Pourquoi l’instabilité politique est-elle si récurrente en Haïti ?

Analyse de la Constitution haïtienne de 1987

Vanessa Ariel
La REVUE du CAIUM
7 min readMar 19, 2019

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Des manifestants haïtiens à Port-au-Prince. Crédit photo: Le Nouvelliste

Il y a moins d’un mois, soit au cours de la semaine du 15 février 2019, les manifestations et les revendications de rues non pacifiques en Haïti ont fait la une de l’actualité internationale en Amérique [I]. Or, en décembre 2018, le scénario était le même. Six mois auparavant, en juillet 2018, la situation était devenue très chaotique après que le gouvernement haïtien ait annoncé une hausse de prix sur le carburant [II]. Mais ce sont, entre autres, les failles constitutionnelles qui expliqueraient la situation socio-économique d’Haïti et cette instabilité politique si séquentielle.

Des origines constitutionnelles de l’instabilité politique

Selon la Constitution de la République d’Haïti de 1987, en son article 28, l’Haïtien est sujet à une liberté d’expression sans contraintes : « Tout haïtien ou toute haïtienne a le droit d’exprimer librement ses opinions, en toute matière par la voie qu’il/elle choisit. » [III] Cette disposition, comme bien d’autres, qui garantit le blocage de toutes tendances à la dictature et à l’oppression en réponse à la chute du régime totalitaire des Duvalier (1957–1986), a pur but d’assurer la démocratie. [IV] Toutefois, une fois abusée ou pervertie, cette close que renferme l’acte juridique suprême du pays peut causer la violation des droits d’autrui, l’atteinte à la stabilité politique et la vigueur de l’économie. Pour reprendre les mots du politologue français Denis Ramond, « le principe qui guide la limitation de la liberté d’expression de manière générale, c’est la nuisance faite à autrui. » [V] En effet, le segment « par la voie qu’il/elle choisit » de l’article 28 donne souvent lieu à un excès de liberté d’un-e civil-e qui peut devenir une contrainte sociale ou morale pour la société civile.

D’autres articles de la Loi mère d’Haïti, cette fois-ci définissant le fonctionnement des institutions politiques haïtiennes, peuvent constituer des facteurs de blocage institutionnel et occasionner de l’instabilité politique. Il en est particulièrement le cas des articles propres aux attributions du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif. Ces textes ont favorisé l’affrontement plutôt que l’opposition constructive; on le ressent encore aujourd’hui, avec les blocages politiques constants entre les parlementaires (les sénateurs et les députés) et le Président, par exemple [VI]. À titre illustratif, l’article 93 stipule que « la Chambre des députés, outre les attributions qui lui sont dévolues par la Constitution en tant que branche du pouvoir législatif, a le privilège de mettre en accusation le Chef de l’État, le Premier Ministre, les Ministres, les Secrétaires d’État par devant la Haute Cour de justice, par une majorité des 2/3 de ses membres ». D’après l’article 137, « le Président de la République choisit un Premier Ministre parmi les membres du parti ayant la majorité au Parlement. À défaut de cette majorité, le Président de la République choisit son Premier Ministre en consultation avec le Président du Sénat et celui de la Chambre des députés. Dans les deux (2) cas le choix doit être ratifié par le Parlement » [VII].

Ces dispositions, par leur formulation, augmentent la probabilité de conflits internes. En un peu plus de trente ans, on a dénombré pas moins de 22 titulaires différents du poste de Premier Ministre, ce qui représente une longévité moyenne d’à peine plus d’un an pour chacun d’eux. Sur 38 présidents de la République qui se sont succédés depuis l’instauration de la fonction (dont 14 chefs d’État différents depuis l’approbation de la constitution de 1987), six seulement ont terminé leur mandat [VIII]. Plus récemment, sous la présidence de Michel Joseph Martelly (s’étalant sur la période du 14 mai 2011 jusqu’au 7 février 2016), cinq premiers ministres se sont succédés, soit un ratio de un premier ministre par année sur un mandat de 5 ans: Jean-Max Bellerive, Garry Conille, Laurent Lamothe, Florence Duperval Guillaume (intérim) et Evans Paul [IX], [X].

Cet état d’instabilité du gouvernement causé par les désaccords entre les institutions politiques, peut être compris à la lumière de la théorie des « veto players »(acteurs de veto) de Tsebelis et des « veto points » (veto opportunités) de Thelen.

Du blocage institutionnel étudié selon la théorie des acteurs de veto et des points de veto

Les acteurs de veto, concept de George Tsebelis, désignent des acteurs individuels ou collectifs dont l’accord (par règle de majorité pour les acteurs collectifs) est requis pour un changement de statu quo. Dans sa typologie, Tsebelis établit deux catégories d’acteurs de veto: institutionnels et partisans. Les acteurs institutionnels du veto (président, chambres) existent dans les systèmes présidentiels, tandis que les acteurs partisans du veto (partis) existent au moins dans les systèmes parlementaires [XI].

Les veto points, ou les veto-opportunités, un concept développé surtout par Immergut et Thelen, sont des domaines de vulnérabilité institutionnelle dans le processus politique où la mobilisation du pouvoir et des intérêts peut influencer le processus et les résultats [XII].

En ce qui concerne le présidentialisme, les présidents élus au suffrage populaire n’ont pas tous un droit de veto, et lorsqu’ils l’ont, leur veto peut presque toujours être annulé par une majorité appropriée à l’assemblée législative. Dans plusieurs régimes présidentiels — Venezuela, Haïti et Pérou — le président n’a pas de droit de veto et ne compte donc pas comme un acteur du veto. [XIII].

Le cadre des acteurs de veto permet de prévoir l’instabilité du gouvernement (dans les systèmes parlementaires) ou du régime (dans les systèmes présidentiels). Un acteur institutionnel de veto n’est pertinent que dans la mesure où il a une position différente de celle du gouvernement, sinon, il est considéré comme « absorbé »[XIV]. Plus il y a des occasions d’apposer le veto et des acteurs de veto dans un système politique, plus il y aura de l’instabilité politique [XV].

Dans le contexte politique haïtien, les sénateurs et députés, acteurs de veto institutionnel, disposent de plusieurs points de veto qu’ils utilisent souvent pour bloquer ou déstabiliser le gouvernement en place, comme dans le cas de la nomination d’un premier ministre. Conséquence logique : le poste de Premier Ministre, introduit par la même Constitution, s’est rapidement transformé en siège éjectable [XVI]. Le gouvernement actuel, ayant moins de deux ans au pouvoir, en est déjà à son deuxième Premier Ministre, M. Jean Henry Céant, lequel est présentement interpelé par la Chambre des Députés et le Sénat. Selon les présidents de ces 2 branches du législatif, ses jours seraient comptés ! [XVII]

L’impact de ces conflits institutionnels

Quand les pouvoirs législatif et exécutif ne se trouvent pas un terrain d’entente de façon régulière, cela abouti souvent aux conflits politiques, à la crise économique et à la détérioration des services publics. Ces facteurs résultent en un processus de développement souvent interrompu, suivi de misère, de précarité. Des chiffres de la Banque mondiale sur Haïti peuvent en témoigner: le pays détient un indice de Gini de 0,61 — 0 représentant l’égalité absolue, 1 l’inégalité absolue — et plus de 6 millions d’Haïtiens, sur une population totale de 10,4 millions (soit 59 %), vivent sous le seuil de pauvreté, qui est fixé à 2,41 dollars par jour [XVIII].

Pour conclure, il convient de comprendre que les soulèvements populaires et les manifestations non-pacifiques de la population haïtienne, qui subit de plus en plus les contrecoups des décisions politiques, trouvent aussi leurs causes dans le fonctionnement des institutions politiques, établies par la Constitution de 1987.

Références

I. TVA Nouvelles. 2019. « Nouveaux affrontements meurtriers en Haïti. » 14 février 2019. Consulté le 13 mars 2019 : https://www.tvanouvelles.ca/2019/02/14/nouveaux-affrontements-meurtriers-en-haiti

II. Radio — Canada. 2018. « Violences en Haïti : le peuple toujours en colère malgré le recul du gouvernement. » 7 juillet 2018. Consulté le 5 mars 2019 : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1111395/hausse-prix-essence-gouvernement-ultimatum-chambre-deputes

III. Assemblée Nationale Constituante. 1987. La Constitution de la République d’Haïti de 1987. Organisation des États Américains. Consulté le 7 mars 2019 : https://www.oas.org/juridico/MLA/fr/hti/fr_hti-int-txt-const.html

IV. Blain, Théo. 2018. « L’instabilité politique en Haïti, un fléau historique. » L’exemplaire — Média des étudiants en journalisme. 7 décembre. Consulté le 13 Mars 2019 : https://www.exemplaire.com.ulaval.ca/international/linstabilite-politique-en-haiti-un-fleau-historique/

V. Gesbert, Olivia. 2018. « Jusqu’où tolère-t-on la liberté d’expression ? » France culture — La grande table des idées. 6 décembre. https://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-2eme-partie/jusquou-tolere-t-la-liberte-dexpression

VI. Idem IV

VII. Idem III

VIII. Idem IV

IX. Le Figaro.fr. 2012. « Haïti : le premier ministre a démissionné. » 24 février 2012. Consulté le 5 Mars 2019 : https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Figaro

X. Geffrard, Robenson. 2015. « Je suis Premier ministre », clame Evans Paul. » Le Nouvelliste. 1er décembre 2015. Consulté le 6 mars 2019 : https://lenouvelliste.com/lenouvelliste/article/140247/Je-suis-Premier-ministre-clame-Evans-Paul

XI. Tsebelis George. 2002. « Veto players — How political institutions work ». Princeton University Press. http://citeseerx.ist.psu.edu/viewdoc/download?doi=10.1.1.466.977&rep=rep1&type=pdf

XII. Thelen, Kathleen. 2009. « Institutional Change in Advanced Political Economies ». British Journal of Industrial Relations47 (3): 471–98. https://doi.org/10.1111/j.1467-8543.2009.00746.x

XIII. Tsebelis, George. “Veto Players and Law Production in Parliamentary Democracies: An Empirical Analysis.” The American Political Science Review 93, no. 3 (1999): 591–608.https://www.jstor.org/stable/2585576?seq=1#metadata_info_tab_contents

XIV. idem XIII

XV. Ganghof, Steffen, and Thomas Bräuninger. “Government Status and Legislative Behaviour: Partisan Veto Players in Australia, Denmark, Finland and Germany.” Party Politics 12, no. 4 (July 2006): 521–39. doi:10.1177/1354068806064732

XVI. Idem IV

XVII. Geffrard, Robenson. 2019. « Sénateurs et députés se battent pour interpeller en premier Jean-Henry Céant. » 16 mars. Le Nouvelliste. https://lenouvelliste.com/article/199279/senateurs-et-deputes-se-battent-pour-interpeller-en-premier-jean-henry-ceant

XVIII. Banque mondiale. 2018. « Haïti présentation. » Banque mondiale. http://www.banquemondiale.org/fr/country/haiti/overview

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