Les relations sino-américaines en perspective : une discussion avec Kerry Brown

Pour comprendre les tenants et aboutissants d’une relation bilatérale dont les antagonismes sont multiples, le professeur Kerry Brown accorde une entrevue à Marino Koutsiouris et Thomas Gareau-Paquette pour la Revue du CAIUM.

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Kerry Brown, Directeur du Lau China Institute au King’s College de Londres. Photo : Legatum Institute.

« Nous sommes toujours aux portes d’une nouvelle Guerre froide », annonçait d’un air grave Henry Kissinger en novembre 2019, de passage à Pékin à l’occasion du Bloomberg New Economy Forum. À l’heure où les États-Unis s’apprêtent à choisir leur Commander-in-chief, quelle valeur donner au présage de l’ancien Secrétaire d’État de Richard Nixon ?

Kerry Brown est Professeur d’études chinoises et directeur du Lau China Institute au King’s College de Londres. Auteur de « The World according to Xi » et de « China’s World : What does China want ? » parmi d’autres, il est également chercheur associé au programme Asie-Pacifique de Chatham House et a servi en tant que Premier Secrétaire à l’Ambassade du Royaume-Uni en Chine de 1998 à 2005. Discussion le temps d’un appel Teams entre Londres, Paris et Montréal pour saisir les paradoxes qui sous-tendent les relations sino-américaines.

T.G-P : Quel a été l’impact général du mandat présidentiel de Trump sur les relations entre la Chine, les États-Unis et le monde ?

K.B. : Ce serait un euphémisme d’affirmer que le président américain a rendu le ton difficile entre la Chine et les États-Unis, et je pense que c’est en partie dû à la vision transactionnelle qu’a Donald Trump de la diplomatie. Son souhait de rééquilibrer la balance commerciale américaine à tout prix s’insère aussi dans une telle logique, bien que les économistes ne semblent pas s’accorder sur les bienfaits de telles politiques. Le président a donc adopté cette ligne de conduite et je pense que jusqu’au début de cette année, il n’était pas nécessairement faux d’affirmer que les relations entre les États-Unis et la Chine avaient besoin d’un « rééquilibrage ». Je pense toutefois que la Covid-19 a manifestement eu un réel impact, rendant la relation entre les deux pays vraiment critique. Et si Trump, alors que l’élection approche, a le sentiment qu’il pourrait perdre, alors la situation pourrait probablement se détériorer davantage. C’est un énorme problème, et pour complexifier davantage les choses, cette puissance en est une qui a des valeurs politiques, intellectuelles et culturelles aux antipodes de celles de Washington. L’issue en devient d’autant plus incertaine.

M.K. : Comment pensez-vous que les relations entre les États-Unis et la Chine diffèreraient sous une deuxième présidence de Trump et une présidence Biden ? Beaucoup disent que Joe Biden pourrait adopter une approche plus « conventionnelle » de la diplomatie par rapport à Donald Trump. Mais bien que cela puisse être vrai, cela ne signifie pas que nous pouvons exclure la possibilité d’une rivalité durable entre les deux pays à long terme, n’est-ce pas ?

K.B. : La rivalité est un fait, elle ne disparaîtra pas. La seule variable dorénavant inconstante est son intensité. Mais le principal problème avec Trump est qu’il ne travaille pas avec les autres pays. C’est terrible. Je pense que face à la Chine, Joe Biden coopérerait probablement davantage avec la communauté internationale et se prêterait plus au jeu du multilatéralisme. Ce retournement est nécessaire parce que, tant en Europe, aux États-Unis, en Australie, qu’en Nouvelle-Zélande et au Canada, les dirigeants semblent un peu perdus et désemparés. Il y a certains domaines où nous travaillons encore plus ou moins ensemble, mais depuis Trump, c’est devenu très difficile. Dans cette situation, je pense qu’une présidence Biden, du point de vue du multilatéralisme, serait probablement plus efficace face à la Chine. L’objectif restera toutefois le même : essayer de contenir et contrôler la Chine. Peut-être que Biden tentera de le faire d’une manière qui préserve un peu plus l’intérêt général, mais il faut reconnaître que la Chine sera difficile à contenir ou à contrôler dans certains domaines. Également une autre chose que je pense que Biden fera s’il est élu, sera de mieux gérer et déléguer le personnel de l’appareil diplomatique américain. En ce moment, Trump dispose d’un Département d’État excessivement affaibli, notamment en ce qui concerne les personnes qui traitent de sujets clés, à commencer par la question chinoise. Je pense que Biden solliciterait davantage la compétence et serait plus efficace à ce niveau.

M.K. : Pensez-vous qu’il existe un candidat plus « séduisant » aux yeux de Pékin ? Y a-t-il des débats de factions au sein du PCC quant au meilleur candidat pour la Chine ? Dans Foreign Policy, certains ont fait valoir que certaines des élites du PCC préféreraient avoir affaire à quatre années supplémentaires de diplomatie Trump, imprévisible mais relativement simple et très « transactionnelle », plutôt qu’à une diplomatie Biden beaucoup plus technique, multilatérale, j’ajouterai même idéologique

K.B. : Je pense que les dirigeants chinois sont très pragmatiques en ce qui concerne leurs rapports avec les États-Unis. Après tout, dans une situation où la relation en elle-même est un problème, l’interlocuteur n’importe que peu, n’est-ce pas ? Mais je vois de quel article vous parlez et dans un sens, on pourrait comprendre pourquoi un deuxième mandat de Trump conviendrait à la Chine. Quatre années supplémentaires de dysfonctionnement de l’Amérique, de saccage de sa réputation et donc d’amélioration de l’image de la Chine semble être un scénario séduisant pour certains; par opposition à une présidence Biden qui, si ordonnée et bien menée, pourrait redorer le blason de l’Amérique, du moins en partie.

Bien que beaucoup de dégâts aient été faits, je pense qu’un nouveau président pourrait peut-être en inverser une partie, au moins. Mais quoi qu’il arrive, même si Trump n’est pas réélu, force est de constater qu’aujourd’hui, 40 % de l’électorat américain est plus enclin à soutenir quelqu’un qui se comporte comme Trump. Et ces personnes ne vont pas simplement disparaître si Biden est élu. Vous savez, la Chine est clairement consciente qu’un nombre croissant d’Américains et d’Américaines ont une opinion très négative à leur égard, mais leurs idéaux et leurs illusions sur la grandeur de l’Amérique ont disparu. Il n’y a plus cette exaltation envers le soft power américain comme autrefois et les jeunes sont moins enclins à aller étudier aux États-Unis. Ils se sentent plus forts et deviennent de plus en plus nationalistes face à des États-Unis perçus comme une puissance en déclin ! Bien que cette vision puisse possiblement être erronée, ça reste leur perception, et ce n’est pas une victoire de Joe Biden qui changera cela.

M.K. : C’est, en effet, une chose très préoccupante. Et cette dynamique fut particulièrement visible lors de cet horrible débat présidentiel d’il y a trois semaines… L’avez-vous regardé ?

Évidemment, non… Mais bien que les dirigeants chinois puissent peut-être s’accommoder de quatre ans de Trump supplémentaires, il ne faut pas se livrer à des conclusions hâtives. Je ne pense pas que les dirigeants chinois voient un quelconque avantage à ce que la première puissance économique et militaire du monde soit au bord de la crise de nerfs. Ce n’est bon pour personne. Et l’idée trop répandue que les Chinois souhaiteraient l’effondrement de l’Amérique est fausse. En définitive, je pense qu’ils recherchent une Amérique qui continue de faire les choses qu’elle fait dans certains domaines — ceux qui n’intéressent pas la Chine — mais aussi et surtout une Amérique stable et prévisible. Je pense qu’ils trouvent cette situation aussi mauvaise que nous… L’Amérique fait une dépression nerveuse et ce n’est bon pour personne.

T.G-P. : Les États-Unis et la Chine ont-ils atteint une sorte de point de non-retour ? L’Occident et la Chine sont-ils vraiment capables de se livrer une concurrence excessivement féroce dans tant de domaines tout en coopérant face à des défis mondiaux contemporains tels que le changement climatique, la paix ou la réduction de la pauvreté ? N’est-ce pas antinomique ? Le précédent de non-coopération créé par la pandémie est pour le moins effrayant…

K.B. : Il n’y a pas de point de non-retour. Je pense que l’opportunité de travailler sur le changement climatique, sur les questions de santé mondiale, et sur la croissance économique, sont tous des domaines où la coopération technique est interreliée et inévitable. Travailler sur ces enjeux, en Europe et en Amérique, en Australie et ailleurs, est primordial. Cependant, tout le monde doit regarder la conjoncture économique actuelle et réaliser à quel point la situation est catastrophique. Ce désastre se déploie sous nos yeux, dans un monde où Pékin représente un cinquième de l’économie mondiale ! Et si, comme l’annoncent tous les indicateurs, la forte croissance caractéristique de la Chine contemporaine reprend bientôt, alors cette coopération devient inévitable. Prenez l’exemple des changements climatiques : si la Chine ne fait pas partie de la solution, alors rien ne se passera. Même scénario pour le vaccin contre le Covid-19, ou pour toute autre question de santé publique. Il va sans dire toutefois que certains domaines sont étanches à cette nécessité. En termes de gouvernance et de valeurs, la collaboration entre ces deux Némésis va, dans certains contextes, malheureusement s’avérer impossible.

En termes de coopération technologique également, je pense que la Chine est devenue très forte dans certains domaines. Je veux dire, regardez leurs efforts dans le domaine de l’intelligence artificielle, leurs innovations en matière d’énergie renouvelable ou de trains à grande vitesse. Ils sont évidemment très bons dans ces secteurs, mais le contexte rend la coopération paradoxalement compliquée. Les Chinois sont encore faibles dans d’autres domaines, mais il est très difficile d’arrêter une puissance quand elle investit autant d’argent dans la recherche et le développement. La guerre commerciale menée par Trump les a peut-être ralentis, mais les Américains n’ont fait que gagner du temps.

12 octobre 2020 — Photo : La Revue du CAIUM

M.K. : Il est plutôt évident que la trajectoire économique et politique chinoise ne se conforme pas à notre vision occidentale de la modernisation. Dans cette situation, quel devrait être un modus vivendi pour nous, démocraties libérales occidentales, face à une Chine autoritaire et non-démocratique ? N’avons-nous pas d’autre choix que de laisser la Chine être la Chine ? Serions-nous prêts à accepter cela ?

K.B. : Ce n’est pas comme si nous n’avions pas essayé de changer la Chine… C’est ce que nous essayons de faire depuis 40 ans. Depuis des centaines d’années, même. J’écris un nouveau livre en ce moment et je me suis penché sur des écrits de Montesquieu et Voltaire mentionnant la Chine. Au fil de mes recherches, je n’ai pas pu m’empêcher de penser « Quand est-ce que nous, Européens, Américains ou Canadiens, avons cessé de rêver de transformer la Chine ? ». Qu’avons-nous appris en 300 ans ? Nous avons toujours eu tort là-dessus. Pourquoi ne pas simplement convenir qu’il ne nous appartient pas de décider ce que la Chine peut et ne peut pas devenir ? Tout ce que nous pouvons faire aujourd’hui, c’est reconnaître nos différences et déterminer ce que cela signifie pour nous. Comme je l’ai dit, nous pouvons encore travailler ensemble dans certains domaines où nous avons des points communs tels que le changement climatique, la santé publique ou la croissance économique, et beaucoup moins dans d’autres domaines. Nous ne partageons tout simplement pas les mêmes paradigmes en matière de multilatéralisme. Bien sûr, nous devons nous méfier de certaines actions de la Chine dans nos pays respectifs, mais nous ne pouvons pas changer la façon dont la Chine souhaite gérer ses affaires intérieures. Cela ne marchera tout simplement pas.

Je pourrais vous dire combien je pense que le Canada n’a pas besoin de la reine d’Angleterre comme cheffe de l’État et vous donner toutes sortes de bonnes idées sur la manière de diriger votre pays, mais vous répondriez probablement à cela que ce ne sont pas mes affaires, n’est-ce pas ? Et puis vous pourriez me dire à quel point le Royaume-Uni n’a pas besoin de Boris Johnson comme Premier ministre du Royaume-Uni et je serais très d’accord avec vous mais, encore une fois, que pouvez-vous faire ? Nous devrions avoir la même philosophie vis-à-vis de la Chine. Pourquoi tant vouloir dire à la Chine comment gérer ses affaires intérieures ?

M.K. : Outre la question de la confrontation de deux modèles politico-économiques différents, la Chine reste impliquée dans des pratiques commerciales déloyales. Ne devrait-elle pas faire un effort pour garantir la protection de la propriété intellectuelle et réformer sa politique de subvention de ses entreprises nationales ? La résolution de ce dossier permettrait indéniablement à la Chine et aux États-Unis de se remettre plus efficacement sur la voie de la paix. Mais la Chine est-elle prête à le faire ?

K.B. : Je pense qu’elle est prête à le faire. Et cela se concrétise petit à petit dans de nombreux domaines comme la finance, par exemple. La Chine a, par ailleurs, récemment ouvert son secteur financier et libéralisé les règles relatives à la propriété étrangère d’entreprises chinoises, comme l’explique très bien un récent article de The Economist. Cela montre que dans des secteurs où la Chine voit des avantages pour elle, elle s’ouvre. Mais en ce qui concerne les pratiques commerciales déloyales en soi, il reste encore beaucoup à faire et nous devons entreprendre de bonnes négociations, travailler collectivement [avec nos alliés] et faire de notre mieux pour obtenir ce que nous voulons dans nos relations commerciales avec la Chine. Et franchement, avec tous les problèmes économiques que le monde traverse actuellement, je pense que la Chine va probablement se libéraliser encore davantage dans de nombreux domaines. Ce n’est que du pragmatisme et c’est un combat qui vaut la peine d’être mené. Mais l’idée de la droite américaine de vouloir changer la Chine sur le plan idéologique est à mes yeux une perte de temps et nous devrions concentrer nos efforts sur un dialogue pragmatique avec la Chine sur le commerce et l’accès égal à nos marchés respectifs.

T.G-P : Parlons technologie. Quelles sont les racines de la relation de méfiance entre les États-Unis et la Chine sur la technologie chinoise 5G ? Comment comprendre les inquiétudes et les doutes de l’Occident (en particulier des États-Unis) concernant Huawei et le risque éventuel de surveillance sur leurs populations ?

K.B : Sur ce sujet, il est à mon avis possible de diviser le problème en deux axes distincts, Huawei étant considéré comme une double-menace : commerciale d’abord, sécuritaire ensuite. La menace est premièrement commerciale puisque l’entreprise est très, très prospère, bien que ce ne soit pas la raison invoquée par les États-Unis. Il est évident que la question de la sécurité est utilisée par ceux-ci pour se débarrasser d’un rival commercial potentiel. L’émergence de la Chine en tant que puissance technologique significative est donc, je pense, déjà en cours. En d’autres mots, les États-Unis au niveau international ne possèdent pas une entreprise aussi versatile technologiquement, un élément que Washington considère problématique. Je dirais donc que la question commerciale n’est pas la plus importante, mais qu’elle reste certainement un facteur indispensable à la compréhension de la situation. La menace sécuritaire, quant à elle, est plus difficile à appréhender. Huawei déclare qu’ils ne sont impliqués dans aucune forme d’espionnage, ce qui est par définition impossible à prouver. On peut donc dire que Huawei est maintenant perçue comme un acteur en matière de sécurité, mais peut-être pas dans le sens conventionnel du terme. C’est à dire que je ne pense pas vraiment que Huawei soit intéressée par les données des utilisateurs européens et américains Le problème réside finalement dans sa subordination tacite à Pékin : si le gouvernement chinois lui demandait de lui fournir certaines données (« data »), Huawei ne serait pas dans une situation où répondre « non » serait une option. Telle est la perception des Occidentaux. Je pense personnellement que c’est la raison pour laquelle cette entreprise pose problème en Amérique et en Europe : le problème ne concerne pas l’entreprise elle-même, mais plutôt son pays d’origine.

T.G-P. : Votre réponse serait-elle similaire concernant l’interdiction de certaines applications de ByteDance telles que TikTok ? Cette décision émanant essentiellement de l’administration Trump, d’après ce qui a été dit dans les médias, pensez-vous que ce genre de restrictions resteront en place si Biden remporte la présidence ?

K.B. : C’est avant tout symbolique, je ne vois pas vraiment ce que cela apporte. L’argument a toujours été le suivant : « nous n’avons pas à craindre les Chinois parce que nous avons de grandes valeurs » et « nos modèles de gouvernance peuvent palier à leur système », mais maintenant je ne sais pas où cela va nous mener. Lorsque je me suis occupé de cette question il y a dix ans, douze ans, vous savez, l’argument était que nous n’avions pas à craindre les investissements chinois parce que notre État de droit est si fort et notre sens des valeurs si puissant que nous pouvons y faire face. En clair, tant que tout est conforme à la loi, nous n’avons pas à nous inquiéter. Maintenant, tout le monde est soudainement terrifié par cette perception de la Chine, qui nous influencerait d’une certaine manière. Je ne sais pas concrètement ce que cela signifie. J’étudie la Chine depuis 25 ans et je travaille avec des collègues là-bas. Cela veut-il dire que j’adhère au Marxisme-léninisme avec des caractéristiques chinoises ? Non ! Je suis peut-être un peu aveuglé mais d’après moi, l’interdiction de TikTok ou WeChat est symptomatique d’une sorte de panique et d’une perte de confiance envers notre système libéral, ce qui ne va pas disparaître même si Biden remporte l’élection présidentielle. Pour l’instant, il semble que les gens ne se sentent pas capables de faire face à cette situation. Donc, à moins que la confiance envers notre modèle de gouvernance ne revienne, ce genre d’interdiction va proliférer.

Kerry Brown et Wen Jiabao, alors Premier Ministre de la République Populaire de Chine. 2009. Photo : Chatham House.

M.K : Dans votre livre, vous nous expliquez comment la Chine était plus « discrète » sous Hu Jintao. Comment est-ce que cela a changé depuis l’arrivée de Xi Jinping. Quelles ont été les innovations de Xi Jinping au niveau diplomatique ?

K.B : Tout d’abord, je pense que la Chine est devenue beaucoup plus confiante dans sa façon de s’adresser au monde, son économie a fortement crû et s’est bien stabilisée. Hu Jintao est arrivé au pouvoir alors que la Chine venait tout juste de rejoindre l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) et l’économie chinoise a quadruplé en taille au fil de ses dix années à la tête du Parti. Naturellement, un dirigeant ne se comportera pas de la même manière lorsque son pays fait le quart du poids économique qu’il a aujourd’hui. Xi Jinping a donc saisi les opportunités rendues possibles par le nouveau poids économique de la Chine et s’est permis une posture plus ambitieuse, plus expressive. Conséquemment, le ton de la diplomatie chinoise sous Xi Jinping est monté d’un cran.

Mais une autre chose que Xi Jinping a fait, et plutôt bien, aura été de mieux coordonner l’élaboration de la politique intérieure, et créer un message plus unifié au sein du PCC. L’unité autour de projets tels que la Belt and Road Initiative (BRI) illustre bien cela. C’est comme si la Chine disait : « Voilà à quoi ressemble un monde où nous sommes un acteur incontournable ». Un autre élément, peut-être catalysé par la pandémie, c’est que la Chine commence à parler davantage comme une puissance qui pense que les États-Unis finiront par disparaître. La Chine ne veut évidemment pas que l’Amérique s’effondre ou disparaisse. Mais outre cela, elle se dit qu’elle pourrait bien vivre avec une Amérique qui est moins sur son dos. Et ceci est un changement tout à fait récent.

T.G-P : La Chine a-t-elle vraiment des ambitions hégémoniques ? Diriez-vous que la Chine propose un modèle alternatif plutôt que supplémentaire à l’ordre libéral existant ?

K.B : J’ai l’impression que si une hégémonie chinoise voit le jour, elle ne serait pas planifiée. Ce serait plutôt causé par le comportement d’autres nations qui ferait en sorte, d’une certaine manière, que la Chine se résigne à devenir une puissance hégémonique. Elle ne le veut pas parce qu’elle n’a pas envie d’assumer les responsabilités d’une superpuissance, avoir des « états-clients » qui prennent son argent, ou bien avoir à agir comme une « police mondiale ». Pour ces raisons, je ne pense pas que la Chine ait des ambitions d’hégémonie mondiale. Je pense plutôt qu’elle veut un monde qui fonctionne mieux pour elle et elle a cette idée très distincte de domaines particuliers où elle veut plus. La Belt & Road Initiative (BRI) et la Banque Asiatique d’Investissement pour les Infrastructures (AIIB) représentent bien cela et obéissent à l’idée d’une sorte de multilatéralisme chinois. Mais je ne pense pas qu’il y ait un désir de domination mondiale. La Chine ne veut pas des responsabilités qui vont avec; c’est avant tout une puissance qui s’intéresse surtout à elle-même.

T.G-P : Vous avez mentionné la Belt and Road Initiative (BRI) et la Banque Asiatique d’Investissement pour les Infrastructures (AIIB). Pensez-vous que la Chine veut concurrencer les institutions de Bretton Woods, telles que la Banque mondiale ou le FMI ?

K.B : Je pense que la Chine veut avant tout développer des alternatives qui conviennent davantage à son modèle, sans pour autant en faire activement la promotion. Je ne pense pas que le pays souhaite que l’actuel système mondial disparaisse. Son remplacement lui serait trop coûteux. Et à mon avis, je ne pense pas que la Chine veuille se retrouver dans une telle situation. Elle sait son modèle trop difficile à transmettre vu son caractère « exceptionnel », qu’il s’agisse de son système politique, de ses antécédents culturels ou de son comportement [sur la scène internationale]. Elle semble comprendre la nécessité d’un monde bipolaire où elle peut obtenir ce qu’elle veut, sans fournir ce qu’elle ne veut pas pourvoir.

M.K : On comprend à travers votre livre que la politique étrangère chinoise est très pragmatique et repose essentiellement sur la défense de ses intérêts économiques. Les considérations idéologiques jouent-elles un rôle déterminant dans la politique étrangère de Xi Jinping ? La perception d’un système international injuste est-elle encore un facteur qui guide aujourd’hui la politique étrangère chinoise ?

K.B : Je ne crois pas que l’idéologie soit encore aussi importante pour eux. Comme je l’ai dit, je ne pense pas qu’il y ait tentative d’exporter le marxisme-léninisme avec des caractéristiques chinoises. L’idéologie du PCC est beaucoup plus nationaliste qu’elle n’est communiste. Pour eux, l’idéologie prend son sens en politique étrangère dans le fait qu’elle leur donne une raison d’être et une justification pour faire de la Chine une grande puissance. Ils considèrent cela comme une nécessité historique. Le marxisme-léninisme sert donc un peu de boussole pour indiquer les directions à prendre. Ils pensent qu’il y a une inévitabilité scientifique à ce que la Chine devienne une grande puissance. Est-ce à cause d’un sentiment d’injustice ? Eh bien, celui-ci joue certainement un rôle dans le récit moral du PCC. Les Chinois et le Parti considèrent que la renaissance de la Chine, sa résurrection et sa restauration au niveau mondial est moralement justifiée en raison de la façon dont le peuple et la nation chinoise ont souffert dans l’histoire moderne après le milieu du 19e siècle et les guerres de l’opium. Ce récit est donc moral aussi bien qu’historique.

T.G-P : Quel est votre point de vue sur le cas de Meng Wanghzou [directrice financière de Huawei, arrêtée en 2018 au Canada à la demande des États-Unis] ? Pensez-vous que ce genre d’incident diplomatique pourrait se reproduire ?

K.B : Il s’agissait effectivement d’un problème diplomatique de grande envergure. Comme vous le savez, les relations entre le Canada et la Chine ont toujours été délicates. Depuis les années 70 sous Pierre-Elliott Trudeau et même sous Stephen Harper, les relations ont toujours été difficiles. Il n’est donc pas si surprenant que cela se soit produit, et je ne peux pas imaginer que ce soit le dernier incident du genre. Dans un futur proche, je ne pense pas non plus que cela ne concernera que le Canada. Il y aura probablement d’autres incidents de ce genre entre la Chine et d’autres pays, au cours desquels la même méthode d’enlèvement réciproque de ressortissants ou ressortissantes sera utilisée. C’est en mon sens très problématique et la création de tels précédents n’augure rien de bon. C’est toutefois une pratique qui tire ses origines des années 1960, donc rien de très surprenant ici, n’est-ce pas ? Rien de nouveau sous le soleil…

Pour approfondir :

Brown, Kerry. 2018. The World According to Xi : Everything You Need to Know About the New China. London New York: I.B. Tauris.

Brown, Kerry. 2020. China. London: Polity Histories.

Courmont, Barthélémy, et Éric Mottet. 2013. « Entre multilatéralisme et nouvel hégémon: la multipolarité à la chinoise » dans Repenser la multipolarité. Géopolitique. Montréal: Septentrion.

Mahbubani, Kishore. 2020. Has China Won?: The Chinese Challenge to American Primacy. Singapore: Public Affairs.

Economy, Elizabeth C. 2018. The Third Revolution: Xi Jinping and the New Chinese State. New York, NY: OUP USA.

Hanlon, Robert J. 2017. « Thinking about the Asian Infrastructure Investment Bank: Can a China-Led Development Bank Improve Sustainability in Asia? » Asia & the Pacific Policy Studies 4 (3): 541‑54. https://doi.org/10.1002/app5.186.

Foreign Policy. 2020. « Trump Is Beijing’s Best Asset : Chinese officials want the U.S. president reelected — because he’s so weak. », 15 octobre 2019. Sect. Argument.https://foreignpolicy.com/2019/10/15/china-trump-trump2020-deal-beijing-best-asset/

Morozov, Evgeny. 2020. « Bataille géopolitique autour de la 5G ». Le Monde diplomatique. 1er octobre 2020. https://www.monde-diplomatique.fr/2020/10/MOROZOV/62292.

The Washington Post. 2020. « Opinion | Trump and Pompeo have overseen the degradation of the State Department », 15 août 2020, sect. The Post’s View. https://www.washingtonpost.com/opinions/global-opinions/trump-and-pompeo-have-overseen-the-degradation-of-the-state-department/2020/08/14/7aaa1bca-d34e-11ea-9038-af089b63ac21_story.html.

The White House. 2018. « President Donald J. Trump Is Confronting China’s Unfair Trade Policies ». 29 mai 2018.
https://www.whitehouse.gov/briefings-statements/president-donald-j-trump-confronting-chinas-unfair-trade-policies/.

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