L’ours dans la pièce : quand ignorer Moscou devient impossible

Équipe de Rédaction
La REVUE du CAIUM
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8 min readMar 18, 2017
Vladimir Poutine lors d’une rencontre avec ses ministres. Crédit Photo : Ukrainian Policy

Le texte suivant a été soumis au Comité par Raphaël Goyer-Pétrin, étudiant au Bacalauréat en Études Internationales de l’Université de Montréal.

L’année 2014 fut marquée par un brusque regain d’intérêt pour la place occupée par Moscou au sein du système international. Que ce soit pour l’organisation des Jeux Olympiques de Sotchi, un événement stimulant son rayonnement et démontrant l’étendue de ses capacités financières, ou pour l’annexion de la Crimée et l’intervention en Ukraine, un déboussolant retour à des pratiques relayées aux oubliettes sur le continent européen, il parut dès lors impossible d’ignorer sa présence. Le «retour» de la Russie fut ainsi proclamé et semble confirmé depuis par une influence internationale croissante.

Pourtant, depuis maintenant deux décennies, son inévitable déclin ne cesse d’être réitéré. Sclérosée par des lacunes systémiques (corruption endémique, dynamiques démographiques, problèmes de santé publique, autoritarisme croissant, manque de diversification économique, etc.), la Russie serait appelée à devenir une puissance tout au plus régionale, à évoluer en marge de l’ordre international libéral, voire à devenir la «petite sœur» de la Chine voisine. Face à chaque événement rappelant l’influence qu’elle conserve au sein des grands dossiers internationaux, de nombreux observateurs répètent une prévision tel un mantra : inévitablement, le mécontentement populaire, doublé d’une diminution de la puissance relative russe, aura raison d’un régime autoritaire corrompu et d’une politique étrangère désuète et inadaptée aux grands enjeux contemporains[1]. Or, observer son rôle actif en Europe de l’Est, au Moyen-Orient, en Asie centrale, voire en Amérique du Nord considérant sa récente ingérence dans le processus électoral américain permet de constater la simplicité d’une telle conception.

Le présent article vise principalement à mettre en lumière le développement de cette thèse, à exposer son opérationnalisation au sein du rapport entretenu avec Moscou en Occident et, eu égard au contexte international actuel, à constater les conséquences de cette conception prophétique.

La fin d’un empire

La dissolution de l’URSS représente à bien des égards le mythe fondateur d’un ordre libéral de portée mondiale. Guidé par des revendications démocratiques et par l’irrésistible attraction de l’économie de marché, le peuple soviétique aurait rejeté un socialisme moribond et pris son destin en main. Le discours prononcé par le président Bush le 25 décembre 1991 ne peut être plus évocateur de cette représentation :

This is a day of great hope for all Americans. Our enemies have become our partners, committed to building democratic and civil societies. They ask for our support, and we will give it to them. We will do it because as Americans we can do no less.

George H.W. Bush et Mikhail Gorbatchev en 1991, Moscou. Crédit photo : New-York Times

Pour les décideurs occidentaux, l’avenir de la Russie s’observait ainsi au travers d’une lentille téléologique. L’empire soviétique s’étant écroulé de l’intérieur, une volonté manifeste de s’engager dans un processus d’intégration au sein de l’ordre occidental avait été exprimée. À l’aide d’un soutien modéré, l’Ouest accomplirait ce que 40 ans de confrontation et un arsenal nucléaire massif n’avaient permis de faire. Or, cette lentille se montra à bien des égards déformante face à une réalité nettement plus complexe. Les années 1990 représentent, pour une majorité de la population russe, une pénible période d’insécurité politique, sociale et économique. Le soutien promis par les États-Unis prendra principalement la forme d’une «thérapie de choc» orchestrée par le FMI qui, par le biais de réformes financières, monétaires et économiques drastiques, contribueront à une dégradation de la situation économique interne. Boris Eltsine, perçu comme un chantre de la démocratie en Occident, dévoilera progressivement son penchant autoritaire et contribuera à l’enrichissement rapide d’une élite tirant son influence de son appartenance à la nomenklatura soviétique. À l’aube du XXIème siècle et de l’accession au pouvoir de Vladimir Poutine, l’asymétrie entre les discours officiels et la réalité quotidienne ne pouvait qu’être source de cynisme.

En quête d’un statut

Malgré son affaiblissement considérable après 1991, Moscou ne renonça pas aussi facilement à son statut de grande puissance que l’auraient souhaités de nombreux dirigeants occidentaux. De son point de vue, un État détenant un siège permanent au Conseil de sécurité onusien et un arsenal nucléaire considérable ne pouvait être traité comme n’importe quelle nation postsoviétique. Cette conception de soi se manifestera notamment dans les multiples complications qui caractériseront la collaboration entre la Russie et l’Union européenne.

De surcroit, la décision de conserver l’OTAN dans sa forme originelle contribuera à alimenter une méfiance croissante à l’égard des intentions réelles de la communauté atlantique. L’organisation de défense collective ayant notamment été créée pour contrer la menace soviétique, pourquoi ne laisserait-elle pas place à une organisation plus inclusive, notamment l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe? La gestion de la «maison commune européenne», maxime si chère à Mikhaïl Gorbatchev, semblait compromise par une compréhension divergente de la place que serait appelée à jouer la Russie en Europe et, plus largement, au sein du système international.

Cette dynamique connue son expression la plus flagrante en 1999. Face à l’opposition de son veto au déploiement de troupes onusiennes au Kosovo, la Russie assista à une intervention de l’OTAN non-autorisée par le Conseil de sécurité. Insistant sur le caractère sui generis de l’intervention, la communauté atlantique justifia cette dérogation à la procédure conventionnelle par l’invocation d’un devoir humanitaire impérieux. En guise de réaction, Ievgueni Primakov, président du gouvernement russe au moment des faits, ordonna que son avion se dirigeant vers Washington regagne Moscou. Pour la communauté occidentale, cette faible réaction était criante de symbolisme : la Russie était appelée à participer à l’ordre international tel un partenaire «civilisé» ou à protester en vain à ses marges. Du point de vue russe, la négation de son rôle en tant que puissance autonome fut perçue comme une douloureuse humiliation qui, chez certains, ne pouvait se reproduire. Le message en provenance de l’Ouest semblait clair : les règles du jeu pourraient désormais être appliquées de façon asymétrique.

Force d’intervention allemande à la frontière du Kosovo, 1999. Crédit photo : Nick Macdonald via Wikimedia Commons

Comprendre le traumatisme que peut représenter l’intervention atlantique au Kosovo et ses implications symboliques pour Moscou est une clé indispensable à la compréhension de la politique étrangère russe du XXIème siècle.

Le «retour»

La guerre russo-géorgienne de 2008 apparut comme une réaffirmation concrète des intérêts russes à l’international. L’année précédente, Vladimir Poutine avait, durant la Conférence de Munich sur la sécurité, vivement critiqué l’instabilité que risquait de causer une politique américaine jugée irresponsable, voire impérialiste. Sous couvert d’une rectitude morale implacable, les États-Unis se permettaient, disait-on, d’agir unilatéralement et de mettre en péril l’effectivité de principes westphaliens constituant l’architecture même du système international (égalité souveraine, non-ingérence, etc.).

La démonstration de force en Géorgie devait signaler la volonté de Moscou de répondre à cette approche, et ce tout en affirmant sa primauté au sein d’une zone d’intérêt historique. Malgré la mise en place d’une modeste politique de «reset» des relations russo-américaines par Washington, cette dernière semblait davantage motivée par une volonté d’écarter la Russie des préoccupations américaines que par une réelle tentative de régulation des rapports interétatiques.

Face à une crise économique d’envergure, un embourbement au Moyen-Orient et un regard tourné vers l’Asie-Pacifique, l’ours malade d’Europe ne constituait pas une priorité en politique étrangère. De plus, l’intervention en Géorgie représentait pour plusieurs une démonstration flagrante du potentiel excessivement limité d’une puissance frustrée et déclinante. Ayant choisi la voie de l’entêtement, le sur-engagement et l’isolement internationaux auraient ultimement raison de Moscou.

Vers un changement de paradigme ?

En ce début d’année 2017, la Russie apparait comme une puissance qui, face aux prévisions mentionnées, bénéficie d’une influence internationale considérable. Malgré l’effet incontestable des sanctions occidentales, l’intervention en Ukraine lui offre actuellement un important potentiel de marchandage sur la scène européenne tout en compromettant l’expansion de l’UE vers l’Est. L’érosion de la confiance en l’effectivité de l’article V de la Charte atlantique, quant à elle, permet à Moscou d’évaluer la crédibilité du pouvoir dissuasif de l’OTAN.

En Syrie, le régime Assad regagne progressivement le contrôle du territoire national grâce aux soutiens russe et iranien, un processus assurant à Moscou la présence d’un allié local et, plus encore, le maintien d’un équilibre au sein des rivalités régionales. L’ambivalence chronique de Washington face au dossier syrien, symbolisée par l’échec de l’épisode de la «ligne rouge», contribue également à renforcer la perception de la Russie comme acteur international résolument efficace. Sa récente ingérence dans le processus électoral américain et le développement d’un appareil de propagande médiatique de portée mondiale témoignent également d’une capacité à exploiter des méthodes non-conventionnelles. La montée de mouvements et de dirigeants populistes questionnant l’avenir de l’ordre international libéral et l’aspect missionnaire des politiques étrangères occidentales nuisent quant à elles à la capacité de l’Occident de répondre de manière concertée aux comportements russes.

Ex-président américain Barack Obama. Crédit photo : Politico Magazine

La situation économique nationale, bien que problématique, ne constitue pas un enjeu vital à court et moyen termes. Grâce à une remontée graduelle des prix du pétrole, la Russie connait actuellement un taux de croissance d’environ 1% qui, bien que précaire, défie les prévisions de contraction émises depuis 2014. Malgré une inflation galopante, les réserves de devises étrangères russes, un outil monétaire et commercial critique, restent considérables. Contrairement aux tendances observables au sein de sociétés occidentales, les difficultés économiques n’ont pas nui à la légitimité interne du régime. Bien au contraire, le président Poutine bénéficie actuellement d’un taux d’approbation supérieur à 80%.

L’annexion de la Crimée reste présentée et reçue comme l’expression nette d’une volonté de restaurer le rôle historique de la Russie en tant que grande puissance eurasienne. Les stratégies de substitution aux importations européennes viennent quant à elle répondre aux carences engendrées par les tensions commerciales. Chez plusieurs, un «made in Russia» affectant les habitudes de consommation quotidiennes suscite un regain de patriotisme.

Sans ignorer les défis considérables qui l’attendent, à commencer par son aptitude à bâtir des partenariats commerciaux et stratégiques stables, à créer un climat d’investissement favorable, à diversifier sa production et à préparer une transition de pouvoir post-Poutine, force est de constater qu’elle défait jusqu’à présent les scénarios catastrophiques. Pour le meilleur ou pour le pire, la Russie est actuellement en mesure de se positionner comme un acteur incontournable.

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En 2006, Dmitri Trenin, aujourd’hui directeur du Carnegie Center de Moscou, s’exprimait en ces termes :

In light of Russia’s new foreign policy, the West needs to calm down and take Russia for what it is: a major outside player that is neither an eternal foe nor an automatic friend. Western leaders must disabuse themselves of the notion that by preaching values one can actually plant them. Russia will continue to change, but at its own pace.

À la lueur du contexte actuel, cet avertissement semble plus pertinent que jamais. J’irais cependant, si je puis me le permettre, plus loin encore. Pour adopter une approche compréhensive à l’égard de Moscou, encore faut-il reconnaître sa présence comme une composante durable des relations interétatiques. En tenant compte de son niveau d’engagement international actuel, ignorer la présence russe dans le processus de prise de décision semble impossible. Cependant, limiter la considération envers la Russie à une réaction conjoncturelle semble insuffisant. La considération tactique se doit de laisser place à une considération stratégique. Le fait d’ignorer l’ours dans la pièce n’affecte en rien son influence, il le rend cependant hautement imprévisible.

[1] À cet égard, Zbigniew Brzezinski, conseiller à la sécurité nationale du président Carter, contribue depuis de nombreuses années à la diffusion d’une telle thèse.

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