Politique chinoise de non-interférence : enjeux démocratiques en Afrique

Maya Benomar
La REVUE du CAIUM
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8 min readNov 22, 2022
Le président chinois Xi Jinping au Forum Belt and Road à Pékin en 2019. (GETTY IMAGES / WANG ZHAO)

E n 2013, la Chine a lancé la Belt and Road Initiative (BRI), stratégie dont le nom fait référence à l’ancienne route de la soie développée sous la dynastie Han et qui cherche à connecter la Chine au reste du monde par des réseaux commerciaux terrestres et maritimes. La BRI comprend 149 pays à travers le globe et s’inscrit dans la volonté d’étendre l’influence chinoise dans les affaires mondiales par la croissance d’échanges commerciaux globalisés et connectés. Par des accords bilatéraux, la Chine investit dans différents projets d’infrastructures, notamment des routes et des ports, mais aussi des industries digitales, des barrages hydroélectriques et des hôpitaux. S’inscrivant dans une logique de coopération Sud-Sud, la BRI engendre différents questionnements quant à ses conséquences, tant celles positives que négatives pour l’Afrique. Un des enjeux les plus discutés concerne son impact sur le processus de démocratisation africain.

Une approche opposée à l’approche occidentale

La conception de l’aide chinoise est basée sur le principe fondamental de non-interférence dans les affaires internes du pays avec lequel Beijing souhaite conclure un partenariat. Dans cette optique, la Chine priorise avant tout la stabilité politique du pays et non sa démocratisation, contrairement aux pays occidentaux dont l’aide est conditionnelle aux avancées démocratiques du pays. Pour ces derniers, la construction de la paix s’anime autour de l’instauration d’une démocratie libérale, c’est-à-dire où les droits et libertés des individus sont respectés et où des élections libres et transparentes sont menées. Quant à la Chine, le pays ne croit pas en un modèle singulier et universel de la paix et envisage celle-ci comme un processus personnalisé selon le pays et ses propres enjeux. L’aide inconditionnelle de la Chine[1] séduit donc de nombreuses élites africaines qui voient en cette aide la possibilité de se libérer de la « pression démocratique » imposée par le modèle occidental et l’opportunité de profiter des investissements chinois pour poursuivre des politiques autoritaires.

La création d’un terreau fertile pour la corruption?

Dans le cadre de l’initiative Belt and Road, certains spécialistes pensent que l’aide chinoise aurait permis d’éroder le processus démocratique de certains pays, notamment en raison de la dimension constitutionnelle des accords menés. La Chine privilégie avec ses partenaires commerciaux des accords bilatéraux plutôt que des traités multilatéraux, par conséquent, le pouvoir exécutif a la mainmise sur les modalités des accords à la différence des pouvoirs législatif et judiciaire. Cette concentration du pouvoir entre les mains de dirigeants autoritaires, conjuguée au manque de transparence concernant les différentes transactions conduites, engendre des décisions qui ne sont pas nécessairement prises au profit de l’ensemble de la population, mais plutôt au profit du décideur, menant entre autres à des cas de corruption.

Par exemple, le chemin de fer Mombasa-Nairobi au Kenya, construit et financé par la Chine dans le cadre de la BRI, a fait l’objet de nombreux débats. En effet, ce chemin de fer, inauguré en 2017, a été construit sans qu’aucune étude de faisabilité indépendante n’ait été réalisée et le contrat aurait été offert à la China Road and Bridge Corporation sans qu’aucun appel d’offres concurrentiel n’ait été conclu. De l’argent aurait été versé en trop dans ce projet sans documentation publique et légale. D’autant plus que selon un jugement de la cour d’appel kenyane, le contrat avec la Chine a été jugé inconstitutionnel. Selon différents analystes, la dette massive engendrée par ce projet d’infrastructure aura de lourdes répercussions sur les contribuables puisque son remboursement passera par des emprunts dans les coffres publics de l’État. D’autant plus que dans certains cas, si un pays est dans l’incapacité de rembourser sa dette, Beijing peut se réapproprier l’infrastructure financée. Ainsi, lorsque la Chine fait affaire avec des pays où la corruption est répandue, elle participe aussi à miner la démocratie puisque la corruption implique un abus de pouvoir qui mène à l’exclusion du bien commun comme facteur de prise de décision politique.

Inauguration du chemin de fer Mombasa-Nairobi financé par la Chine (Tony Karumba/AFP/Getty Images)

New Digital Silk Road

La BRI comprend aussi la construction d’infrastructures digitales pour promouvoir la connectivité et la diffusion de l’information entre la Chine et ses partenaires commerciaux. Par l’entremise de ces projets, la Chine peut exporter dans certains pays africains des technologies de répression qu’elle-même utilise en son territoire, comme des systèmes de reconnaissance faciale et de caméras intelligentes qui assurent la surveillance numérique de la population. Cette New Digital Silk Road permet, d’une part, à la Chine de s’imposer comme puissance technologique à l’échelle internationale, puisqu’elle a accès à de nombreux réseaux d’informations à travers le globe, et d’autre part, à certains gouvernements autoritaires africains de bafouer de façon plus étendue et contrôlée les droits et libertés de leur population.

En Éthiopie, le gouvernement se fournit en technologies de surveillance téléphonique et médiatique auprès du géant technologique chinois ZTE. Ces technologies permettent au gouvernement de réprimer toute opposition politique en limitant les « droits à la liberté d’expression, d’association et d’accès à l’information » des citoyens. En effet, la population est constamment épiée, notamment par l’enregistrement d’appels téléphoniques personnels et par la surveillance médiatique menant à l’arrestation de nombreux journalistes et activistes, particulièrement ceux s’opposant au gouvernement en place. De plus, grâce à son système de contrôle des télécommunications, le gouvernement éthiopien planifie différentes coupures d’internet surtout à l’approche d’élections. Par conséquent, dans les régions où émergent des mouvements de mobilisation politique, les réseaux de communication sont coupés et donc les protestations contenues. Ainsi, au moyen de sa politique de non-conditionnalité, la Chine offre des outils de répression vitaux à certains régimes, ce qui menace de ce fait un processus démocratique qui passe entre autres par le respect des droits et libertés de la population.

Le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed et le président chinois Xi Jinping côte à côte au Great Hall of the People à Beijing en 2019 (Parker Song/Pool via Reuters)

La ligne floue entre une aide au développement et une aide aux élections

Une étude menée par des chercheurs du Journal of Development Economics montre qu’à l’approche d’élections exécutives ou lorsque ces dernières sont marquées par davantage de compétition, l’aide chinoise favorise la région d’origine du décideur politique en place. Cette allocation chinoise des ressources supporte la logique clientéliste mise de l’avant dans la stratégie de survie politique de certains dirigeants. En effet, lorsque leur place au pouvoir est en jeu, certains décideurs politiques vont offrir des incitatifs aux zones géographiques où ils ont le plus de chance d’influencer le vote. Il est très difficile pour la société civile, les activistes, les journalistes et les opposants politiques de savoir lorsque des projets conclus avec la Chine sont d’aspiration politique, notamment en raison du manque de transparence entourant les accords bilatéraux conclus. Pour la Chine, l’entretien de bonnes relations avec certains gouvernements locaux stables assure l’acheminement des ressources naturelles en direction de Beijing et le soutien diplomatique de politiques chinoises, comme l’isolation de Taïwan et le maintien des camps d’internement des Ouïghours dans la région du Xinjiang. Certains projets chinois peuvent ainsi servir à assurer le maintien au pouvoir de certains décideurs à l’approche d’élections.

L’ambassadeur chinois Zhao Yanbo à gauche, l’ancien président de la Sierra Leone Ernest Bai Koroma au centre et l’ancien vice-président de la Sierra Leone Samuel Sam-Sumana, lors de la cérémonie d’ouverture du China Friendship Hospital pour les patients atteints du virus Ebola à Freetown, en Sierra Leone (AP Photo/Michael Duff)

Lors des dernières élections de 2018 au Sierra Leone, la politique chinoise de non-interférence a été remise en question. En effet, le Parti communiste chinois aurait fait don d’un immeuble de sept étages, nommé le APC/CPC Friendship Building, au parti du président sortant Ernest Bai Koroma (APC), dont les élections annonçaient la fin de 10 ans de pouvoir. Ce bâtiment dont le nom se traduit par « l’immeuble de l’amitié entre le All People’s Congress et le Parti communiste chinois » servait de quartier général au APC. Il fut perçu par plusieurs analystes comme la preuve d’un traitement de faveur chinois envers un parti politique, celui-ci ayant été largement critiqué par la population en raison de la gestion de la crise d’Ebola en 2014 et les accusations de corruption contre Koroma. En supportant un parti politique particulier lors d’élections décisives pour un pays, la Chine peut influencer le vote et soutenir la prise du pouvoir par un parti vivement contesté. La Chine, ayant été aussi accusée de faire la promotion du APC lors de sa campagne électorale, peut menacer la pierre angulaire de la démocratie, soit la tenue d’élections libres, transparentes et responsables.

Que du négatif ?

Évidemment, il serait naïf et faux de porter la Chine comme seule responsable de tous les obstacles à l’instauration de la démocratie dans certains pays d’Afrique. La BRI a eu plusieurs effets positifs dans certains pays, passant par la création d’emplois et la croissance de l’économie jusqu’à l’amélioration de la mobilité des populations. Les données de 2021 du Afrobarometer montrent qu’en Éthiopie, au Kenya et au Sierra Leone, les populations conservent une « opinion positive de l’aide de la Chine et de son influence sur le continent ». Les initiatives de coopération Sud-Sud sont davantage présentes sur la scène internationale et poussent à effectuer un exercice critique de l’aide au développement.

[1] À l’exception de la condition de non-reconnaissance de Taïwan

Pour approfondir

Alden, Chris et Daniel Large. 2015. “On Becoming a Norms Maker : Chinese Foreign Policy, Norms Evolution and the Challenges of Security in Africa”. The China Quarterly 221: 123–142. http://www.jstor.org/stable/24742004.

Brhane, Atnafu et Iginio Gagliardone. 2021. “Ethiopia Digital Rights Landscape Report”. Dans Digital Rights in Closing Civic Space: Lessons from Ten African Countries. Sous la direction de Tony Roberts, 185–205. Brighton: Institute of Development Studies. https://doi.org/10.19088/IDS.2021.003.

Dreher, Axel, Andreas Fuchs, Roland Hodler, Bradley C. Parks, Paul A. Raschky et Michael J. Tierney. 2019. “African leaders and the geography of China’s foreign assistance”. Journal of Development Economics 140 : 44–71. https://doi.org/10.1016/j.jdeveco.2019.04.003.

Gazibo, Mamoudou. 2010. Introduction à la politique africaine. Montréal : Presses de l’Université de Montréal. http://books.openedition.org/pum/6371.

Ginsburg, Tom. 2021. “The BRI, non-interference and democracy”. Harvard International Law Journal 62: 40–66. https://harvardilj.org/2021/07/the-bri-non-interference-and-democracy/.

Human Rights Watch. 2014. “Ethiopia: Telecom Surveillance Chills Rights”. 25 mars 2014. https://www.hrw.org/news/2014/03/25/ethiopia-telecom-surveillance-chills-rights.

Inveen, Cooper et Ruth Maclean. 2018. “China’s influence looms as Sierra Leone goes to the polls”. The Guardian, 7 mars 2018. https://www.theguardian.com/world/2018/mar/07/chinas-influence-looms-as-sierra-leone-goes-to-the-polls.

Latif Dahir, Abdi. 2022. “Jewel in the Crown of Corruption: The Troubles of Kenya’s China-Funded Train”. The New York Times, 7 août 2022. https://www.nytimes.com/2022/08/07/world/africa/kenya-election-train.html.

Rinck, Patricia. 2019. “ ‘We are black Chinese’ — making sense of APC’s pro-China campaign in Sierra Leone’s 2018 elections”. Dans China’s New Role in African Politics. Sous la direction de Christof Hartmann et Nele Noesselt, 213–228. Londres : Routledge. http://dx.doi.org/10.4324/9780429422393-14.

Sampson, Ximena. 2019. « La recette chinoise pour conquérir le monde d’ici 2049 ». Radio-Canada, 28 août 2019. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1223404/influence-chine-monde-routes-soie-bri-geostrategie-chinoise.

Sanny, Josephine Appiah-Nyamekye et Edem Selormey. 2021. « Les Africains apprécient l’influence de la Chine mais conservent leurs aspirations démocratiques ». Afrobarometer, 15 novembre 2021. https://www.afrobarometer.org/wp-content/uploads/2022/02/ad489-africains_apprecient_linfluence_de_la_chine_conservent_aspirations_democratiques-depeche_afrobarometer-15nov21.pdf.

Wang, Yuan et Uwe Wissenbach. 2019. “Clientelism at work? A case study of Kenyan Standard Gauge Railway project”. Economic History of Developing Regions 34 (3): 280–299. https://doi.org/10.1080/20780389.2019.1678026.

Woollacott, Emma. 2022. “Internet Shutdowns Rocket as Governments Crack Down on Dissent”. Forbes, 28 avril 2022. https://www.forbes.com/sites/emmawoollacott/2022/04/28/internet-shutdowns-rocket-as-governments-crack-down-on-dissent/?sh=3ca60ec93613.

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Maya Benomar
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Candidate à la maîtrise en science politique, UdeM