Pourquoi la Russie soutient-elle le régime Assad?

Khaoula El Khalil
La REVUE du CAIUM
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8 min readFeb 26, 2019
credit photo: Kremlin, Moscou,le 21 octobre 2015

En donnant son appui au régime de Bachar Al-Assad dans le conflit syrien, Moscou y voit là l’occasion d’élargir son influence dans la région. Analyse.

Depuis le déclenchement de la révolution syrienne qualifiée de « révolution orpheline » par Ziad Maged [1], en mars 2011, s’ensuit une brutale répression des services de sécurité du régime de Bachar Al Assad. Dès lors, la contestation envers le système s’intensifie et se répand dans la plupart des villes syriennes, notamment à Deraa, à Lattaquié ou encore à Banyas. Malgré les concessions mises en vigueur par le gouvernement, particulièrement l’exemption de près de 250 prisonniers, le mouvement insurrectionnel et séditieux prend de l’ampleur. Alors que le slogan des manifestations était « Dieu, la Syrie, la liberté et c’est tout » et « سلمية، سلمية، سلمية », qui voulait dire « pacifique, pacifique, pacifique ». Très vite, la Syrie bascule dans une conflagration sanglante et sectaire. Une guerre qui aurait coûté, depuis le 15 mars 2011 jusqu’au 13 septembre 2018, la vie de près de 365 000 personnes selon un rapport récent de l’Observatoire syrien des droits de l’homme.[2] De plus, le conflit a forcé le déplacement de 4,6 millions de Syriens à l’extérieur des frontières et 6,5 millions à l’intérieur du pays. Les pays voisins —l’Égypte, l’Iraq, la Jordanie, le Liban et la Turquie — continuent d’être les pays qui à accueillent, à l’heure actuelle, le plus grand nombre de réfugiés syriens, selon le rapport du Haut-Commissariat de l’ONU pour les réfugiés (UNHCR)[3]

La révolution syrienne est internationalisée et elle devient le berceau d’un affrontement par procuration entre les puissances régionales: Turquie, l’Arabie Saoudite, le Qatar et l’Iran ainsi que les grandes puissances internationales : les États-Unis, la Russie, l’Union européenne. Ce jeu d’alliance un peu contradictoire sur le sol syrien devient un enchevêtrement d’acteurs et d’intérêts régionaux et internationaux qui entrave la résolution du conflit syrien et nourrit davantage les crispations radicales et sectaires. Ainsi, la question qui se pose est : pourquoi la Russie maintient-elle le régime de Bachar Al-Assad ?

Pour tenter d’apporter une explication à cette question, on articule deux principales hypothèses. La première est que la Russie maintient le régime de Bachar Al -Assad dans le but de réaffirmer son hégémonie dans le Moyen-Orient afin d’étendre sa puissance dans une région stratégique marquée par l’influence de l’Occident conduit par les États unis. La deuxième hypothèse s’articule autour d’un complexe militaro-stratégique. En effet, en soutenant militairement le régime de Bachar Al-Assad, la Russie consolide son complexe militaro-stratégique.

La Russie : une quête perpétuelle de puissance

La politique étrangère de la Russie s’est beaucoup inspirée de la théorie réaliste[4]. Elle se développe à la suite des frustrations russes dans les années 1990 marquées par l’effondrement de l’Union soviétique. Incarnée par Evgueni Primacov, qui était le ministre des Affaires étrangères entre 1996 et 1998, cette école entend réajuster le positionnement de la Russie sur la scène internationale et ainsi « assurer le respect de ses intérêts prioritaires dans un monde désormais conçu comme multipolaire »[5]. Partant de ce constat, le Kremlin tente de bloquer l’avancée de l’OTAN et défend les intérêts de l’État russe dans les organes décisionnels et exécutifs de gouvernance mondiale comme le Conseil de sécurité des Nations unies, le G8 ou le G20. La position russe est claire: elle dénonce le monde unipolaire, qui est « celui d’un unique maître, d’un unique souverain »[6]. De plus, si le régime de Bachar Al -Assad est toujours au pouvoir, c’est principalement grâce au soutien de la Russie. En effet, la Russie est un atout majeur pour la Syrie sur le plan international[7].

Malgré la chute de l’Union soviétique en 1991, la Russie ne s’est pourtant pas résignée à se normaliser et n’a pas abandonné ses grandes ambitions de puissance sur la scène internationale — l’annexion de la Crimée par Moscou en mars 2014 en constitue un bon exemple. L’intervention russe dans le conflit syrien a donc pour objectif essentiel de reconstruire l’image et la posture de la Russie sur le plan international. D’ailleurs, la crise ukrainienne de 2014 a débouché vers de nouvelles tensions entre l’Occident et la Russie. Lors de son discours devant le club Valdai en octobre 2015, Vladimir Poutine avait notamment remis en cause la domination unilatérale et les leçons démocratiques prônées par l’Occident : « les efforts par tous les moyens pour étendre un modèle de domination unilatérale […] ont mené au déséquilibre du système du droit international et de régulation globale » (Jouanny 2016, 75).

Contrairement à l’Occident, la Russie s’attache à faire valoir la primauté de la souveraineté des États et le principe d’équilibre de puissances[8]. Ainsi, l’intervention russe en Syrie peut être interprétée comme un contre-pouvoir et un moyen de se réaffirmer par l’entremise de son influence sur le sol syrien.[9] La Russie a d’ailleurs paralysé toute initiative politique de l’ONU ayant comme objectif de mettre un terme au conflit syrien et a suspendu les négociations de Genève en 2016. Par conséquent, l’affirmation de sa suprématie passe aussi par la méconnaissance des instances et la violation des instruments juridiques[10].

La base navale russe à Tartous.Credit photo:© Sputnik . Grigiryi Sysoev

La nature des relations entre la Russie et la Syrie est stratégique, mais aussi historique. En réalité, la Russie possède une base navale à Tartous, le deuxième plus grand port de la Russie. C’est en 2008 que Bachar Al Assad est reçu à Moscou pour trouver un accord sur la dette syrienne. En échange d’une importante coopération militaire, la Russie renouvelle le bail de la base navale de Tartous et envoie près de 1000 hommes pour stationner sur la base. En fin de compte, cette entente n’est qu’un moyen pour la Russie de réaliser son « objectif de puissance »[11].

Consolidation du complexe militaro-stratégique russe

Selon l’Institut International de recherche pour la Paix de Stockholm (SIPRI), les ventes de la Russie en matière d’armement ont bondi de 20 % en 2013; une valeur estimée qui s’élèverait à plus de 31 milliards de dollars. Une somme colossale qui rivalise avec les grandes puissances mondiales. En 2011, Poutine annonçait déjà « un immense plan de réarmement des forces militaires pour un montant proche de 600 milliards d’euros »[12]. De plus L’entreprise Rosoboronexport (ROE), une société monopolistique d’exportation d’armement[13], joue un rôle important dans la consolidation du complexe militaro-stratégique russe. Il faut savoir qu’en Russie, l’industrie d’armement est au cœur de la défense et de l’économie russes. C’est 50 % du budget fédéral du pays qui est investi dans la vente d’énergie et du gaz naturel soit 10 % du PIB.[14]. (?)

Les grandes puissances mondiales ont inondé la région du Moyen-Orient de leurs productions : 28 % des productions américaines sont destinées à la région du Moyen-Orient, 10 % pour la Russie, 20 % pour la France, 22 % pour le Royaume-Uni et 15 % pour la Chine. Alors que « Damas reçoit 65 % de son armement de Moscou »[15]. La Syrie reçoit généralement les missiles MIG 29 qui sont des avions de chasse ; les missiles anti-aériens ; BUK M2E et les avions Yak 130. De plus, la Syrie a dépensé plus de 1,6 milliard de dollars soit 4,2 % de son PIB et signe des contrats d’armement d’une valeur égale à 3,5 milliards de dollars[16]. En vendant les armes à la Syrie, la Russie a une réelle manne financière, mais lui confère surtout des leviers de pressions ainsi qu’une influence accrue sur le plan géopolitique. Il est donc dans l’intérêt de la Russie de maintenir le régime de Bachar Al-Assad, au risque de voir la montée en puissance des pétromonarchies du Golfe qui bouleversent la carte énergétique[17].

Conclusion

Cet article aura permis de donner un nouvel éclairage sur le positionnement de Moscou dans le conflit syrien. Il a pu établir où la politique étrangère russe a joué, et jouera encore un rôle éminent dans les années avenir. Depuis la chute du bloc soviétique, la Russie entend restaurer l’empire déchu, ou du moins se réaffirmer dans le concert des grandes puissances. La Russie cherche ainsi à instrumentaliser le conflit syrien et à se servir de cette cause pour masquer des motivations plus profondes qui reflètent bien ses fragilités depuis l’effondrement de l’Union soviétique. La Russie cherche d’une part à affaiblir l’Occident et souhaite ne pas placer le pouvoir dans les mains de la superpuissance américaine. D’autre part, elle veut renforcer et consolider son complexe militaro-stratégique dans une région très convoitée. Néanmoins, les espoirs quant à la résolution du conflit sont de plus en plus minimes après l’échec des négociations de Genève en 2017 et ceux d’Astana en 2018. Aujourd’hui, plus que jamais, la Syrie fait face à des divisions ethniques et sectaires très profondes qui ont conduit à l’embrasement de tout le pays dans une ère d’incertitude, d’escalade de violence et d’instabilité, autant sur le plan social, économique et politique. De plus, concevoir une réconciliation est quasiment impossible après la déchirure du tissu social et les multiples divisions de l’identité nationale et la divergence des intérêts des États ainsi que leurs rapports de force sur l’échiquier international. D’autant plus que les États-Unis peuvent prendre des mesures abruptes contre l’Iran, ce qui risque d’envenimer la situation dans la région. Par ailleurs, l’absence d’initiatives sérieuses pour aborder les questions sensibles à la reconstruction politique de la Syrie incitera davantage les acteurs régionaux à penser que la Russie est plutôt capable de résoudre le conflit par la force durable, soit en étant l’acteur dominant qui poussera les autres acteurs à quitter la Syrie, y compris les États-Unis.

[1] Maged, Ziad.2014.Syrie, la révolution orpheline.SINDBAD

[2]Observatoire syrien des droits de l’homme.2018. About 522 thousand people were killed in 90 months since the start of the Syrian revolution in March 2011.En ligne.http://www.syriahr.com/en/?p=102385 (page consultee le 3 janvier 2018)

[3] Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés.2016. Réunion de haut niveau sur le partage au plan mondial des responsabilités par des voies d’admission des réfugiés syriens. Genève : l’Agence des nations Unies pour les réfugiés. En ligne.https://www.unhcr.org/fr/events/conferences/56a628a49/note-dinformation.html?query=deplacement%20syriens (page consultée le 4 janvier 2018)

[4] (Jouanny 2016, 73).

[5] (Jouanny 2016, 74).

[6] (Jouanny 2016, 75)

[7] (Pichon 2014,61)

[8] (Delanoë 2 014,135).

[9] (Ekaterina 2016,23)

[10] (Jouanny 2016, 89)

[11] (Destremau et Sambin 2 016, 218)

[12]( Jouanny 2016, 28)

[13] (Clouet 2007,5)

[14] (Destremau et Sambin 2 016,233)

[15](Destremau et Sambin 2 016, 232)

[16](Destremau et Sambin 2 016, 232)

[17] (Delanoë 2 014,137)

Bibliographie

Armaments, Disarmament and International Security SIPRI YEARBOOK 2017. En ligne. https://www.sipri.org/sites/default/files/Milex-Press-Release-2017-FRE.pdf

Clouet,Louis-Marie.2017.Rosoboronexport,fer de lance de l’industrie russe d’armement. Centre Russie/NEI(IFRI)En ligne.https://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/ifri_RNV_rosoboronexport_cloue t_fran_sept07.pdf (page consultée le 7 février 2018)

Delanoë, Igor. « Etats-Unis et Russie : les balbutiements de la « Guerre froide » », Confluences Méditerranée, vol. 89, no. 2, 2014, pp. 133–143.

Destremau, Didier et Sambin Christian.2016.Syrie, carrefour des civilisations et des convoitises. Histoire et actualité. Paris.les Indes savantes.

Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés.2016. Réunion de haut niveau sur le partage au plan mondial des responsabilités par des voies d’admission des réfugiés syriens. Genève : l’Agence des nations Unies pour les réfugiés. En ligne.https://www.unhcr.org/fr/events/conferences/56a628a49/note- dinformation.html?query=deplacement%20syriens (page consultée le 4 janvier 2019)

Jouanny, Jean-Robert.2016.Que veut Poutine ?.Paris. Éditions du Seuil.

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Maged, Ziad.2014.Syrie, la révolution orpheline.SINDBAD

Pichon, Frederic.2014. Syrie : Pourquoi l’Occident s’est trompé. Monaco. Éditions du Rocher.

Stepanova, Ekaterina.2016. « La Russie a-t-elle une grande stratégie au Moyen-Orient ? ». Politique étrangère. Été (no 2) : 23–35.

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Khaoula El Khalil
La REVUE du CAIUM

Rédactrice au CAIUM. Étudiante à la maitrise en science politique à l 'Université de Montréal.