Les réfugiés ukrainiens, les invisibles aux portes de l’Europe ?

Edouard Pontoizeau
La REVUE du CAIUM
Published in
7 min readOct 5, 2017
Crédit photo : Dimitar Dilkoff — AFP/Getty Images via Time.com

Aux portes de l’Union européenne, il y a la guerre. 1257 kilomètres de frontières séparent l’Union européenne d’une zone de conflit ayant conduit à une des pires catastrophes humanitaires européennes depuis la Guerre des Balkans dans les années 1990.

La réalité à laquelle l’Europe va devoir faire face est que les conflits meurtriers, les ingérences étrangères et les guerres de proxy ne sont pas l’apanage des pays en voie de développement, des pays du Moyen-Orient ou d’Asie de l’Est. Ces guerres existent bel et bien sur le Vieux continent et se déchainent sous les yeux bien aveugles des médias. L’Union européenne est bien heureuse de pouvoir externaliser la problématique des réfugiés syriens à une Turquie de plus en plus réticente à contenir cet afflux et à un Liban submergé et à bout de souffle devant tant de réfugiés. L’orgueil en prend un coup lorsque les pays européens se retrouvent face à une situation humanitaire dont elle ne peut se détourner cette fois-ci.

Il est difficile de comparer la tragédie syrienne et irakienne à celle connue en Ukraine, mais elle n’en est pas moins réelle et dramatique.

La problématique de l’enclavement

Depuis l’annexion de la Crimée par la Fédération russe le 28 mars 2014, l’Ukraine est largement enclavée géographiquement (n’ayant plus qu’Odessa comme port important bordant la Mer Noire). La guerre s’est cloisonnée majoritairement aux régions de l’Est et du Sud-Est, ces régions étant les plus industrialisées du pays et donc les plus densément peuplées après la région de Kiev.

En ligne : https://www.populationdata.net/wp-content/uploads/2016/09/Ukraine-grandes-villes.png

La carte ci-dessus illustre la forte densité de population dans les quelques oblasts (districts) de l’Est se situant à la frontière russe, tandis que la carte ci-dessous permet de calquer la zone de conflit et de tension à cette de la démographie en Ukraine.

Le conflit porte donc sur des zones stratégiques en termes économiques, surtout dans la région du Donbass. L’oblast de Donetsk, fief du multimilliardaire et nationaliste ukrainien Rinat Akhmetov est fortement contesté par les milices prorusses car, au-delà d’une importante présence russophone, la concentration de l’industrie lourde (sidérurgie et industrie minière), rend cette région très convoitée économiquement. Ces ressources naturelles et ces infrastructures encore compétitives seraient une aubaine pour l’économie russe ayant tendance à se militariser de plus en plus.

Néanmoins, si nous observons un conflit dans une zone économique et démographiquement aussi dense, cela n’est pas sans conséquence pour les populations et l’économie nationale ukrainienne.

Tandis que le Produit intérieur brut (PIB) ukrainien dépassait pour la première fois en 2012 le PIB de son principal rival économique de la région, la Roumanie, le PIB ukrainien s’est effondré de plus de moitié de 2013 à 2015, période où le conflit battait son plein et que la Crimée fut annexée par Moscou.

Crédit : http://www.banquemondiale.org/ (septembre 2017)

En plus d’une perte économique sèche suivant le déclenchement de la guerre, les partenaires économiques traditionnels de l’Ukraine (Russie et Union européenne) ne semblent s’attaquer que par des restrictions économiques interposées menant à un arrêt de l’économie ukrainienne. Il faut ajouter à cela le départ des investisseurs fuyant une zone où le pillage et l’appropriation des biens sont devenus fréquents et n’ont pas cessé de croître avec l’absence de l’État et même de toute autorité compétente face aux rebelles et milices en tout genre.

Les réfugiés

Il n’est alors pas surprenant que ce conflit ait précipité des centaines de milliers d’Ukrainiens sur les routes de l’exode. Selon un rapport du Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU (United Nations Office for the Coordination of Humanitarian Affairs (OCHA)) d’août 2017, plus de 3 millions de civils seraient affectés par de graves interruptions d’eau ou par un accès à l’eau courante simplement absent. Ainsi, 407 000 civils auraient perdu tout moyen de subsistance, et plus de 700 écoles ont été détruites provoquant le déscolarisation de plus de 200 000 enfants depuis plus de 3 ans.

Tandis que 4 millions d’individus sont dans une situation de vulnérabilité, le nombre de déplacés internes oscillerait entre 1,4 et 1,6 million de personnes, et approximativement 1 million d’individus auraient fui le pays selon ce même rapport (la majorité ayant fui vers la Russie, en Pologne et en Roumanie).

Crédit photo : sputniknews.com (septembre 2015)

Le départ de nombreux Ukrainiens vers l’Union européenne, ou vers la Russie, peut s’expliquer par la situation économique désastreuse du pays et l’éloignement d’une possibilité de résolution du conflit. L’éloignement de perspectives économiques et sociales ainsi que la fin du rêve d’une intégration de l’Ukraine à courts ou moyens termes au sein de l’Union européenne (ou, à l’inverse, la faible probabilité d’une nouvelle partition de l’Ukraine) a fini de détruire les derniers espoirs des Ukrainiens. Plus le conflit avance et s’embourbe, plus les organismes internationaux observent un accroissement des personnes davantage vulnérables, victimes de réseaux de travail clandestin, de problèmes de sécurité, de violence et de maladie dont les rapports en bibliographie mentionnent l’étendue.

La criminalisation d’un conflit, l’Ukraine un cas d’école ?

Les mafias russes et ukrainiennes ont, elles aussi, un rôle important à jouer. Certaines mafias affiliées aux réseaux russes (les Bratva de Moscou, Kazan et Saint-Pétersbourg) ou nationalistes semblent se positionner afin de faire glisser le conflit vers une criminalisation de l’ensemble de la société des oblasts de l’Est. Certaines mafias ou groupes mafieux sont en premières loges pour profiter de la situation désastreuse autant sur le plan économique que sur le plan humanitaire. Tel que dans l’immense majorité des conflits, les réseaux criminels n’hésitent pas à user de la fraude des papiers de réfugiés (de la même manière que les passeports ou visa pour Israël à la chute de l’Union soviétique), ce qui représente un marché aussi lucratif qu’il établit un cynisme latent. Aussi, les passages illégaux vers l’Union européenne sont nombreux et d’autant plus efficaces que ces mêmes réseaux d’immigration clandestine existent depuis des décennies en Europe de l’Est pour l’Europe de l’Ouest et l’Amérique du Nord.

L’Union européenne semble ne pas être véritablement encline à faire face à ce problème — la France et l’Espagne n’ayant officiellement débloqué aucun fonds pour les réfugiés ukrainiens — selon le Humanitarian Response Plan (HRP) de l’OCHA en Ukraine. Cette situation favorise d’autant plus les réseaux informels et donc l’économie souterraine (travail illégal, exploitation des personnes n’ayant pas l’âge de travailler, trafic de drogues et prostitution).

L’enjeu qui se dessine est celui de la sécurité de millions de gens et la capacité de régler des problèmes humanitaires exigeant des fonds certes, mais aussi, et surtout une véritable guerre contre les groupes criminels n’ayant aucun ennemi déclaré et agissant en toute impunité dans certaines régions bien plus proches de l’Union européenne qu’on ne peut le penser.

En plus de la corruption existant déjà en Ukraine (classée 131/176 dans le Corruption Perception Index 2016), les aides ont tendance à être captées par des hauts fonctionnaires ou des potentats locaux, et certains membres hauts placés du gouvernement semblent davantage se satisfaire de cette situation. Il est difficile de le concevoir, mais les liens entre les hauts fonctionnaires et les mafias locales sont une forme de néo-féodalisme lié à la criminalité et ayant pris le pas sur de larges pans de l’économie ukrainienne.

Enfin, bien que les questions de sécurité des réfugiés aient déjà été évoquées, il ne faut pas oublier que 70% des personnes se trouvant dans les camps de réfugiés sont des femmes et des enfants. Cela implique qu’une génération d’enfants n’aura pas suivi l’école normalement et aura vécu en tant que déplacé. De sévères cas d’abus, d’exploitations, d’alcoolisme et de viols ont été enregistrés, de même que de nombreux cas d’enlèvements d’enfant et d’adolescent ont été signalés par divers organismes reliés à l’ONU.

A quand un renouveau du peacekeeping prenant en compte la variable des groupes criminels dans l’équation d’un conflit et l’aggravation de ce dernier ?

Ce qui est certain, c’est que les coûts d’un conflit comme celui-ci ne s’arrêtent jamais le jour d’un armistice ou d’un accord de paix, mais perdurent sur au moins une génération, et bien plus longtemps que l’amnésie générale lorsque les médias cesseront d’en parler, en supposant qu’ils en aient déjà réellement parlé.

BIBLIOGRAPHIE

HUMANITARIAN RESPONSE PLAN, 2017. En ligne : https://www.humanitarianresponse.info/system/files/documents/files/2017_humanitarian_response_plan_hrp_mid-year_review_myr_report.pdf

HUMANITARIAN RESPONSE PLAN. 2017. En ligne : https://www.humanitarianresponse.info/en/operations/ukraine/documents/document-type/humanitarian-programme-cycle

GOUVERNEMENT FRANÇAIS. 2016. En ligne: http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/conseils-aux-voyageurs/conseils-par-pays/ukraine/

TRANSPARENCY INTERNATIONAL. 2016. En ligne : https://www.transparency.org/country/UKR

United Nations Office for the Coordination of Humanitarian Affairs. 2017. En ligne : https://fts.unocha.org/appeals/531/summary

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