décédé en juin dernier avait été réélu pour un troisième mandat en 2015, à l’issue d’un scrutin boycotté par l’opposition. Photo: Galerie officielle du gouvernement sud-africain

E n ce mois d’octobre 2020, la Guinée et la Côte d’Ivoire organisent des scrutins présidentiels, respectivement prévus pour le 18 et le 31 octobre. Les deux pays connaissent actuellement des tensions pré-électorales qui ont occasionné dans chacun de ces pays des dizaines de morts. De plus, on constate qu’il y a une résurgence des discours ethnicistes et des retranchements identitaires qui menacent la paix et la cohésion sociale. De véritables bras de fer y sont actuellement engagés entre les pouvoirs en place et les partis d’opposition et groupes de la société civile qui rejettent le troisième mandat.

À gauche le président guinéen Alpha Condé et à droite, le chef de l’État ivoirien Alassane Ouattara, qui briguent tous deux un troisième mandat. Photo: AfrikMag

Les présidents actuellement en exercice dans ces deux pays briguent un troisième mandat controversé. En effet, dans ces deux pays, la révision constitutionnelle (qui a eu lieu en 2016 en Côte d’Ivoire et en mars 2020 en Guinée) est supposée avoir « remis les compteurs à zéro », donnant ainsi aux chefs d’État en exercice la possibilité de se représenter, à tout le moins selon l’interprétation de leurs partisans et des juges de la Cour constitutionnelle de Guinée et du Conseil constitutionnel de Côte d’Ivoire qui ont validé les candidatures de ces présidents sortants. Le débat oppose donc deux tendances : celle qui estime qu’il y a possibilité pour le président en exercice de briguer de nouveaux mandats sous l’empire de la nouvelle constitution et celle qui soutient que l’adoption d’une nouvelle constitution ne signifie pas qu’on doive faire table rase des acquis de la constitution précédente et défendre une « remise des compteurs à zéro » en ce qui concerne les mandats présidentiels.

Le président ivoirien Alassane Ouattara (78 ans) qui avait promis de ne pas se représenter et de passer le flambeau à une nouvelle génération, a évoqué un cas de « force majeure » suite au décès de son premier ministre et dauphin désigné Amadou Gon Coulibaly et des « appels » de ses concitoyens pour justifier sa décision de briguer un troisième mandat. Alpha Condé (82 ans), le président guinéen a lui été « plébiscité » par ses partisans pour un troisième mandat, « plébiscite » qui n’a pas tardé à recevoir l’assentiment de l’intéressé.

Limitation du nombre de mandats présidentiels: les origines d’un débat

Les enjeux relatifs à la stabilité démocratique et à la consolidation de l’État de droit en Afrique occupent une place de choix dans les débats et réflexions, tant au sein des sociétés civiles et mouvements politiques africains que parmi des organisations internationales et pays partenaires au développement de ce continent. Compte tenu du fait que depuis les indépendances de nombreux États africains autour des années 1960, une portion considérable de ceux-ci a connu des épisodes de recul démocratique, de méandres électoraux ou tout simplement d’instabilité politique (comme en témoigne le récent coup d’état militaire qui a eu lieu au Mali), l’enjeu de la stabilité démocratique revêt une importance cruciale. Force est de constater cependant que la question du troisième mandat en faveur des présidents en exercice recèle un potentiel de montée ou d’exacerbation de tensions susceptibles d’hypothéquer la paix et la stabilité. Pour mieux appréhender les contours du débat autour du troisième mandat en Afrique, il est utile de faire un tour d’horizon des origines de la limitation du nombre de mandat présidentiel, puis de mettre en lumière de façon condensée les arguments respectifs des partisans et des opposants au troisième mandat, avant de finir en proposant une analyse sur les cas spécifiques de la Côte d’Ivoire et de la Guinée, présentement sous les feux des projecteurs.

C’est à la faveur de la vague de démocratisation au début des années 1990 que de nombreux États africains avaient instauré une limitation du nombre de mandats présidentiels dans leurs Constitutions. Suite aux pressions des groupes de la société civile et mouvements d’opposition aux régimes autoritaires alors en place, ces dirigeants avaient été contraints de concéder la libéralisation politique, la démocratisation. En effet, avant la transition démocratique — démocratie sur le plan formel, bien des pays du continent demeurant en réalité des démocraties cosmétiques, des « démocratures »[1] -, il n’y avait pas de multipartisme mais essentiellement des partis uniques (système de monopartisme) qui faisaient le lit de pouvoirs autoritaires et despotiques. Ces derniers pouvaient donc sans coup férir s’accrocher au fauteuil présidentiel tant et aussi longtemps qu’ils gardaient le contrôle sur l’armée et les forces de sécurité en général, qui devaient étouffer toute velléité de dissidence ou de revendication démocratique, et sur l’appareil politique, à travers les pratiques de clientélisme, marchandage et de culte de la personnalité, entre autres. L’inscription de la limitation du nombre de mandats électifs dans la Loi fondamentale a été conçue comme un moyen de « prévenir la confiscation et la patrimonialisation du pouvoir, et de promouvoir la rotation des élites».

Les constituants dans la plupart de ces pays ont ainsi adopté une clause limitant à deux le nombre de mandats que peut effectuer un chef d’État. Autrement dit, il s’agit de remplir un mandat, renouvelable une seule fois. Toutefois, au fil des ans, cette disposition constitutionnelle a été remise en question par de nombreux régimes qui ont soutenu soit son abrogation, soit son contournement par une modification constitutionnelle au moyen d’un référendum ou par le biais du parlement, permettant au président en exercice de briguer d’autres mandats.

Un débat fait rage dans de nombreux pays d’Afrique entre, d’une part, tous ceux et celles qui soutiennent que les chefs d’État en exercice ne devraient pas être empêchés de prétendre à des mandats supplémentaires, à l’expiration de leurs deux mandats présidentiels; d’autre part, les personnes qui s’inscrivent en faux contre cette position et défendent mordicus le respect de la clause limitative enchâssée dans les textes constitutionnels.

Passons en revue quelques arguments pour et contre le troisième mandat.

Un des arguments que soulèvent les personnes qui soutiennent le troisième mandat énonce que la limitation du mandat présidentiel serait anti-démocratique, parce qu’elle priverait arbitrairement des citoyens, fussent-ils chefs d’État pendant deux mandats, de leur droit d’éligibilité à la magistrature suprême. Dans le même élan, ils estiment que la souveraineté du peuple à qui revient la prérogative de choisir ses dirigeants est ainsi faussée. C’est en suivant cette logique qu’en 2014, lorsque le régime au pouvoir au Burkina Faso soutenait un projet de révision constitutionnelle pour supprimer la clause limitative, le président du groupe parlementaire majoritaire à l’Assemblée nationale déclara : « Pourquoi empêcher un citoyen (en l’occurrence le président sortant) dans un État de liberté, de pouvoir rencontrer son peuple et de discuter encore avec ce peuple s’il peut avoir encore un autre contrat ? ». Selon les tenants de cette vision des choses, la liberté d’élire devrait ainsi équivaloir à la liberté de réélire, tant et aussi longtemps que le dirigeant demeure dans les bonnes grâces de ses administrés.

Source: Africa Center for Strategic Studies https://africacenter.org/spotlight/circumvention-of-term-limits-weakens-governance-in-africa/

Par ailleurs, un autre argument avancé par ceux qui s’opposent à la régulation du nombre de mandats présidentiels est que cette limitation empêche des dirigeants performants, qui ont renforcé la stabilité et le développement de leur pays de continuer à concourir pour poursuivre leur œuvre de redressement, mettant ainsi potentiellement à risque ces acquis avec des nouveaux leaders qui n’auraient pas la même « clairvoyance ». Ainsi, au Rwanda, d’aucuns ont fait valoir les « succès économiques » réalisés grâce au président « actif et efficace » que serait Paul Kagame pour justifier la nécessité de réviser la Constitution, afin de lui permettre de se présenter à un nouveau mandat et potentiellement diriger le pays des mille collines jusqu’en 2034! Ainsi, suite à cette révision constitutionnelle, Kagame a été élu pour un troisième mandat en 2017 avec le score officiel — stalinien — de 98%. Malgré les critiques pointant du doigt la gestion autoritaire du régime de Kigali, les défenseurs du troisième mandat soutiennent que le président de ce pays mérite de poursuivre son leadership à la tête de l’État.

Venons-en maintenant à la position des opposants au troisième mandat.

D’abord, le resserrement quant au nombre de mandats présidentiels permet une alternance démocratique au pouvoir et représente un bouclier contre les présidences à vie. Dans une Afrique où des chefs d’État se sont accrochés envers et contre tout au pouvoir jusqu’à ce que le destin ne les en extirpe, la clause limitative est vue comme un moyen permettant de favoriser une alternance et une rotation des élites et d’obvier à la tentation de la présidence à vie.

L’ancien président congolais, Pascal Lissouba, est réputé avoir déclaré : « On n’organise pas les élections pour les perdre ». Étant donné que dans bien des pays africains, la transparence et l’intégrité des processus électoraux sont sujettes à caution, étant souvent à la merci des volontés et des manipulations du pouvoir en place, la limitation permet également de contrecarrer des dirigeants qui, autrement, continueraient potentiellement de se faire réélire de façon frauduleuse.

Enfin, un autre argument en faveur de la limitation du nombre de mandats présidentiels est simplement que le pouvoir use et les régimes ayant à leur tête des dirigeants qui ont passé trop de temps au pouvoir en Afrique semblent davantage se caractériser par des pratiques contraires à la bonne gouvernance. En effet, « sept des dix présidents en exercice depuis le plus longtemps sur la planète sont africains », dont le président camerounais au pouvoir depuis 1982 ou encore celui de la Guinée équatoriale qui règne depuis 1979. Ces régimes sont souvent caractérisés par la corruption, les atteintes aux libertés et droits humains ou encore le clientélisme. Selon une récente note publiée par l’Africa Center for Strategic Studies en septembre 2020, « neuf des dix pays qui font face à des conflits internes n’ont pas de limites de mandats (si l’on exclut ceux qui font face à des insurrections de groupes islamistes militants) ». L’argument ici exposé est donc que la non-limitation du nombre de mandats présidentiels peut être une source de tension et de mauvaise gouvernance, alors que la limitation peut possiblement prévenir de telles dérives.

Même en supposant que, légalement, les nouvelles constitutions adoptées donnent la possibilité aux présidents de se représenter pour de nouveaux mandats, l’esprit (ou la motivation) du constituant de limiter le mandat présidentiel à deux reste bien enraciné. Pour illustrer ce propos, on peut évoquer le cas de la Constitution ivoirienne (l’ancienne comme la nouvelle). En effet, l’alinéa premier de l’article 35 de la Constitution du 23 Juillet 2000 statue que « Le président de la République est élu pour cinq ans au suffrage universel direct. Il n’est rééligible qu’une fois. » L’alinéa premier de l’article 55 de l’actuelle Constitution en vigueur, celle du 8 novembre 2016, reste identique à celui précité. Dès lors, comment ne pas considérer un troisième mandat comme une violation, sinon de la lettre, à tout le moins de l’esprit de la Constitution? En outre, les observateurs avisés et neutres de la politique africaine savent que ce n’est pas faire outrage à la vérité que d’affirmer que les Cours constitutionnelles (ou Conseils constitutionnels) de bien des pays d’Afrique francophone sont souvent à la solde, ou en tout cas sous influence, des régimes au pouvoir. Aussi bien en Guinée qu’en Côte d’Ivoire, il est dénoncé un « coup d’État constitutionnel » orchestré par les autorités politiques, avec la bénédiction des juges constitutionnels afin de permettre un éventuel troisième mandat.

Manifestation de l’opposition guinéenne contre le 3ème mandat du président Alpha Condé. Photo: Nadia Nahman

Dans un rapport publié le 1er octobre par Amnistie Internationale et intitulé Marcher et mourir : urgence de justice pour les victimes de la répression des manifestations en Guinée, on lit qu’« entre octobre 2019 et juillet 2020, au moins 50 personnes ont été tuées lors de marches contre le changement de constitution impulsé et réalisé par le pouvoir actuel, et lors de protestations contre le manque d’électricité ou la gestion des barrages sanitaires mis en place pour lutter contre la pandémie de Covid-19 ». Le troisième mandat en vaut-il la peine?

[1] « Mot-valise formé à partir des termes « démocratie » et « dictature ». Il désigne des régimes politiques qui, tout en ayant au moins certains attributs de la démocratie, comme des élections pluripartites, n’en sont pas moins dirigés d’une façon autoritaire voire dictatoriale. » Source : https://www.ledevoir.com/opinion/chroniques/442179/democratures

Pour approfondir

Abebe, Adem K. 2020. « Limitation du nombre de mandats présidentiels en Afrique : la route est encore longue ». The Conversation. https://theconversation.com/limitation-du-nombre-de-mandats-presidentiels-en-afrique-la-route-est-encore-longue-144825

Baker, Bruce. 2002. “ Outstaying one’s welcome: the presidential third-term debate in Africa”. Contemporary Politics, Volume 8, Number 4.

Bouquet, Christian. 2016. « L’Afrique saisie par la fièvre du troisième mandat ». The Conversation https://theconversation.com/lafrique-saisie-par-la-fievre-du-troisieme-mandat-53258

Châtelot, Christophe. 2020. “Afrique de l’Ouest: la démocratisation en péril ». Le Monde. https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/10/06/afrique-de-l-ouest-la-democratisation-en-peril_6054868_3232.html

La Presse. 2015. « Rwanda: «2 millions de signatures» pour un 3e mandat de Kagame ». https://www.lapresse.ca/international/afrique/201505/27/01-4873013-rwanda-2-millions-de-signatures-pour-un-3e-mandat-de-kagame.php

Le Monde (Avec AFP). 2020. « En Guinée, les ONG s’inquiètent d’une montée des violences à l’approche de l’élection présidentielle ». https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/10/01/amnesty-international-epingle-la-guinee-pour-la-repression-des-manifestations_6054298_3212.html

Le Point. 2020. « Côte d’Ivoire : la voie ouverte pour une réforme constitutionnelle » https://www.lepoint.fr/afrique/cote-d-ivoire-alassane-ouattara-souhaite-modifier-la-constitution-06-01-2020-2356348_3826.php

Loada, Augustin. 2003. «La limitation du nombre de mandats présidentiels en Afrique francophone», Revue électronique Afrilex, no 3. http://afrilex.u-bordeaux4.fr/sites/afrilex/IMG/pdf/3doc8loada.pdf

Siegle, Joseph et Candace Cook. 2020. “ Circumvention of Term Limits Weakens Governance in Africa”. Africa Center for Strategic Studies. https://africacenter.org/spotlight/circumvention-of-term-limits-weakens-governance-in-africa/

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Thierry Santime
La REVUE du CAIUM

Policy analyst. Diplomé de la maîtrise en Affaires publiques et internationales,Université d’Ottawa et du Bsc en Economie et politique,Université de Montréal.