L’Organisation des Nations Unies : piégée entre consensus et action

Pourquoi l’organisation n’arrive-t-elle pas à briser l’impasse ?

Adrien Perlinger
La REVUE du CAIUM
8 min readNov 6, 2018

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Une réunion du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies. Crédit photo : Wikipédia.

Depuis plusieurs années, l’Organisation des Nations Unies (ONU) a été fortement critiquée pour son inaction par rapport aux crises humanitaires graves, dont les guerres civiles syriennes et yéménites. Une telle paralysie institutionnelle a engendré une panoplie de questionnements, dont une remise en question de la capacité de l’ONU à exécuter son mandat initial, c’est-à-dire maintenir la paix et assurer la sécurité à l’échelle internationale. Étant donné ces circonstances, qui s’avèrent néfastes pour la réputation de l’organisation et la confiance qu’on lui accorde, il est impératif de se demander : « Pourquoi l’ONU se trouve-t-elle paralysée lors de crises humanitaires internationales ? ». En premier lieu, une analyse de l’enjeu signale que le processus décisionnel de l’ONU est loin d’être homogène, particulièrement en ce qui concerne le Conseil de sécurité (UNSC) et les interventions humanitaires. Il semblerait que les cinq membres permanents du UNSC ont des interprétations fondamentalement opposées du droit international et des circonstances permettant une intervention onusienne. D’autre part, le précédent libyen de 2011 semble avoir créé des divisions irréparables.

Le drapeau de l’Organisation des Nations Unies. Crédit photo: Flickr.

Avant tout, il est nécessaire de définir ce qu’est une intervention humanitaire. Pour Robert Pape, politologue et professeur à l’Université de Chicago, une intervention humanitaire constitue : « L’utilisation de la force militaire par un ou plusieurs États dans la juridiction d’un autre, sans la permission de ce dernier, afin de protéger des personnes innocentes de violence provenant de leur gouvernement » [1]. Ainsi, une intervention humanitaire qui se fait sans le consentement de l’État concerné représente une violation flagrante de sa souveraineté interne, mais se justifie supposément dans des circonstances extrêmes telles que : le génocide, le nettoyage ethnique et les crimes de guerre [2].

La souveraineté : un principe malléable

Les États favorables aux interventions humanitaires constituent un groupe important au sein de la communauté internationale. Les membres de ce groupe sont majoritairement occidentaux et fondent leur position sur l’impératif moral kantien, prétendant que tous les humains sont égaux et que nous avons des obligations naturelles et obligatoires les uns envers les autres [3]. Ils utilisent l’intervention humanitaire de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) au Kosovo comme précédent pour légitimer leur perspective et son efficacité [4]. D’autre part, en 2005, ils ont réussi, avec de grands efforts de la part de la France, à faire accepter leurs idées à l’ONU avec le principe de responsabilité de protéger (R2P)[5].

L’intervention de l’OTAN au Kosovo. Crédit photo : Archives du Département de la Défense.

La R2P codifie l’idée que la souveraineté d’un État dépend sur la capacité de son gouvernement à protéger sa population et ses droits de l’homme [6]. Or, ce principe pourrait être employé par le UNSC en cas de crise humanitaire grave. La R2P permet également l’application du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies, menant à l’utilisation immédiate de la force militaire par la communauté internationale, à condition d’obtenir l’approbation du UNSC[7]. Ainsi, dans le contexte syrien, où des centaines de milliers de civils meurent aux mains de leur gouvernement [8], de nombreux États veulent invoquer le principe de R2P pour permettre une intervention internationale. Le bloc d’États plus interventionnistes lors de crises humanitaires, représenté par les États-Unis, le Royaume-Uni et la France au UNSC, a donc un rôle non négligeable dans le processus décisionnel.

La primauté de la souveraineté

Bien que la R2P fasse l’objet d’une certaine popularité dans les milieux diplomatiques occidentaux, elle est loin de jouir d’un appui uniforme dans l’ensemble de la communauté internationale. De nombreux États s’opposent fortement à ce principe et aux interventions humanitaires. Cette position se fonde sur une lecture stricte du droit international et de la Charte des Nations Unies. Par exemple, l’article 2 (4) de la Charte des Nations Unies prohibe toute utilisation de la force entre États, peu importe le contexte [9]. L’article 2 (7) codifie également le droit des États d’exercer un contrôle exclusif sur ce qui a lieu à l’intérieur de leurs frontières. Or, le seul moyen de rendre une intervention humanitaire légale dans le droit international, même en cas de génocide, est de la faire approuver par le Conseil de sécurité [10]. Malgré l’ouverture des États-Unis, du Royaume-Uni et de la France à certaines interventions humanitaires, leurs efforts ont souvent été freinés par les deux autres membres permanents du UNSC, la Chine et la Russie. Ces derniers prônent une lecture stricte du droit international et défendent farouchement la souveraineté interne d’un État.

Vladimir Poutine et Xi Jinping, deux grands partisans de la primauté de la souveraineté. Crédit photo : Président de la Russie.

Plusieurs motifs allant au-delà du droit international justifient une telle position. Premièrement, la Chine et la Russie ont intérêt à maintenir l’étanchéité de la souveraineté interne, puisqu’ils font également recours à la répression envers certains groupes minoritaires au sein de leurs frontières [11]. Par exemple, la manière dont la Chine réprime sa minorité musulmane, les Ouïghours [12], fait déjà l’objet de critiques intransigeantes. Malgré les motivations russes et chinoises, l’opposition aux interventions humanitaires est aussi partagée par de nombreux pays en voie de développement (PVD). Plusieurs de ceux-ci, décolonisés depuis seulement quelques décennies, peuvent difficilement accepter l’ingérence d’anciennes puissances coloniales comme la France et le Royaume-Uni dans leurs affaires internes au nom de principes ambigus comme les droits de l’homme [13]. Finalement, la Chine, la Russie et les PVD partagent une même réticence voulant que les interventions humanitaires et la R2P ne soient que des excuses occidentales pour mettre en œuvre un changement de régime dans un État ennemi [14].

Le bourbier libyen

En dépit de l’opposition profonde entre ces deux positions, le Conseil de sécurité a brisé l’impasse en 2011. À la suite des déclarations violentes du Colonel Mouammar Kadhafi, chef d’État libyen, à l’égard de plus de 700 000 civils à Benghazi, l’ONU a autorisé une intervention humanitaire [15]. Celle-ci devait strictement se limiter à la protection de civils, tel que stipulé dans la doctrine de la R2P, pour que la Chine et la Russie n’exercent pas leur droit de véto. Malgré les promesses occidentales initiales, Pékin et Moscou furent horrifiés en observant que les opérations militaires, menées par l’OTAN, avaient mené au renversement du régime Kadhafi [16]. Ainsi, la plus grande peur du camp anti-interventionniste s’était réalisée : une intervention humanitaire avait mené à un changement de régime.

Avion de chasse F-16 norvégien dans le cadre de l’Opération Odyssey Dawn, en Libye, de 2011. Crédit photo : Flickr.

Les conséquences de l’épisode libyen, qu’elles aient été prévues ou non par les puissances occidentales, ont fait perdre la légitimité des interventions humanitaires aux yeux de plusieurs États, dont la Chine et la Russie. En 2012, Sergueï Lavrov, ministre des Affaires étrangères de la Russie, a publiquement affirmé que la Russie ne soutiendrait plus jamais une autre intervention humanitaire onusienne [17]. Par conséquent, les interventions humanitaires mandatées par l’ONU semblent impossibles à imaginer pour les années à suivre, peu importe la sévérité de la crise en question.

La paralysie : le statu quo

Pour conclure, la paralysie de l’ONU par rapport aux crises humanitaires actuelles repose sur bien plus qu’une administration inefficace ou un manque de ressources. Elle repose plutôt sur une lecture radicalement différente du droit international par les membres permanents du Conseil de sécurité. Cette disparité interprétative semble plus motivée par des facteurs internes et idéologiques que par le droit lui-même. Toutefois, il est impossible de nier le rôle catalyseur qu’a joué l’intervention mandatée par l’ONU en Libye. Or, les changements radicaux obtenus en 2011, sans que l’Occident le sache, se sont faits au détriment de compromis possibles en Syrie et au Yémen. C’est pourquoi ce n’est pas Moscou, Washington ou Londres, mais les populations directement affectées par les conflits, qui en sortent comme les plus grands perdants.

Bibliographie

[1] Pape, Robert A. 2012. « When Duty Calls : A Pragmatic Standard for Humanitarian Intervention », International Security 37 (no. 1) : 44.

[2] « Responsibility to protect : The lessons of Libya », The Economist, le 19 mai 2011, consulté en ligne : https://www.economist.com/international/2011/05/19/the-lessons-of-libya

[3] Pape, p. 45.

[4] Hurd, Ian. 2011. « Is Humanitarian Intervention Legal? The Rule of Law in an Incoherent World », Ethics & International Affairs 25 (no. 3) : 301.

[5] « The UN and humanitarian intervention : To protect sovereignty, or to protect lives? » The Economist, le 15 mai 2008, consulté en ligne : https://www.economist.com/international/2008/05/15/to-protect-sovereignty-or-to-protect-lives

[6] Weiss, Thomas G. 2016. « Libya, R2P and the United Nations » dans Political Rationale and International Consequences of the War in Libya, sup. Dag Henriksen et Ann Karen Larssen : 1.

[7] Bajoria, Jayshree et McMahon, Robert. « The Dilemma of Humanitarian Intervention », Council on Foreign Relations, le 12 juin 2013, consulté en ligne : https://www.cfr.org/backgrounder/dilemma-humanitarian-intervention

[8] United Nations Human Rights Office of the High Commissioner. 2017. Statement by Mr. Paul Sérgio Pinheiro, Chair of the International Commission of Inquiry on the Syrian Arab Republic. Consulté en ligne : https://www.ohchr.org/EN/NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx?NewsID=21741&LangID=E

[9] Hurd, 297.

[10] Hurd, 296.

[11] Bajoria, Jayshree et McMahon, Robert. « The Dilemma of Humanitarian Intervention », Council on Foreign Relations, le 12 juin 2013, consulté en ligne : https://www.cfr.org/backgrounder/dilemma-humanitarian-intervention

[12] « China suggests its camps for Uighurs are just vocational schools », The Economist, le 18 août 2018, consulté en ligne : https://www.economist.com/china/2018/08/18/china-suggests-its-camps-for-uighurs-are-just-vocational-schools

[13] Weiss, Thomas G. 2016. What’s Wrong with the United Nations and How to Fix It. Cambridge, UK : Polity Press : 22.

[14] Bajoria, Jayshree et McMahon, Robert. « The Dilemma of Humanitarian Intervention », Council on Foreign Relations, le 12 juin 2013, consulté en ligne : https://www.cfr.org/backgrounder/dilemma-humanitarian-intervention

[15] « Responsibility to protect : The lessons of Libya », The Economist, le 19 mai 2011, consulté en ligne : https://www.economist.com/international/2011/05/19/the-lessons-of-libya

[16] Pape, 41.

[17] Bajoria, Jayshree et McMahon, Robert. « The Dilemma of Humanitarian Intervention », Council on Foreign Relations, le 12 juin 2013, consulté en ligne : https://www.cfr.org/backgrounder/dilemma-humanitarian-intervention

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Adrien Perlinger
La REVUE du CAIUM

Étudiant de troisième année au baccalauréat en Études internationales à l’Université de Montréal.