Manipuler le climat, dernière chance face au réchauffement planétaire ?

Entretien-fleuve sur la géo-ingénierie avec Roland Séférian, climatologue et co-auteur du rapport spécial du GIEC sur les conséquences d’un réchauffement planétaire de 1,5°C

Alex Bigouret
La REVUE du CAIUM
22 min readMar 2, 2021

--

La Terre vue de l’espace. Crédits : Pixabay.

E n décembre 2015, 196 États se sont réunis lors de la COP21 pour s’entendre sur un objectif clair et ambitieux en vue de lutter contre les changements climatiques : celui de contenir la hausse de la température mondiale « à un niveau bien inférieur à 2°C, de préférence à 1,5°C, par rapport au niveau préindustriel ». L’Accord de Paris sur le climat, qui est le traité international découlant de cette conférence, est entré en vigueur en novembre 2016… sans pour autant mentionner comment atteindre cet objectif !

Si l’atténuation de nos émissions de gaz à effet de serre (GES) est une évidence, les solutions pour y parvenir sont plus ou moins réalistes et risquées. Parmi celles-ci, la géo-ingénierie (ou intervention climatique) semble cristalliser le débat, aussi bien scientifique que politique : certains la considèrent si dangereuse qu’elle ne devrait même pas être envisagée, alors que d’autres pensent qu’elle est l’unique solution pour endiguer le réchauffement planétaire. Essayons de démêler le vrai du faux.

Roland Séférian est climatologue au Centre National de Recherches Météorologiques (CNRM), un organisme de recherche universitaire basé à Toulouse, en France, et directement rattaché à Météo-France et au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Il est également l’un des auteurs principaux du rapport spécial du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) portant sur les conséquences d’un réchauffement planétaire de 1,5°C, publié en octobre 2018. Ses intérêts de recherche portent sur la modélisation de la biogéochimie marine ainsi que sur le cycle du carbone global et ses interactions avec le climat. Il a également développé une expertise sur les questions de géo-ingénierie en participant à la rédaction de plusieurs rapports et études prospectives sur le sujet.

Alex Bigouret : En quoi consiste la géo-ingénierie ? Existe-il plusieurs types d’intervention climatique et si oui, comment agissent-elles sur le climat ?

Roland Séférian : Globalement, on peut classer les techniques de géo-ingénierie en deux grandes familles ou catégories se situant de part et d’autre de la chaîne de conséquences entre nos émissions de GES et les impacts qu’elles ont sur notre planète.

La première famille rassemble les techniques de retrait du dioxyde de carbone (CO₂) de l’atmosphère (Carbon dioxide removal ou CDR, en anglais). Ces méthodes peuvent éliminer d’autres types d’émissions, mais l’objectif reste le même : agir de manière corrective sur nos émissions en séquestrant les GES pendant de longues périodes. On parle également de technologies d’émissions négatives, car ces techniques de retrait d’émissions de l’atmosphère compensent les émissions de GES provenant de pratiques comme la combustion des énergies fossiles. On retrouve donc dans la famille CDR des techniques comme la fertilisation¹ ou l’alcalinisation² des océans, l’injection de CO₂ dans des puits de carbone, le boisement (ou afforestation³) ou encore l’agriculture « orientée climat » (en développant notamment l’agroforesterie⁴).

Pour ce qui est de la seconde famille de techniques, on l’appelle géo-ingénierie solaire ou gestion du rayonnement solaire (Solar Radiation Management ou SRM, en anglais). Ces méthodes visent à modifier le bilan radiatif de la Terre, c’est-à-dire qu’elles ont pour but de réduire l’apport d’énergie (et donc de chaleur) que reçoit la Terre en provenance du Soleil, principalement. Ainsi, en atténuant l’entrée du rayonnement solaire dans le système planétaire, la SRM va contrecarrer les effets du changement climatique (notamment la réduction du pouvoir réfléchissant de la Terre — l’albédo — suite à la fonte de la banquise). Il est donc important d’avoir à l’esprit que la géo-ingénierie solaire peut modifier l’équilibre énergétique du système Terre et donc empêcher que la température globale n’augmente, mais qu’en aucun cas elle n’a la possibilité de réduire les émissions de GES. Cette famille regroupe des techniques telles que l’installation de réflecteurs en orbites⁵, l’injection de sels marins dans les nuages ou d’aérosols comme le soufre dans la stratosphère. Le but de cette dernière technique est de refroidir le climat comme le font les éruptions volcaniques.

Pour faire simple, la géo-ingénierie solaire agit sur les conséquences du changement climatique (la hausse des températures) alors que les techniques type CDR ont pour ambition d’en réduire les causes (les émissions de GES).

Enfin, entre ces deux familles de techniques de géo-ingénierie, on retrouve des techniques dont la catégorisation est assez compliquée puisqu’elles peuvent à la fois relever du domaine de l’adaptation et de l’atténuation. C’est le cas notamment du blanchissement des toits ou de la végétalisation urbaine. Toutefois, si ces méthodes ont un effet local avéré (comme on peut le remarquer en Andalousie), leur pertinence et leur efficacité à l’échelle globale restent faibles, voire inexistantes quand on les compare à la géo-ingénierie solaire ou aux techniques de CDR.

Principales techniques de géo-ingénierie du climat. Crédits : RÉAGIR

A.B. : Quel est l’intérêt de ces technologies dans un contexte de lutte contre les changements climatiques ? Est-ce qu’il serait théoriquement possible de maintenir nos modes de vie actuels tout en maintenant le monde à un réchauffement de 1,5°C en utilisant la géo-ingénierie ?

R.S. : Tout d’abord, l’Accord de Paris sur le climat définit une fourchette de température plutôt qu’un objectif précis d’1,5°C. L’objectif est de limiter le réchauffement planétaire à un niveau nettement inférieur à 2°C, tout en poursuivant les efforts pour le limiter à 1,5°C afin d’éviter autant que possible les conséquences dangereuses du changement climatique. Il ne faut cependant pas se leurrer, entre 1,5 et 2°C, il y a une forte gradation des impacts.

Après, concrètement, l’utilisation de la géo-ingénierie est implicite à la manière dont les scénarios ou les trajectoires compatibles vont être utilisés pour modéliser les tendances à venir. Je m’explique. Dans le rapport spécial du GIEC sur les conséquences d’un réchauffement planétaire de 1,5°C sorti en 2018, les modèles macro-économiques qui prédisent les trajectoires d’émissions compatibles avec l’Accord de Paris nous offrent deux solutions pour les respecter. Soit un abattement drastique de nos émissions de GES (environ 40% entre 2010 et 2030), soit une action retardée avec un pari sur l’utilisation des techniques type CDR.

En effet, dans les modèles macro-économiques du GIEC, les techniques de retrait de CO₂ sont prises en compte, mais sont couplées à une technologie d’approvisionnement en énergie, appelée BECCS (Bio-energy with carbon capture and storage ou bioénergie avec captage et stockage de dioxyde de carbone). Ce n’est rien de compliqué : on extrait de l’énergie de la biomasse produite par les arbres ou les cultures (colza, miscanthus) tout en captant et stockant le carbone émis lors du processus. L’énergie extraite peut ensuite être vendue comme biocarburant (comme l’éthanol). Ces techniques sont très en vogue dans les scénarios du GIEC parce qu’elles permettent de régler, en même temps, un problème énergétique (l’approvisionnement en carburant ou en énergie) et un problème environnemental. Toutefois, les techniques type BECCS, et même CDR, sont actuellement toujours sur le banc d’essai, on commence à peine à évaluer les conséquences potentielles de l’utilisation des technologies de capture et séquestration de CO₂, sans compter le coût élevé de leur déploiement. On est donc loin d’un déploiement à l’échelle globale.

Pour ce qui est de la SRM, les modèles macro-économiques du GIEC ne prennent pas en compte cette technologie, car, bien qu’accessible d’un point de vue financier et technologique et particulièrement efficace, les conséquences liées à son utilisation sont potentiellement dévastatrices. Il est important d’avoir à l’esprit que l’objectif de réduction des températures — le seul critère pris en compte dans les accords internationaux depuis Kyoto — est très facilement atteignable avec la SRM. Un seul pays aurait les moyens de la développer. Quand on compare les chiffres, on comprend rapidement pourquoi : des auteurs estiment le coût annuel des quinze premières années de déploiement de la géo-ingénierie solaire à 2,25 milliards de dollars… à titre d’exemple, les coûts associés au Camp Fire de novembre 2018 en Californie ont été estimés à 16,5 milliards de dollars ! Ironiquement, le danger avec la SRM, dont on ne connaît pas toutes les conséquences néfastes liées à son utilisation, c’est qu’elle soit trop facilement accessible aux États et qu’elle nous permettrait ainsi de maintenir nos modes de vie sans pour autant être affectés par les impacts dangereux du changement climatique.

Projections sur l’augmentation des températures et des précipitations par rapport à la période préindustrielle. Modélisations fin de siècle sans (a) et avec (b) géo-ingénierie solaire permettant de maintenir une hausse à 1,5°C. (c) couvre la période 2019–2038 et sert ici de comparaison. Crédits : The Royal Society Publishing

A.B. : Comme vous l’avez mentionné précédemment, que ce soit dans son cinquième rapport publié en 2014 ou dans son rapport spécial de 2018 dont vous avez été l’un des co-auteurs, le GIEC indique dans la majorité de ses scénarios permettant de maintenir les températures en dessous du seuil de 2°C, le déploiement à grande échelle dès 2050 de technologies d’ingénierie climatique (les BECCS, principalement). De plus, aucun scénario n’offre la possibilité de rester en dessous de 1,5°C d’augmentation sans le recours à cette technologie. Bien que le GIEC les présente comme des incontournables, les techniques de retrait de GES de l’atmosphère sont-elles sans risque pour l’Homme, le climat et la biodiversité ? Et pour ce qui est de la géo-ingénierie solaire, quels sont les risques associés ? Enfin, où en sont les recherches scientifiques sur cette question du risque ?

R.S. : La question des risques liés à la géo-ingénierie est aujourd’hui très débattue. Actuellement, pour évaluer les risques et impacts potentiels du changement climatique, on se base sur des simulations et des observations. Ces observations témoignent d’un réchauffement planétaire, d’une acidification et d’une désoxygénation des océans, d’une réduction de la banquise, d’une perte non négligeable de la biodiversité ou encore d’une multiplication des aléas climatiques (sécheresses, tornades ou tempêtes).

Pour ce qui est de la géo-ingénierie, on est dans un monde pseudo-virtuel : on sait que si on retarde la baisse de nos émissions, et même si on décide de les réduire aujourd’hui, on va vivre dans les prochaines décennies dans un monde pour lequel nous n’avons aucun analogue.

Dans un contexte de maintien de la température à 1,5°C, où les techniques de retrait de GES de l’atmosphère seraient l’unique solution pour respecter cette hausse du réchauffement, le risque principal serait que leur déploiement transgresse les limites géophysiques de la Terre : les besoins en terre ou en eau associés à leur utilisation massive pourraient être disproportionnés, voire empiéter sur les besoins humains ou animaliers. On ne peut cependant pas quantifier ni évaluer de manière fiable ces risques pour le moment par manque d’observation. Dans les modèles macro-économiques du GIEC, si l’utilisation des technologies type CDR ou BECCS sont prises en compte dans les scénarios de réductions d’émissions de GES, à aucun moment les conséquences potentiellement néfastes de leur utilisation à grande échelle ne le sont.

Pour ce qui est des risques associés à l’utilisation de la géo-ingénierie solaire, c’est encore pire. Si elle est connue depuis plus longtemps et qu’on étudie ses risques depuis Paul Crutzen [météorologue et prix Nobel de chimie en 1995], le seul analogue climatique à la SRM dont on dispose sont les éruptions volcaniques… et personne n’est sans savoir que ces dernières ne sont pas sans conséquence ! Autre exemple : si l’injection de sels marins dans les nuages a pour objectif d’en augmenter l’albédo et d’ainsi réfléchir le rayonnement solaire, le sel, alors présent dans l’eau de pluie, va se transformer en véritable poison pour la végétation une fois déposé sur les surfaces continentales. De plus, l’utilisation de la géo-ingénierie solaire pourrait avoir des effets sur les précipitations, notamment des sécheresses estivales localisées dans l’hémisphère Nord. Les incidences sur l’agriculture seraient donc nombreuses.

En imaginant un arrêt de l’utilisation de la géo-ingénierie solaire à la cinquantième année, les températures des modélisations avec SRM (courbes sans pointillés) rattrapent rapidement les températures des modélisations sans utilisation de SRM (courbes en pointillés). Crédits : JGR Atmopsheres

Mais le risque le plus important lié à la géo-ingénierie est très probablement le suivant : comme elle n’agit pas sur la cause (les émissions de GES), l’arrêt de son utilisation, ne serait-ce qu’occasionnel, entraînerait un retour rapide et démultiplié du réchauffement [on parle de rattrapage climatique]. En seulement quelques années, on rattraperait le réchauffement que l’utilisation de la géo-ingénierie nous aurait épargné. Une augmentation aussi drastique en un court laps de temps serait très certainement plus dévastatrice que si elle avait été graduée dans le temps, sans utilisation de géo-ingénierie solaire. La géo-ingénierie solaire est une solution, mais potentiellement un gros risque. Mais ne rien faire, c’est aussi un énorme risque.

A.B. : Pour revenir sur le développement de la géo-ingénierie : existe-t-il, à l’heure actuelle, dans le monde une exploitation commerciale de ces technologies ou sont-elles encore en phase de démonstration, voire d’élaboration ? Quelles sont les principales entreprises qui s’y intéressent ?

R.S. : Plusieurs entreprises pétrolières commencent à s’intéresser aux technologies de retrait de CO₂ de l’atmosphère. Cela s’explique simplement par le fait qu’elles disposent des puits de carbone : après avoir passé plus de 150 ans à extraire le pétrole du réservoir géologique pour que nous le consommions dans l’atmosphère, les producteurs de pétrole espèrent capter ce CO₂, désormais dans l’atmosphère, et l’enfouir dans le sous-sol. Après, il n’y a pas que ces entreprises qui s’y intéressent. D’autres parient sur l’utilisation future du CO₂. C’est d’ailleurs le cas d’une équipe de chercheurs de l’Université de Waterloo, en Ontario, qui a publié un article dans Nature Energy en 2019 dans lequel ils expliquent avoir mis au point une « feuille artificielle » qui reproduirait le principe de la photosynthèse, permettant de convertir à un faible coût le CO₂ en carburant, comme le méthanol. On peut espérer que des découvertes comme celle-ci aideront à atteindre un point de bascule, celui où le CO₂ va passer de simple substance de rejet à objet de valeur. En devenant monnayable, le CO₂ sera recherché par les agents économiques.

A.B. : Du côté public, quels sont les États qui se sont investis le plus activement dans la recherche et le développement de ces technologies d’intervention climatique ?

R.S. : L’organisation ETC Group, basée au Québec et qui s’apparente à un lobby opposé à la géo-ingénierie, recense tous les projets de géo-ingénierie actuellement en développement dans le monde. Ils ont tendance à regrouper sous le terme de « géo-ingénierie » des techniques qui n’en sont pas. C’est le cas, entre autres, des dispositifs industriels de captage et stockage du carbone (CCS) ou captage et utilisation du carbone (CCU), qui ont pour objectif d’empêcher l’arrivée dans l’atmosphère de nouvelles particules de CO₂ plutôt que de séquestrer le CO₂ déjà présent dans l’air. Ces dispositifs ne relèvent donc pas de la géo-ingénierie.

Néanmoins, la carte sur laquelle ils recensent les projets passés et présents (pour la plupart majoritairement financés par des fonds publics), donne une bonne indication du niveau d’investissement des États dans les techniques d’intervention climatique. On remarque que beaucoup d’États ont investi ces questions depuis longtemps : autant aux États-Unis qu’en Chine, en Europe, au Canada et même au Québec. Ce sont des projets qui sont mis en dormance actuellement, car beaucoup ne sont pas rentables économiquement, mais aussi et surtout parce qu’ils sont très subversifs du point de vue de l’acceptabilité sociale.

Cartographie des expérimentations en géo-ingénierie, passées et présentes, en Amérique du Nord. Crédits : ETC Group

A.B. : Malgré les risques potentiellement dévastateurs liés à la géo-ingénierie, il n’existe actuellement aucune gouvernance internationale permettant d’encadrer son utilisation dans le cadre de la lutte contre les changements climatiques, bien que la Convention ENMOD proscrive depuis 1977 l’utilisation de cette technologie à des fins militaires. Certains auteurs parlent alors de « gouvernance par défaut », où chaque État adopte une attitude attentiste, autorisant la recherche sans pour autant s’avancer sur un potentiel déploiement. Considérez-vous qu’il existe une urgence quant à l’encadrement international de la géo-ingénierie ? Si oui, quels devraient être les priorités à établir en matière de recherche et développement pour assurer la sécurité de toutes et tous ?

R.S. : Nous disposons déjà des structures d’encadrement nécessaires : le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) et la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC). Ce sont deux organisations onusiennes qui suivent l’évolution du changement climatique, qui assistent les pays dans la mise en œuvre de leurs politiques environnementales et qui encadrent les négociations internationales sur le climat. La géo-ingénierie telle qu’elle a été pensée originellement était destinée à être déployée dans un contexte de lutte contre les changements climatiques ; et si elle devait être utilisée un jour, ce serait dans cet objectif-là. En cas de déploiement, l’ONU et ses organisations affiliées devront faire office de tutelle et suivre toute évolution sur le sujet.

Si ces enjeux de déploiement potentiel et d’encadrement international sont importants, en tant que scientifique, c’est surtout le caractère scientifique des solutions qui m’intéresse ; mais je ne dis pas que travailler sur les solutions, c’est la solution. Tant que nous n’avons pas trouvé de solution alternative crédible permettant une vraie décroissance de nos émissions de GES, on ne peut pas balayer d’un revers de la main la géo-ingénierie comme solution hypothétique à nos problèmes climatiques.

Parce que si on exclut totalement la géo-ingénierie, que va-t-il se passer ? En 2100, on va atteindre 3°C de réchauffement ? En 2150, 4°C ? Et en 2200, 5°C ? Que ce soit au XXIème ou même au XXIIème siècle, le déploiement ou non de la géo-ingénierie est une question qui va se poser à un moment. Comme c’est un débat crucial que nous aurons, il est primordial que nous soyons préparés pour faire un choix raisonné et éclairé.

La question indirecte qui se pose actuellement ce n’est pas s’il existe ou non des organisations qui pourraient encadrer la recherche et le développement de la géo-ingénierie — ces dernières sont bien présentes — mais plutôt, est-ce que ces organes assurent un contrôle et un encadrement ? Très probablement que non. La priorité se trouve donc ici.

A.B. : Ces questions d’encadrement renvoient d’ailleurs directement à la Conférence mondiale sur la biodiversité de Nagoya (COP 10), en octobre 2010. Lors de cet évènement, les États s’étaient de facto imposés un moratoire interdisant tout projet de géo-ingénierie qui pourrait affecter la biodiversité tant qu’il n’y aurait pas de base scientifique adéquate qui justifierait ces activités et qui prendrait en compte les risques qui y sont associés. Si je comprends bien, dix ans plus tard, nous ne savons pas si les États ont respecté ce qu’ils s’étaient fixé au Japon ?

R.S. : Effectivement, il nous est impossible de savoir si le moratoire de Nagoya a été respecté par les États qui s’y étaient engagés. Si le moratoire autorise les recherches scientifiques à petite échelle, qu’est-ce qui nous prouve que des nations, sous couvert d’expérimentation scientifique, ne mènent pas d’expériences de géo-ingénierie en conditions réelles, en dehors des laboratoires et des centres de recherche ? Absolument rien.

C’est d’ailleurs en raison de cette absence d’encadrement strict qu’au Canada, en 2012, une controverse est née suite à l’utilisation, à des fins commerciales, d’une technique de géo-ingénierie. Un entrepreneur américain, Russ George, avait dupé une communauté autochtone du nord-ouest de la Colombie-Britannique [archipel Haida Gwaii] en vendant au conseil du village d’Old Masset un projet de restauration des populations de saumons en fertilisant l’Océan Pacifique, au large des côtes de l’archipel. La communauté autochtone, consciente de la raréfaction du saumon dans la région, avait finalement emprunté deux millions de dollars pour financer le projet. L’objectif de Russ George était cependant tout autre. En enrichissant l’océan en fer, il espérait favoriser la croissance du phytoplancton, qui par la photosynthèse absorberait le CO₂ présent dans l’atmosphère. L’entrepreneur comptait alors vendre des crédits sur le marché du carbone pour s’enrichir. Il n’avait pas non plus informé la communauté autochtone qu’un tel projet comportait d’importants risques environnementaux — notamment sur les écosystèmes marins.

Finalement, cent tonnes de sulfate de fer ont été discrètement déversées au large de la Colombie-Britannique, violant ainsi deux traités internationaux ratifiés par le Canada [la Convention sur la diversité biologique de 1992 et la Convention de Londres sur le déversement de rebuts dans la mer de 1972]. La fertilisation océanique étant illégale, l’entrepreneur ne reçut jamais ses crédits carbone.

Outre l’absence de preuves tangibles relatives à la séquestration du carbone par la fertilisation de l’océan, cette histoire soulève de gros doutes quant à l’encadrement de la géo-ingénierie. Dans ce cas précis, c’est l’ETC Group qui avait alerté le journal britannique The Guardian pour diffuser l’affaire dans les médias, mais rien ne nous garantit que tous les projets de géo-ingénierie sont connus et recensés, que ce soit par les militants anti-géo-ingénierie ou les autorités. Plus grave encore, le gouvernement canadien semblait même être au courant du projet [des membres de l’administration auraient rencontré l’entrepreneur à ce propos], sans pour autant avoir été suffisamment vigilant.

Entrevue virtuelle, 8 février 2021. Photo personnelle

A.B. : Une question d’éthique maintenant. Le professeur de philosophie à l’Université de Washington, Stephen Gardiner, considère que la géo-ingénierie solaire (SRM) pose un problème moral. Pour lui, l’argument — qu’il regroupe sous l’appellation « Arming the future » (AFA) — consistant à privilégier la recherche en géo-ingénierie solaire aujourd’hui pour être prêt à l’utiliser quand l’impact des changements climatiques sera dévastateur demain est un raisonnement catastrophiste qui n’aurait qu’une conséquence : justifier dès maintenant l’utilisation future d’une technologie qui peut s’avérer risquée, alors que d’autres solutions, viables et sécuritaires, existent déjà. Est-ce qu’au final, le simple fait d’en parler, ce n’est pas nous détourner de notre obligation de réduire nos émissions de GES ?

R.S. : C’est une question qui revient souvent. Si je schématise à l’extrême, le raisonnement de M. Gardiner revient à se demander : « est-ce que le simple fait d’étudier la géo-ingénierie solaire, ce n’est pas lui conférer un vrai statut de science et lui accorder du crédit ? Et est-ce qu’accorder du crédit à ce genre de techniques, ce n’est pas contribuer à créer un immense danger, compte tenu des risques qui y sont associés ? ».

En partant de ce raisonnement, c’est tout aussi dangereux d’établir des trajectoires et des scénarios extrêmes comme le fait le GIEC. Avec ces scénarios à +3°C, +4°C ou +5°C, on envoie un message clair aux décideurs politiques : nous ne serons pas tous uniformément touchés par les impacts dangereux du changement climatique. Si certaines régions du monde seraient bouleversées dans un monde à fort réchauffement, d’autres pourraient en tirer des opportunités. Par exemple, certaines régions de la Sibérie ou du Grand Nord canadien sont aujourd’hui sous la glace, inhabitées et inexploitables. Demain, quand elles ne seront plus englacées, ces territoires représenteront de réelles opportunités économiques pour des États comme le Canada et la Russie. D’un autre côté, les régions situées près de l’Équateur terrestre risquent de devenir rapidement inhabitables en raison des sécheresses répétées, ce qui pourrait entraîner de gros mouvements de populations et des conflits. Dans un monde à +4°C, les gagnants et les perdants ne seront pas nécessairement les mêmes que dans un monde où la géo-ingénierie solaire serait déployée à l’échelle globale. Personnellement, je ne pense pas qu’étudier la géo-ingénierie solaire constitue un plus gros problème moral que modéliser et se projeter dans un monde à fort réchauffement.

Néanmoins, ce que l’argument de Stephen Gardiner soulève, et c’est très intéressant, c’est la question de l’hybris : est-ce que nous ne sommes pas en train d’agir de manière déraisonnable d’un point de vue sociétal en décidant d’étudier la géo-ingénierie solaire ? Mais concrètement, qu’est-ce qui n’est pas déraisonnable avec la trajectoire d’émission et de réchauffement sur laquelle nous sommes aujourd’hui ? Je pense que dans la mesure où nous n’avons pas de réponses claires sur la tendance à venir, il ne faut pas se priver d’étudier les risques et les dangers potentiels liés à l’utilisation de ces techniques. Nous avons besoin de savoir tout ce que leur utilisation implique afin d’évaluer si les impacts liés à l’utilisation de la géo-ingénierie seront pires que ceux d’un réchauffement planétaire. C’est une évaluation des coûts et des bénéfices de chacune des options qu’il faut faire. Il ne faut cependant pas que le remède soit pire que le mal.

Finalement, l’important à retenir c’est que notre réflexion collective n’est pas à un même degré de maturité quand il s’agit de géo-ingénierie ou de décroissance de nos émissions de GES. Compte tenu de nos connaissances relatives au changement climatique et à l’importance de réduire nos émissions de GES, cette solution ne fait plus partie du domaine de la science, tout est formellement attesté. C’est désormais à la société et au politique de débattre et de décider, si oui ou non, nous allons atténuer nos émissions de GES. Pour la géo-ingénierie, nous sommes encore dans le domaine de l’expérimentation et de l’acquisition de connaissances. La réflexion sociétale sur ce sujet devrait attendre que nos connaissances soient suffisamment robustes — même si nous disposons de plusieurs éléments qui tendraient à proscrire l’utilisation de la géo-ingénierie solaire. Mais le débat n’est pas aussi simple que ça.

A.B. : Enfin, on sait qu’il faudrait, à l’échelle planétaire, réduire nos émissions de GES de 7,6% par an entre 2020 et 2030 pour respecter les 1,5°C de réchauffement en 2100, comme le préconise l’Accord de Paris. Selon vous, la géo-ingénierie a-t-elle un rôle à jouer ? Sinon, que préconisez-vous pour réduire nos émissions et atteindre les objectifs de l’Accord de Paris ? Quelle devrait-être la hauteur de nos efforts ?

R.S. : On voit avec la pandémie de COVID-19 qui sévit depuis un an et toutes les mesures sanitaires mises en place pour l’endiguer (confinement, couvre-feu, restriction des déplacements), que les émissions de GES, à l’échelle mondiale, ont subi une baisse record de 7%. C’est une très bonne chose, mais je pense que personne ne veut rester dix années de plus dans cette situation. Si la fourchette de température décidée à Paris en 2015 [1,5°C à 2°C d’ici 2100] est un objectif clair et non négociable avec lequel on ne peut pas transgresser, alors la probabilité de déployer les technologies nécessaires pour respecter cette trajectoire d’1,5°C-2°C est considérable.

Notes explicatives :

¹ Fertilisation des océans : cette technique repose sur l’idée que l’ajout de fer dans des zones océaniques pauvres en fer mais riches d’autres nutriments accélérerait la production de phytoplancton, un organisme absorbant du CO₂.

² Alcalinisation des océans : technique consistant à modifier le pH de l’eau de mer par l’ajout de chaux préalablement formée à partir de calcaire porté à haute température, dans l’objectif de maximiser l’absorption océanique du CO₂ atmosphérique.

³ Afforestation (ou boisement) : les arbres disposant de la capacité à séquestrer le CO₂ au cours de leur croissance, l’afforestation est l’action de boiser des surfaces qui n’ont pas été boisées par le passé. En augmentant les surfaces boisées, on compte capter et stocker du CO₂ de façon croissante. L’afforestation se différencie donc de la reforestation (ou reboisement) qui concerne la plantation d’arbres sur des surfaces qui ont été boisées dans le passé.

Agroforesterie : mode d’exploitation des surfaces agricoles qui associe les arbres avec l’élevage ou les cultures. Cette technique permet une meilleure protection des sols.

Réflecteurs orbitaux : ce sont des structures réfléchissantes — qui pourraient être semblables à des panneaux solaires de satellites — localisées à très haute altitude qui permettraient, en théorie, de diminuer la quantité de lumière solaire incidente sur la Terre en la renvoyant dans l’espace (comme un miroir).

Pour approfondir

Benoit, Marine. 2019. « Des chercheurs ont trouvé comment transformer à grande échelle le CO2 en carburant liquide ». Sciences et Avenir, 5 novembre 2019. https://www.sciencesetavenir.fr/fondamental/materiaux/des-chercheurs-ont-trouve-comment-transformer-a-grande-echelle-le-co2-en-carburant-liquide_138826.

Boucher, Olivier, Benoit de Guillebon, Luc Abbadie, Pierre Barré, Slimane Bekki, Bernadette Bensaude-Vincent, Stéphane Blain, et al. 2014. « Atelier de Réflexion Prospective REAGIR — Réflexion systémique sur les enjeux et méthodes de la géo‐ingénierie de l’environnement — Rapport final ». Agence nationale de la recherche. https://anr.fr/fileadmin/documents/2016/Rapport-final-ARP-REAGIR-mai-2014.pdf.

Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC). 2019. « Communiqué de presse extérieur — Il faut réduire les émissions mondiales de 7,6 % par an au cours de la prochaine décennie pour atteindre l’objectif de 1,5°C fixé à Paris ». Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC). 26 novembre 2019. https://unfccc.int/fr/news/il-faut-reduire-les-emissions-mondiales-de-76-par-an-au-cours-de-la-prochaine-decennie-pour.

Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC). s. d. « L’Accord de Paris ». Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC). Consulté le 22 février 2021. https://unfccc.int/fr/processus-et-reunions/l-accord-de-paris/l-accord-de-paris.

ETC Groupe. s. d. « Geoengineering Map ». ETC Group. Consulté le 21 février 2021. https://map.geoengineeringmonitor.org/.

Foucart, Stéphane. 2017. « La géo-ingénierie, un pari inventif… et risqué », 12 décembre 2017, Le Monde édition. https://www.lemonde.fr/climat/article/2017/12/12/la-geo-ingenierie-un-pari-inventif-et-risque_5228551_1652612.html.

Fujioka, Chisa. 2010. « U.N. urged to freeze climate geo-engineering projects ». Reuters, 21 octobre 2010. https://www.reuters.com/article/us-geoengineering-idUSTRE69K18320101021.

Gardiner, Stephen M. 2010. « Is “Arming the Future’’ with Geoengineering Really the Lesser Evil? Some Doubts about the Ethics of Intentionnaly Manipulating the Climate System », 19.

Gravel, Pauline. 2012. « Des tonnes de sulfate de fer déversées dans le Pacifique ». Le Devoir, 20 octobre 2012. https://www.ledevoir.com/societe/science/361949/des-tonnes-de-sulfate-de-fer-deversees-dans-le-pacifique.

Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). 2014. « Changement climatique 2013. Les éléments scientifiques ». Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). 2 novembre 2014. https://www.ipcc.ch/site/assets/uploads/2018/02/WG1AR5_all_final.pdf.

Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). 2018. « Réchauffement planétaire de 1,5°C ». Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). 8 octobre 2018. https://www.ipcc.ch/site/assets/uploads/sites/2/2019/06/SR15_Full_Report_Low_Res.pdf.

Jinnah, Sikina. 2018. « Why Govern Climate Engineering? A Preliminary Framework for Demand-Based Governance ». International Studies Review 20 (2) : 272‑82. https://doi.org/10.1093/isr/viy022.

Jones, Andy, Jim M. Haywood, Kari Alterskjær, Olivier Boucher, Jason N. S. Cole, Charles L. Curry, Peter J. Irvine, et al. 2013. « The impact of abrupt suspension of solar radiation management (termination effect) in experiment G2 of the Geoengineering Model Intercomparison Project (GeoMIP) ». Journal of Geophysical Research: Atmospheres 118 (17) : 9743‑52. https://doi.org/10.1002/jgrd.50762.

Le Monde. 2020. « Avec la crise du Covid-19, baisse record de 7 % des émissions de dioxyde de carbone en 2020 », 11 décembre 2020. https://www.lemonde.fr/climat/article/2020/12/11/baisse-record-de-7-des-emissions-de-co2-en-2020-liee-au-covid-19_6062971_1652612.html.

MacMartin, Douglas G., Katharine L. Ricke, et David W. Keith. 2018. « Solar geoengineering as part of an overall strategy for meeting the 1.5°C Paris target ». Philosophical Transactions of the Royal Society A: Mathematical, Physical and Engineering Sciences 376 (2119) : 20160454. https://doi.org/10.1098/rsta.2016.0454.

Organisation des Nations Unies (ONU). 1976. « Convention sur l’interdiction d’utiliser des techniques de modification de l’environnement à des fins militaires ou toutes autres fins hostiles ». Organisation des Nations Unies (ONU). 10 décembre 1976. https://treaties.un.org/Pages/ViewDetails.aspx?src=TREATY&mtdsg_no=XXVI-1&chapter=26&clang=_fr.

Pearce, Fred. 2010. « What the UN ban on geoengineering really means ». New Scientist. 1 novembre 2010. https://www.newscientist.com/article/dn19660-what-the-un-ban-on-geoengineering-really-means/.

Reyes-Velarde, Alejandra. 2019. « California’s Camp fire was the costliest global disaster last year, insurance report shows ». Los Angeles Times, 12 janvier 2019, sect. California. https://www.latimes.com/local/lanow/la-me-ln-camp-fire-insured-losses-20190111-story.html.

Smith, Wake, et Gernot Wagner. 2018. « Stratospheric aerosol injection tactics and costs in the first 15 years of deployment ». Environmental Research Letters 13 (12) : 124001. https://doi.org/10.1088/1748-9326/aae98d.

Talberg, Anita, Peter Christoff, Sebastian Thomas, et David Karoly. 2018. « Geoengineering governance-by-default: an earth system governance perspective ». International Environmental Agreements: Politics, Law and Economics 18 (2) : 229‑53. https://doi.org/10.1007/s10784-017-9374-9.

Wu, Yimin A., Ian McNulty, Cong Liu, Kah Chun Lau, Qi Liu, Arvydas P. Paulikas, Cheng-Jun Sun, et al. 2019. « Facet-dependent active sites of a single Cu2O particle photocatalyst for CO2 reduction to methanol ». Nature Energy 4 (11) : 957‑68. https://doi.org/10.1038/s41560-019-0490-3.

--

--

Alex Bigouret
La REVUE du CAIUM

Étudiant en maîtrise de science politique à l’Université de Montréal. Politique étrangère américaine, lutte contre les changements climatiques et énergie.