Manifestation contre la corruption en Roumanie, le dernier pas vers la démocratie ?

Edouard Pontoizeau
La REVUE du CAIUM
Published in
5 min readFeb 16, 2017
Crédit photo : Hepta/Barcroft via The Guardian

Il est des temps où la corruption est socialement acceptée (ou du moins tolérée), d’autres temps où cette même corruption devient un trop lourd fardeau pour le développement d’un pays et creuse les écarts sociaux.

Les récentes manifestations survenues en Roumanie sont une démonstration que les sociétés civiles parviennent à se constituer librement pour former des mouvements sociaux d’ampleur nationale. Ce point positif est néanmoins largement occulté par une réalité quant aux dernières décennies d’un pays en proie à la corruption systémique de ses élites et de problèmes de développement importants. Selon Transparency International, la Roumanie est le deuxième pays ayant la note la plus basse en termes de corruption au sein de l’Union européenne devant la Bulgarie (47/100).

La Roumanie est tout d’abord un pays unique, car il s’agit du seul pays aux racines latines ayant un héritage communiste. Cet héritage est encore particulièrement amer pour nombre de Roumains. Les dernières années de Ceausescu ont fini de détruire une génération marquée par les procédés mafieux d’une police secrète agissant pour son compte et employant des moyens violents pour tuer dans l’œuf chacun des mouvements suspectés de ne pas vouloir se plier à la règle de la Securitate.

En 1989, le peuple roumain se soulève contre l’un des derniers autocrates de l’ex-Bloc soviétique et parvient à renverser Ceausescu, car il est évident que le sang qui coule ne peut longtemps se taire écrivait Aragon.

La révolution roumaine de 1989. Crédit photo : Rare Historical Photos

Durant les années 1990 et 2000, les tentatives d’européanisation des structures roumaines en même temps que la libéralisation et la démocratisation du pays laissèrent une période d’incertitude pareille à la majeure partie des pays d’Europe de l’Est. La corruption et le clientélisme normalisés entre des grandes familles oligarques étaient dans un premier temps les convulsions et symptômes d’une transition délicate vers une économie de marché et une stabilisation des institutions démocratiques. Napoléon ne disait-il pas, en bon pragmatique fonctionnaliste, que la corruption était l’huile qui permettait de faire fonctionner le moteur ? En effet, l’école fonctionnaliste chercha dès cette époque à montrer la nécessité, ou du moins la logique utilitaire de la corruption lors de périodes de transitions.

Golden et Chang décrivirent le sentiment d’immunité qui existe dans le cas de partis politiques qui se maintiennent au pouvoir pendant plusieurs décennies. Car le problème, c’est que la qualité de la démocratie (contre-pouvoir existant, séparation des pouvoirs, imputabilité, alternance, etc.) est essentielle afin que la corruption diminue ou, au contraire, s’étende à d’autres sphères politiques. Durant cette même période, le fait que la lutte se porte principalement contre le retour possible au communisme et les dérives autoritaires furent les arguments excusant dans un premier temps la corruption selon ces mêmes auteurs. Il est sûr néanmoins que certaines cliques mafieuses, parfois même issues des rangs du régime de Ceausescu, ont pris le contrôle, peu après la chute de ce dernier, de la scène politique roumaine.

Durant les années 2000, la question de l’intégration des pays de l’ex-Bloc soviétique au sein de l’Union européenne devient prédominante dans l’optique d’élargissement de la zone d’influence européenne.

Alors que la Pologne, la Hongrie et la République Tchèque parviennent à intégrer l’Union européenne en 2004 lors du traité d’Athènes, le fléau de la corruption ralentit les négociations pour l’adhésion de la Roumanie à l’Union européenne. Élections truquées, détournement des fonds des Accords de Stabilisation et d’Association européens, émigrations pour fuir la corruption et la pauvreté… autant de facteurs ayant réduit la Roumanie en état de quasi-déliquescence. Ce n’est qu’en 2007, après de nombreuses restructurations et standardisations des services publics et de l’administration roumaine, que ce pays parvient à intégrer l’Union.

Est-ce une fin d’hiver annonciatrice d’un Printemps de la corruption qui chassera en partie la grande corruption en Roumanie ?

Aujourd’hui, il est clair que la situation n’a plus rien de comparable avec la fin du siècle passé. Néanmoins, quelques grandes familles détiennent la quasi-totalité des moyens économiques et politiques, généralement en lien avec des réseaux criminels mafieux et jouant sur les très faibles salaires existant dans la fonction publique. Les écarts sociaux, la déliquescence de la majorité des services publics et les difficultés à résoudre le problème de la corruption dans toutes les sphères de la vie quotidienne se manifestent par une Roumanie à deux vitesses pareilles à la Russie postsoviétique. La classe moyenne y est faible et le niveau de pauvreté dans la majeure partie des régions y est dramatiquement élevé.

Le contexte est donc très fertile pour la formation de mouvements sociaux contre cette oligarchie. Un événement va précipiter la confrontation entre le peuple et ses « représentants ». Un décret a été adopté le 31 janvier par la majorité parlementaire (le PSD, Parti social-démocrate roumain) pour assouplir les condamnations, voire abandonner les poursuites liées aux abus de pouvoir s’il provoque un préjudice inférieur ou égal à 44 000 €. “Seara ca hotii”, ou “Le soir comme des voleurs” diront les manifestants, car cette mesure d’urgence n’était de facto pas prévue à l’ordre du jour de l’Assemblée. De plus, est-ce une coïncidence que le président du PSD (Liviu Dragnea, NDLR) soit poursuivi pour des préjudices atteignant 24 000 € ?

Crédit photo : Le Monde (lemonde.fr)

Suite à cela, entre 200 000 et 300 000 personnes sont descendues dans la rue à travers tout le pays pour dénoncer la décision du gouvernement d’assouplir la législation anticorruption.

Il est évident que ces manifestations, les plus importantes depuis la chute de Ceausescu, parviennent d’ores et déjà à ébranler la classe politique roumaine, en particulier le PSD depuis plusieurs décennies au pouvoir. Est-ce une fin d’hiver annonciatrice d’un Printemps de la corruption qui chassera en partie la grande corruption en Roumanie ? Est-ce un réveil de la société civile roumaine sur la question de l’opacité de son système, après les manifestations de la place Maïdan contre la corruption généralisée en Ukraine et la mainmise de la mafia ainsi que de la Russie sur l’échiquier politique ukrainien ?

La Roumanie est dans une phase importante de son histoire politique. Les fonds européens ayant tendance à diminuer principalement à cause de la crise économique que traverse l’Europe, le pays d’Eugène Ionesco semble dans la nécessité de profondément se réformer et questionner son bilan au sein de l’Union européenne, après exactement dix ans passés dans le groupe des vingt-huit.

Crédit photo : France info (www.franceinfo.fr)

Mes remerciements à Mihai Gheorghe Cioc pour sa collaboration.

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