L’internationalisation inquiétante du conflit libyen

Adam LAROUSSI
La REVUE du CAIUM
Published in
20 min readOct 1, 2020

Embourbée dans une guerre qui n’en finit plus depuis la chute du régime de Kadhafi, la Libye subit aujourd’hui l’ingérence de puissances étrangères qui exploitent ses dissensions internes pour faire avancer leur propre agenda dans la région. Retour sur l’évolution d’une crise complexe.

Un char d’assaut de miliciens proches du Gouvernement d’Union Nationale dans la périphérie de Tripoli, le 23 avril 2020. Photo : Xinhua / Rex / Shutterstock

Quatrième plus grand pays africain en termes de superficie territoriale disposant des plus grandes réserves pétrolières d’Afrique et de la huitième plus importante source d’or noir au monde [1], la Libye est frappée depuis l’intervention de l’OTAN et la chute du colonel Mouammar Kadhafi par une guerre civile particulièrement violente et persistante.

Un Etat paria aux ambitions démesurées : les prémices d’un désastre

Visée par des sanctions américaines dès 1978 et par un embargo international à partir de 1992 en vertu de la résolution 748 des Nations-Unies [2], la Libye fut jusqu’en 2003 mise au ban des nations par quatre des cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, la Chine étant la seule puissance qui s’était alors abstenue de voter des sanctions contre le pays.

Pour ne rien arranger, Kadhafi privilégia pendant longtemps une politique étrangère tournée vers le Sahel et les pays d’Afrique de l’Ouest [3] au détriment de ses relations avec les États-Unis, la Russie, la France et le Royaume-Uni, ce qui renforça sa marginalisation politique. Accusé par l’administration américaine de soutenir le terrorisme international à partir de 1979, le pays ne parvint pas à se détacher de son image peu reluisante aux yeux des grandes puissances en raison de ses ambitions en Afrique subsaharienne, dans le Sahara occidental [4] et dans la péninsule arabique [5].

Malgré la répression des cellules d’Al-Qaïda dans le pays qui s’étaient regroupées sous la bannière du GICL (Groupe Islamique Combattant en Libye), et son retrait de la liste des « États-voyous » (Rogue States) par les Etats-Unis en 2006, le régime libyen resta relativement isolé de la communauté internationale. Kadhafi parvint malgré tout à préserver des relations commerciales et économiques avec la Tunisie de Ben Ali et tenta tardivement un rapprochement politique avec la France, l’Italie et le sultanat d’Oman à la fin des années 2000. Néanmoins, ces rares attaches diplomatiques partirent en fumée lorsque débutèrent les Printemps Arabes.

La révolution libyenne : pétrole et ressentiments internes

Le Président du Conseil des ministres italien, Silvio Berlusconi, le colonel Mouammar Kadhafi et une de ses gardes féminines à Rome en juin 2009. Photo : AFP / Getty Images.

À l’origine du conflit local régnait un ressentiment tribal et régional persistant lié à une distribution jugée inégalitaire de la manne financière. Réparties en fonction des préférences politiques et personnelles du chef de l’Etat, les richesses de la Libye furent longtemps utilisées comme un levier de pouvoir et de coercition par l’ancien régime. Certains clans, tels que celui des Kadhafa de la ville de Syrte dont était issu le colonel Kadhafi, ainsi que des tribus Toubous [6] et Touaregs [7], furent favorisées par le pouvoir politique tandis que d’autres, comme les tribus de Benghazi et de l’Est libyen, furent marginalisées et relativement exclues des revenus pétroliers et gaziers de l’Etat [8].

Berceau de la révolution de 2011, la ville de Benghazi connut d’ailleurs un double affront sous le régime du colonel. D’une part, en 1969, à l’issue de son coup d’état contre la monarchie d’Idriss 1er, cette ville perdit son statut de capitale au profit de Tripoli. D’autre part, Kadhafi sévit en 2000 contre la population de Benghazi, rasant son stade sportif en réponse à des manifestations populaires contre le régime [9].

Si Benghazi fut sans doute la plus stigmatisée des villes sous le règne de Kadhafi, force est de constater que le rejet du régime était également présent dans d’autres cités. Cela explique pourquoi certaines villes, telles que Misrata, tombèrent si rapidement entre les mains des rebelles à l’issue de la révolution de 2011 [10]. Ainsi, les derniers bastions à être pris par la rébellion furent les métropoles les plus choyées par le régime : Tripoli et Syrte.

L’après 2011 : une dégradation sécuritaire inquiétante

Étant donnés ses choix en matière de politique étrangère et le ressentiment des tribus du pays, la chute de Kadhafi était prévisible. La question n’était pas de savoir si le régime allait s’effondrer mais quand il allait tomber, quel gouvernement allait le remplacer et quelle puissance étrangère allait tirer profit des immenses ressources énergétiques du pays.

Neuf ans et une intervention aérienne de l’OTAN plus tard, la situation politique est désormais plus que critique. La militarisation des tribus et des milices qui luttèrent contre Kadhafi, facilitée par la circulation généralisée d’armes et de matériel militaire et conjuguée à la chute soudaine du pouvoir central, au retour d’Al Qaïda dans le pays, à la projection de l’organisation terroriste Daesh en Afrique du Nord et au relatif désintéressement de la communauté internationale pour la transition démocratique libyenne furent des obstacles au bon fonctionnement des institutions politiques qui émergèrent sous les auspices des Nations Unies. Par conséquent, celles-ci ne purent ancrer solidement leurs prérogatives régaliennes sur le territoire national.

Circuits du commerce informel dans la région du Sahel et du Sahara. Crédit : Le Monde.

La porosité des frontières du pays avec les États du Sahara et du Sahel ainsi que l’essor des activités de contrebande et de trafic de drogues, d’armes et d’êtres humains en Libye ont considérablement accru le pouvoir des groupes armés dont les revenus proviennent essentiellement de l’économie informelle.

Après une période marquée par un morcellement territorial, les différentes milices qui se sont développées à l’issue de la révolution se sont regroupées progressivement derrière deux pouvoirs rivaux. À l’Ouest, le Gouvernement d’Union Nationale (GNA) reconnu par l’ONU est soutenu par les tribus et les milices de la capitale Tripoli et de la ville portuaire de Misrata. À l’Est, l’Armée Nationale Libyenne (LNA) dirigée par le maréchal Khalifa Haftar et reconnue par le président de la Chambre des Représentants, Aguila Salah Issa, dispose du soutien des milices et tribus de la Cyrénaïque.

Le territoire libyen : un théâtre d’affrontement mondial

Situation militaire en Libye en juin 2020. En bleu, le territoire contrôlé par le Gouvernement d’Union Nationale (GNA) ; en rouge, le territoire dirigé par l’Armée Nationale Libyenne (LNA) et la Chambre des Représentants ; et en vert, les zones délaissées sous contrôle de tribus Toubous. Crédit : Al Arabiya English.

Nonobstant leurs soutiens locaux, les deux camps sont également appuyés par des puissances étrangères rivales. La Russie et la Turquie, opposées sur ce dossier, y voient une occasion de s’installer durablement en Afrique du Nord, tandis que l’Égypte y voit un moyen d’étendre sa sphère d’influence régionale et de sécuriser sa frontière ouest [11].

L’administration Obama et le Royaume-Uni ont soutenu activement le Gouvernement d’Union Nationale en 2016 en envoyant sur le terrain des conseillers militaires et des forces spéciales tout en menant des frappes aériennes lorsque les milices pro-GNA de Misrata entreprirent de repousser Daesh de la ville de Syrte [12]. Jouant sur les deux tableaux, les Etats-Unis ont également soutenu l’Armée Nationale Libyenne dans ses opérations à l’Est du pays entre 2014 et 2017. Selon le New York Times, John Bolton, conseiller à la sécurité nationale des États-Unis sous l’administration Trump, aurait même donné son feu vert à l’opération militaire de l’Armée Nationale Libyenne visant à prendre Tripoli le 4 avril 2019 [13].

Cependant, les États-Unis rétro-pédalèrent après l’enlisement des combats et la démission de John Bolton, l’ambassade américaine en Libye réaffirmant officiellement le 25 mai 2020 son soutien au Gouvernement d’Union Nationale. Aujourd’hui, la diplomatie américaine reste relativement silencieuse sur les tensions dans la région et semblent vouloir reléguer la gestion du dossier à la Turquie, pays-membre de l’OTAN.

Rencontre entre le président du Gouvernement d’Union Nationale Fayez al-Sarraj et le président turc Recep Tayyip Erdogan, le 27 novembre 2019 à Istanbul. Photo : Mustafa Kamaci / Turkish Presidential Press Service / AFP

En effet, Ankara, présente militairement en Libye depuis fin 2019 dans le cadre d’un traité de protection militaire conclu avec le pouvoir de Tripoli, dispose du soutien des milices de Misrata, ville comportant une importante population d’origine turque en raison du passé ottoman de la Tripolitaine et des nombreux travailleurs issus de Turquie venus s’y installer sous le régime de Kadhafi [14]. Son intervention militaire en Libye vise à renforcer son influence en Méditerranée orientale et son poids politique dans la région. À la recherche de nouveaux fournisseurs, les contrats énergétiques conclus avec le Gouvernement d’Union Nationale lui permettraient également de réduire sa dépendance au pétrole irakien et russe [15].

Rencontre entre le maréchal Khalifa Haftar et le ministre russe des Affaires étrangères Sergey Lavrov, le 13 janvier 2020 à Moscou. Photo : Russian Foreign Ministry Press Service

La Russie a utilisé à son profit les tergiversations américaines quant au soutien militaire à apporter à Khalifa Haftar pour se donner l’image d’un allié indéfectible auprès du pouvoir de l’Est. Sur le terrain, Moscou a d’ores et déjà pu s’implanter militairement, d’une part au moyen de la compagnie militaire russe Wagner, accusée d’entretenir des liens fusionnels avec le Kremlin, et d’autre part grâce à son aviation présente dans les bases aériennes de l’Est libyen et de la région d’Al Joufrah, à proximité de Syrte. [16]

La France, quant à elle, voit dans le maréchal une force stabilisatrice pour la région sahélienne et saharienne, où elle est présente militairement depuis son intervention au Mali en 2012. En effet, une grande partie du trafic illégal de drogues, d’armes, de produits de contrebande et d’êtres humains finançant les groupes armés qu’elle combat au Sahel passe par la frontière libyenne, ce qui renforce les capacités de nuisance de ces organisations et entrave les opérations militaires menées par le Mali et ses alliés dans la région [17].

Flux d’armes libyennes à destination des groupes armés du Sahel et du Sahara. Crédit : Le Monde.

L’Égypte dispose d’une longue et poreuse frontière avec la Libye, ce qui rend ce pays incontournable pour assurer la stabilité du pouvoir égyptien, sujet à des troubles économiques et sociaux. Le Caire a ainsi soutenu aux côtés des États-Unis le maréchal Haftar lors de la longue campagne militaire qui l’opposa, entre 2014 et 2017, aux milices locales de Benghazi, à Al Qaïda et à Daesh dans cette ville-clef de l’Est libyen, bastion symbolique de la révolution de 2011.

L’Italie bénéficie d’accords de coopération dans la lutte contre l’immigration clandestine avec le Gouvernement d’Union Nationale, et craint par conséquent une aggravation du conflit qui pourrait annoncer une nouvelle vague de réfugiés [18].

Enfin la Grèce, plus récemment, a annoncé son soutien au pouvoir de l’Est en raison du contexte litigieux l’opposant à la Turquie sur la question de la délimitation de leurs frontières maritimes en Méditerranée orientale [19].

L’offensive surprise du maréchal Haftar sur la capitale libyenne en avril 2019 a suspendu la conférence internationale des Nations Unies, censée proposer une issue diplomatique permettant aux institutions libyennes de se réconcilier [20]. Deux motifs peuvent expliquer cette campagne militaire.

Premièrement, l’extraction et la vente des ressources pétrolières étant gérées par la National Oil Corporation, la compagnie nationale libyenne dont le siège se trouve à Tripoli et qui est la seule habilitée, en vertu de la résolution 2146 des Nations-Unies promulguée en 2014 et condamnant le trafic illégal de pétrole, à encadrer la vente de l’or noir sur les marchés internationaux, le pouvoir rival de l’Est libyen était par conséquent privé de la rente pétrolière légale [21].

Deuxièmement, la capitale Tripoli étant contrôlée par le Gouvernement d’Union Nationale, sa prise par l’Armée Nationale Libyenne aurait permis au maréchal d’accéder au statut de seul représentant du pays aux yeux de la communauté internationale [22].

Ce nouveau conflit a poussé près de 150 000 Libyen.e.s à fuir les zones de combats et les bombardements depuis le début de l’offensive [23] dans un pays de seulement 8 millions d’habitant.e.s dont près de la moitié se trouve en Tripolitaine. À ces deux camps se sont greffés un grand nombre de mercenaires étrangers, notamment syriens, soudanais, tchadiens, somaliens, yéménites et russes [24] ainsi que divers groupes armés composés d’anciens kadhafistes, de gangs locaux et d’extrémistes religieux [25].

Des violations généralisées du droit international

Impuissant face à l’internationalisation du conflit, Ghassan Salameh, ancien chargé de mission de l’ONU assigné au dossier libyen, a fustigé les ingérences étrangères dans le pays et annoncé sa démission le 2 mars 2020 [26]. De nombreuses mesures onusiennes avaient pourtant été ordonnées afin d’éviter une aggravation de la guerre civile à l’issue du renversement du régime du dictateur libyen Mouammar Kadhafi.

Ainsi, dès 2011, un embargo sur les armes avait été décrété par les Nations Unies en Libye en vertu de la résolution 1970 du Conseil de Sécurité de l’ONU. Il était depuis interdit à tout État membre de transférer des armes et du matériel de guerre vers le territoire libyen [27]. Aujourd’hui le bilan de cet embargo est décevant. Les armes ont abondé vers les deux camps et la Libye est devenu le plus grand terrain d’affrontement de drones au monde. Tandis que le Gouvernement d’Union Nationale bénéficie de l’industrie de drones turcs, l’Armée Nationale Libyenne dispose d’un grand nombre de drones chinois livrés par ses partenaires étrangers [28].

Combats entre les milices du Gouvernement d’Union Nationale et celles de l’Armée Nationale Libyenne dans le district d’al-Sawani, au sud de Tripoli le 13 juin 2020. Photo : Mahmud Turkia/AFP

Par ailleurs, la pose massive de mines anti-personnelles en Tripolitaine et à Syrte, le bombardement indiscriminé de quartiers résidentiels, d’infrastructures civiles et de centres de rétention de migrants ainsi que les enlèvements et les exécutions de civil.e.s et de prisonnier.e.s de guerres par les belligérants sont des violations manifestes des conventions de Genève et du droit de la guerre [29].

En outre, le soutien militaire et logistique offert par des puissances étrangères à des forces locales œuvrant au renversement du gouvernement de Tripoli constitue une ingérence étrangère dans les affaires de l’État libyen et une violation de la Charte des Nations Unies [30]. Par conséquent, l’envoi d’équipement militaire et d’avions russes en soutien à l’Armée Nationale Libyenne du maréchal Haftar représente une atteinte au droit international [31].

Enfin, l’accord de protection militaire conclu entre le Gouvernement d’Union Nationale et la Turquie constitue également une atteinte à la légalité onusienne puisqu’il repose sur des dispositions violant l’embargo sur les armes décrété par l’ONU dans sa résolution 1970 de 2011, du matériel de guerre et des officiers turcs étant envoyés vers le territoire libyen dans le cadre de ce traité [32]. Or les traités internationaux sont soumis aux résolutions des Nations-Unies qui ont une valeur juridiquement supérieure à ceux-ci. Cet accord militaire est par conséquent vicié en raison de ses conséquences sur une décision souveraine de l’Organisation des Nations Unies, un traité ne pouvant outrepasser les dispositions du Conseil de Sécurité [33].

Une crise institutionnelle aux fondements du conflit libyen

Si la Libye connaît à l’heure actuelle une situation de crise au regard du droit international, elle souffre également d’une crise profonde quant à sa légalité nationale. En effet, bien que le Gouvernement d’Union Nationale bénéficie de la reconnaissance des Nations Unies, son mandat n’est toutefois pas éternel. Le processus politique défendu par les accords de Skhirat de 2017 prévoyait en effet un processus de réconciliation nationale après la constitution d’un gouvernement libyen et sa validation par le Chambre des Représentants alors située dans la ville de Tobrouk. Le gouvernement n’a cependant pas été investi par les députés tel que le prévoyait la loi, consacrant ainsi une fracture durable entre l’institution législative et le pouvoir exécutif [34].

Photo du congrès international sur la Libye à Paris en avril 2018. De gauche à droite : le maréchal Khalifa Haftar, le président de la Chambre des Représentants (chambre-basse du parlement) située originellement à Tobrouk et transférée depuis avril 2019 à Benghazi, Aguila Salah Issa, le premier ministre du Gouvernement d’Union Nationale basé à Tripoli, Fayez al-Sarraj, et le président du Haut Conseil d’État (chambre-haute du parlement) proche du pouvoir de Tripoli, Khaled al-Michri. Photo : Etienne Laurent/AP/SIPA

Or, c’est précisément cette fracture qui a mené à l’aggravation du conflit libyen depuis 2017 et à l’offensive du maréchal Haftar sur Tripoli deux ans plus tard.

Si, jusqu’en 2019, le maréchal Haftar disposait d’un rapport de force qui lui était favorable et avait toutes les cartes en main pour unifier militairement la Libye, l’internationalisation du conflit libyen à laquelle il a lui aussi participé, sa décision de lancer un assaut frontal sur Tripoli, son choix de mobiliser des mercenaires russes au risque de susciter le mécontentement américain, son enlisement dans la banlieue de Tripoli, son refus de signer à Moscou en janvier 2020 un cessez-le-feu conseillé par son parrain russe qui lui aurait permis de préserver ses gains territoriaux, et enfin son échec militaire ont eu raison de sa crédibilité internationale, l’ont coupé du soutien des États-Unis et de l’OTAN [35] et l’ont rendu moins fiable aux yeux de la Russie [36].

Le sommet de Berlin du 19 janvier 2020 tenu à la suite de l’échec de la signature d’un cessez-le-feu à Moscou le 13 janvier 2020. Réunissant les délégations de onze États et de quatre organisations internationales, il n’a débouché que sur des déclarations d’intention. Photo : Sean Gallup/Getty Images.

Sa débâcle a renforcé la ligne défendue par les Nations-Unies, la Tunisie, l’Algérie et le Maroc sur la nécessité d’un règlement pacifique du conflit libyen en dehors de toute ingérence militaire étrangère [37].

Le président tunisien Kaïs Saïed a ainsi déclaré en juin 2020 que « le problème libyen ne peut être résolu que par les libyens eux-mêmes ». Il constate que ce problème « est devenu international suite à l’intervention de forces étrangères » et que « la responsabilité [de l’internationalisation du conflit] est partagée ». Kaïs Saïed rappelle que « la résolution du Conseil de sécurité […] donne une assise légale au gouvernement de Fayez al-Sarraj » mais explique néanmoins que « cette légalité internationale […] ne peut pas durer. Il faut qu’elle soit remplacée par une autre légalité qui, cette fois-ci, soit une légalité assise sur une légitimité populaire ». Enfin, il invite « les intervenants internationaux » à « donner aux Libyens les moyens de choisir leur régime politique » [38].

Une perspective de réconciliation ?

Le président tunisien Kaïs Saïed et le président algérien Abdelmadjid Tebboune affichent des points de vus concordants sur la question libyenne le 2 février 2020. Photo : Présidence tunisienne.

Après une longue et coûteuse bataille en Tripolitaine et face aux frappes aériennes turques, l’Armée Nationale Libyenne a été contrainte d’abandonner ses possessions dans la province et de reculer jusqu’à Syrte afin de s’y retrancher [39]. La signature d’un cessez-le-feu le 21 août dernier a permis d’éviter un affrontement militaire de grande envergure dans cette ville, verrou stratégique dont dépend l’accès aux importantes réserves pétrolifère du centre de la Libye [40]. La concentration massive, cet été, d’armes et de troupes par les deux pouvoirs autour de cette métropole-clé, le verrouillage de l’espace aérien par l’aviation russe, le contrôle du littoral par la marine turque, la pose massive de mines dans la campagne environnante, l’échec d’un assaut des troupes gouvernementales sur la ville début juillet et la menace d’une intervention militaire égyptienne les ont poussé à entamer des négociations [41].

En effet, confronté à cet équilibre des forces, aucun belligérant ne disposait de la certitude de vaincre. Cela les a mené à convenir d’une démilitarisation de la ville et à rouvrir des négociations diplomatiques avec l’approbation commune des parrains russes, égyptiens et turcs. Cette désescalade s’est suivie de l’annonce de futures élections démocratiques censées réconcilier les institutions libyennes, mettre à fin à la scission territoriale du pays et enterrer le conflit militaire entre les deux camps [42].

Ironiquement, l’obstination des belligérants à privilégier à tout prix la solution militaire ces deux dernières années et à ignorer les recommandations des Nations Unies les a finalement amené, face à l’aggravation du conflit, à son internationalisation démesurée et au gel de la situation militaire, à reconnaître la pertinence des résolutions de l’ONU et à accepter en fin de compte de soutenir une réconciliation diplomatique inter-libyenne.

Si certain.e.s considèrent qu’en relations internationales le droit compte peu face au rapport de force militaire, lorsque les forces s’inhibent mutuellement, il ne reste plus que le droit pour résoudre les conflits qu’elles engendrent.

Pour approfondir

[1] Organization of the Petroleum Exporting Countries (OPEC) « Annual Statistical Bulletin 2013 », 2013, pp. 22.

[2] Résolution du Conseil de Sécurité des Nations-Unies de 1992 faisant suite à l’attentat de Lockerbie de 1988 et du DC-10 d’UTA de 1989. Le premier eut lieu au-dessus de l’Ecosse et fit 270 morts tandis que le second eut lieu dans l’espace aérien nigérien et tua 170 personnes.

[3] Philippe Bernard, 3 juillet 2007, « Mouammar Kadhafi prône la création d’Etats-Unis d’Afrique », Le Monde.

https://www.lemonde.fr/afrique/article/2007/07/03/mouammar-kadhafi-prone-la-creation-d-etats-unis-d-afrique_930883_3212.html

[4] RFI, 20 octobre 2016, « Le Maroc profite du vide laissé par Kadhafi pour étendre son influence »,

https://www.rfi.fr/fr/afrique/20161020-mort-kadhafi-maroc-profite-vide-etendre-influence-libye-union-africaine/

[5] Jihâd Gillon, 26 mai 2020, « Des propos d’outre-tombe de Mouammar Kadhafi ciblent l’Arabie saoudite », Jeune Afrique,

https://www.jeuneafrique.com/987536/politique/des-propos-doutre-tombe-de-mouammar-kadhafi-ciblent-larabie-saoudite/

[6] Les Toubous sont un peuple de tribus nomades vivant dans le Sahara central et s’étendant du sud libyen au nord du Tchad et du Niger. Des tribus Toubous contrôlent actuellement les puits de pétrole de la province du Fezzan aux cotés de l’Armée Nationale Libyenne ainsi que les flux à la frontière sud de la Libye.

[7] Les Touaregs constituent une population tribale de nomades présentes en Libye, en Algérie, au Niger, au Mali, en Mauritanie et au Tchad. En Libye, les Touaregs vivent dans la province du Fezzan. A la chute du régime, des groupes armés Touaregs ont pris le contrôle du nord du Mali avec des armes lourdes abandonnées par l’armée de Kadhafi, ce qui déclencha l’intervention militaire française dans le Sahel.

[8] Luis Martinez, 2012, « Libye : les usages mafieux de la rente pétrolière », Politique africaine, no. 125, pp. 23–42,

https://www.cairn.info/revue-politique-africaine-2012-1-page-23.htm

[9] Gus Lubin, 18 juillet 2011, « An Amazing Story Of Resistance From Inside Libya’s Soccer League », Business Insider,

https://www.businessinsider.com.au/benghazi-soccer-resistance-2011-7/

[10] RFI, 12 mai 2011, « Libye : les rebelles gagnent une bataille clé à Misrata, Kadhafi réapparaît à la télé »,

https://www.rfi.fr/fr/afrique/20110512-libye-rebelles-gagnent-une-bataille-clé-misrata-kadhafi-réapparaît-télé/

[11] Arianna Poletti, 21 février 2019, « Libye : pourquoi l’Égypte d’Abdel Fattah al-Sissi soutient le maréchal Haftar », Jeune Afrique,

https://www.jeuneafrique.com/738416/politique/libye-pourquoi-legypte-dabdel-fattah-al-sissi-soutient-le-marechal-haftar/

[12] Aidan Lewis, 1er août 2016, « Libya asked for U.S. air strikes against Islamic State in Sirte -PM », Reuters,

https://fr.reuters.com/article/libya-security-idAFL8N1AI4A6/

[13] David D. Kirkpatrick, 14 avril 2020, « The White House Blessed a War in Libya, but Russia Won It », New York Times,

https://www.nytimes.com/2020/04/14/world/middleeast/libya-russia-john-bolton.html

[14] Ana Pouvreau, 13 février 2020, « Les ressorts de l’engagement de la Turquie en Libye », Fondation Méditerranéenne d’Etudes Stratégiques,

https://fmes-france.org/les-ressorts-de-lengagement-de-la-turquie-en-libye/

[15] Sarah Vernhes, 15 septembre 2020, « Libye : le pétrole au cœur des négociations », Jeune Afrique,

https://www.jeuneafrique.com/1044630/politique/libye-le-petrole-au-coeur-des-negociations/

[16] BBC, 26 mai 2020, « Les États-Unis affirment que la Russie a envoyé des chasseurs en soutien à des “mercenaires” en Libye »,

https://www.bbc.com/afrique/region-52815136/

[17] Institut Tunisien des Etudes Stratégique (ITES), 2018, rapport intitulé « Défis et enjeux sécuritaires dans l’environnement sahélo-saharien du Maghreb ».

[18] Amnesty International, 30 janvier 2020, « Libye. Le renouvellement de l’accord sur la migration confirme la complicité de l’Italie dans les actes de torture infligés aux migrant·e·s et réfugié·e·s »,

https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2020/01/libya-renewal-of-migration-deal-confirms-italys-complicity-in-torture-of-migrants-and-refugees/

[19] AFP, 22 décembre 2019, « Le chef de la diplomatie grecque chez Haftar et au Caire, contre l’accord Tripoli-Ankara », L’Express,

https://www.lexpress.fr/actualites/1/monde/le-chef-de-la-diplomatie-grecque-chez-haftar-et-au-caire-contre-l-accord-tripoli-ankara_2112373.html

[20] ONU Info, 9 avril 2019, « Libye : la Conférence nationale reportée en raison des affrontements (ONU) »,

https://news.un.org/fr/story/2019/04/1040731

[21] Jihâd Gillon, 17 avril 2019, « Libye : pourquoi le maréchal Haftar tente le coup de force », Jeune Afrique,

https://www.jeuneafrique.com/mag/762102/politique/libye-pourquoi-le-marechal-haftar-tente-le-coup-de-force/

[22] AFP, 28 décembre 2019, « Libye: le Parlement appelle à retirer sa légitimité au gouvernement à Tripoli », Ouest-France,

https://www.ouest-france.fr/economie/accords-tripoli-ankara-un-dirigeant-de-l-est-libyen-chypre-6672265

[23] United Nations Support Mission In Libya, 4 avril 2020, « One year of destructive war in Libya, UNSMIL renews calls for immediate cessation of hostilities and unity to combat Covid-19 »,

https://unsmil.unmissions.org/one-year-destructive-war-libya-unsmil-renews-calls-immediate-cessation-hostilities-and-unity-combat

[24] Martin Mateso, 31 juillet 2020, « La Libye, un nouveau terrain de chasse pour des milliers de mercenaires », Franceinfo,

https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/libye/la-libye-un-nouveau-terrain-de-chasse-pour-des-milliers-de-mercenaires_4062569.html

Luis Lema, 19 juin 2020, « Enquête. En Libye, ces mercenaires russes “qui n’existent pas” », Courrier international,

https://www.courrierinternational.com/article/enquete-en-libye-ces-mercenaires-russes-qui-nexistent-pas

RFI, 4 juillet 2020, « Des combattants yéménites dans la guerre libyenne? »,

https://www.rfi.fr/fr/afrique/20200704-combattants-y%C3%A9m%C3%A9nites-arriv%C3%A9s-en-libye-laide-la-turquie

Frédéric Bobin, 10 juin 2017, « Tchadiens ou Soudanais, ces mercenaires étrangers qui déstabilisent la Libye », Le Monde,

https://www.lemonde.fr/afrique/article/2017/06/10/tchadiens-ou-soudanais-ces-mercenaires-etrangers-qui-destabilisent-la-libye_5142013_3212.html

[25] Jihâd Gillon, 25 juillet 2018, « Libye : comment les salafistes madkhalistes s’implantent dans le pays, de Tripoli à Benghazi », Jeune Afrique,

https://www.jeuneafrique.com/605707/politique/libye-comment-les-salafistes-madkhalistes-simplantent-dans-le-pays-de-tripoli-a-benghazi/

[26] AFP, 3 mars 2020, « Libye : l’inéluctable démission de Ghassan Salamé, (ex-)envoyé spécial de l’ONU », Jeune Afrique,

https://www.jeuneafrique.com/905012/politique/libye-lineluctable-demission-de-ghassan-salame-ex-envoye-special-de-lonu/

[27] La Résolution 1979 du Conseil de Sécurité de l’ONU ordonne dès 2011 que « […] tous les États Membres doivent prendre immédiatement les mesures nécessaires pour empêcher la fourniture, la vente ou le transfert directs ou indirects à la Jamahiriya arabe libyenne, à partir de leur territoire ou à travers leur territoire ou par leurs nationaux, ou au moyen de navires ou d’aéronefs battant leur pavillon, d’armements et de matériel connexe de tous types (armes et munitions, véhicules et matériels militaires, équipements paramilitaires et pièces détachées correspondantes), ainsi que toute assistance technique ou formation, et toute aide financière ou autre en rapport avec les activités militaires ou la fourniture, l’entretien ou l’utilisation de tous armements et matériel connexe, y compris la mise à disposition de mercenaires armés venant ou non de leur territoire […] ».

[28] AFP, 30 septembre 2019, « Dans le ciel de Libye, “le plus grand théâtre de guerre de drones au monde”, selon l’ONU », Franceinfo,

https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/politique-africaine/dans-le-ciel-de-libye-le-plus-grand-theatre-de-guerre-de-drones-au-monde-selon-l-onu_3638237.html

[29] Human Right Watch, 16 mai 2020, « Libye : Des possibles crimes de guerre commis à Tripoli »,

https://www.hrw.org/fr/news/2020/06/16/libye-des-possibles-crimes-de-guerre-commis-tripoli

[30] L’article 2, alinéa 4 de la Charte des Nations-Unies dispose que « les Membres de l’Organisation s’abstiennent, dans leurs relations internationales, de recourir à la menace ou à l’emploi de la force, soit contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout État, soit de toute autre manière incompatible avec les buts des Nations Unies » tandis que l’alinéa 7 du même article soutient que « la présente Charte n’autorise [pas] les Nations Unies à intervenir dans des affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale d’un État ».

[31] AFP, 27 mai 2020, « La Russie a déployé des avions de chasse en Libye, selon les Etats-Unis », Franceinfo,

https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/libye/la-russie-a-deploye-des-avions-de-chasse-en-libye-selon-les-etats-unis_3981815.html

[32] Jihâd Gillon, 2 janvier 2020, « Intervention de la Turquie en Libye : “ Ankara et Moscou ont compris que leur intérêt commun est d’éclipser l’Occident “ », Jeune Afrique,

https://www.jeuneafrique.com/876777/politique/intervention-de-la-turquie-en-libye-ankara-et-moscou-ont-compris-que-leur-interet-commun-est-declipser-loccident/

[33] L’article 103 de la Charte des Nations-Unies soutient qu’en cas de « conflit entre les obligations des Membres des Nations Unies en vertu de la présente Charte et leurs obligations en vertu de tout autre accord international, les premières prévaudront ».

[34] Frédéric Bobin, 17 décembre 2016, « Un an après l’accord de Skhirat, la dérive de la Libye paraît inexorable », Le Monde,

https://www.lemonde.fr/idees/article/2016/12/17/un-an-apres-l-accord-de-skhirat-la-derive-de-la-libye-parait-inexorable_5050664_3232.html

[35] Jihâd Gillon, 18 juin 2020, « Crise en Libye : les dessous du réengagement américain », Jeune Afrique,

https://www.jeuneafrique.com/1002753/politique/crise-en-libye-les-dessous-du-reengagement-americain/

[36] Jihâd Gillon, 28 mai 2020, « Libye : la Russie peut-elle lâcher Khalifa Haftar pour Aguila Saleh ? », Jeune Afrique,

https://www.jeuneafrique.com/990083/politique/libye-aguilah-saleh-est-il-le-plan-b-de-moscou-pour-remplacer-haftar/

[37] Frédéric Bobin, 17 janvier 2020, « Le réveil diplomatique de l’Algérie sur le dossier de la guerre en Libye », Le Monde,

https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/01/17/le-reveil-diplomatique-d-alger-autour-de-la-libye_6026213_3212.html

[38] Marc Perelman, 23 juin 2020, « Kaïs Saïed sur France 24 : “Je n’aime pas que l’on me marche sur les pieds” », France 24,

https://www.france24.com/fr/afrique/20200623-ka%C3%AFs-sa%C3%AFed-sur-france-24-je-n-aime-pas-que-l-on-me-marche-sur-les-pieds

[39] RFI, 25 juin 2020, « Libye: la bataille de Syrte aura-t-elle lieu ? »,

https://www.rfi.fr/fr/afrique/20200625-libye-la-bataille-syrte-aura-t-elle-lieu

[40] Mathieu Galtier, 6 juin 2020, « Libye: la stratégique bataille de Syrte », RFI,

https://www.rfi.fr/fr/afrique/20200606-libye-la-strat%C3%A9gique-bataille-syrte

[41] Courrier international, 21 juillet 2020, « Escalade. L’Égypte se prépare à la guerre en Libye »,

https://www.courrierinternational.com/article/escalade-legypte-se-prepare-la-guerre-en-libye

[42] Courrier international, 21 aout 2020, « Diplomatie. En Libye, un cessez-le-feu signé et des élections promises »,

https://www.courrierinternational.com/article/diplomatie-en-libye-un-cessez-le-feu-signe-et-des-elections-promises

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Adam LAROUSSI
La REVUE du CAIUM

Doctorant en sciences politiques. Auxiliaire d’enseignement. Université de Montréal. Je m’intéresse à la géopolitique et aux enjeux stratégiques mondiaux.