Procès contre l’UE : analyse du ‘People’s Climate Case’

Vanessa Ariel
La REVUE du CAIUM
Published in
7 min readOct 2, 2018
Source: UNDP

E n s’appuyant sur ce que l’éco-justice [I] propose, épuiser ses droits de recours face à une violation des droits humains est légitime. C’est sans doute la raison pour laquelle ces gens ont décidé d’attaquer en justice puisque « Quiconque estime que ses droits fondamentaux ou ses libertés individuelles ont été violés peut saisir les tribunaux ou déposer plainte. [II]» (Nations Unies, 2008)

Je parle alors de ce groupe de 10 familles venant du Portugal, de la France, du Portugal, de l’Allemagne, de Roumanie, du Kenya et des îles Fidji, qui, de concert avec le Sami Youth Association Sáminuorra, une structure menée par des populations autochtones suédoises dénommée Sami, ont engagé, le 13 août 2018, des poursuites judiciaires contre le Parlement et le Conseil européens [III]. Ils dénoncent le fait que les objectifs climatiques de l’Union Européenne (UE) de réduction de gaz à effet serre de 40% d’ici 2030 comparés à 1990, ne parviennent pas à protéger leurs droits fondamentaux à la vie, à la santé, à la propriété et à l’occupation [IV]. (The Guardian, 2018). Cette initiative assez innovante, a été baptisée « The People’s Climate case [V] » (« Cas climatique des gens » en français) par le Climate Action Network (CAN) Europe, une coalition environnementale de 1700 ONGs de 35 pays de l’Europe [VI].

La présidente de Sáminuorra dans ses propos à la presse a fait mention de ses préoccupations non seulement pour la culture du sami, mais aussi et surtout les générations futures d’éleveurs de rennes [VII]. En Suède, le mode de vie traditionnel des Samis, qui gardent les rennes, serait sous la pression d’une hausse de température qui menace la taille des troupeaux. Les hivers plus chauds impliquent moins de neige et plus de pluies qui gèlent dans la glace, ce qui rend plus difficile l’accès des animaux aux plantes dont ils ont besoin pour se nourrir [VIII]. D’un autre côté, en Provence, Maurice Feschet, 72 ans, cultivateur de lavande à Grignan, explique à The Guardian qu’il a rejoint l’action contre l’UE après avoir perdu 44% de sa récolte en six ans à cause du changement climatique [IX].

L’avocat défendant ces familles et l’association, Roda Verheyen, argumente que chacun peut choisir de protéger ses droits des conséquences des changements climatiques : “This is a human rights case against specific legislation — Climate change is a cumulative issue. It means you can protect your rights from the consequences of it — Early action and action now is essential.” (Climate Home News , 2018)

Accord de Paris. Source: Radio-Canada

En fait, cette idée de droit de recours en cas de violation des droits humains, relève de la notion de justice climatique, encore appelée éco-justice. En effet ce concept, qui émergea en 2000, suite à la sixième conférence des parties à la Convention cadre des Nations Unies sur les changements climatiques, conçoit le réchauffement climatique comme une question politique et éthique plutôt qu’environnementale ou physique [X]. Si on tient compte de l’approche de l’institut international d’action et de théorie sur le climat (« The International Institute of climate action and theory), le mouvement mondial pour la justice climatique dite éco-justice, est en réalité le mouvement de nombreux mouvements — un réseau transnational distribué et en constante évolution d’individus et de groupes agissant, chacun selon ses objectifs, pour réaliser leur vision d’une réponse au réchauffement et changement climatique. (The international institute of climate action and theory, 2018)

Ma lecture du « People’s Climate Case » propose alors d’expliquer la nature transnationaliste de la question.

En effet, en référence à la perspective transnationaliste, tout est relié en relations internationales par une panoplie d’acteurs et d’enjeux divers [XI]. Leur interaction peut s’expliquer selon un « modèle de toile d’araignée » (cobweb model), soit un concept clé de John Burton qui propose de concevoir les relations internationales comme « une gigantesque toile d’araignée tissée par une infinité d’activités transsociétales — échanges commerciaux, mouvements touristiques, flux migratoires, transactions culturelles etc. — couvrant la planète entière tel un immense filet [XII]». (Battistella, 2003)

À travers ce concept, on peut saisir l’interrelation existant entre les principaux intervenants impliqués dans le « People’s Climate Case. » À cet effet, les 10 familles et le Sami Youth Association Sáminuorra sont liés à l’organisation non-gouvernementale allemande Protect the Planet qui supporte les coûts de la procédure judiciaire, et par le Climate Analytics par le biais de ses scientifiques qui chercheront à clarifier la manière dont les plaignants sont affectés par le changement climatique et ce que l’UE peut faire pour améliorer ses objectifs [XIII]. Aussi, l’intervention d’un acteur à statut particulier, tel que le Climate Action Network (CAN) Europe [XIV], renforce la thèse du « modèle en toile d’araignée. » Selon les écoles de pensées transnationalistes, le CAN serait ce que Keck et Sikkink appelle un réseau de défense transnational « transnational advocacy network ou TAN ». Il s’agit d’acteurs stratégiques qui vont au delà du changement des politiques pour plutôt faire des plaidoyers et occasionner des changements au niveau des bases institutionnelles et traditionnelles des interactions internationales [XV]. Les réseaux de défense transnationaux ont quatre principaux tactiques pour agir :

1. La politique informationnelle ou la capacité de déplacer les informations politiquement utilisables rapidement et vraisemblablement sur le point où elles auront le plus d’impacts ;

2. La politique symbolique ou la capacité de faire appel aux symboles, actions ou histoires qui ont du sens pour une situation ou une réclamation d’un public qui est souvent loin ;

3. La politique du levier ou de la capacité de faire appel à des acteurs puissants pour affecter une situation où il sera improbable pour les membres les plus faibles d’avoir de l’influence ;

4. La politique de responsabilisation, ou l’effort d’obliger des acteurs plus puissants à agir pour des politiques ou principes assez vastes qu’ils ont officiellement adoptés. (Sikkink & Keck , 1999)

Source: Wired

Basée sur cette stratégie, il va de soi que le Directeur du CAN Europe, M. Wendel Trio, s’allie aux plaignants. Dans ce sens, il affirme que : « L’UE peut et devrait faire plus… Les conséquences actuelles des changements climatiques sont une violation du droit à la vie. L’UE ne fait pas ce qu’elle peut »[XVI]. L’intervention de M. Trio illustre l’application de la politique de responsabilisation et du levier, et dans une certaine mesure de la politique informationnelle. Supporter les poursuites judiciaires contre le Parlement et le Conseil européens résulte alors de la vocation du CAN en tant que réseau de défense transnational.

L’Union Européenne, par les organes cités plus haut, a été officiellement attaquée en justice en Mai 2018 [XVII]. La Cour de Justice Européenne a accepté l’affaire, qui a été publiée dans le Journal officiel de l’Union Européenne le 13 Août 2018 [XVIII]. Le Parlement et le Conseil européens ont moins de 2 mois pour réagir [XIX], soit en octobre 2018. D’ici là, cette analyse du cas peut être sujet à modification en fonction de l’évolution de la situation.

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Bibliographie

[I] De White, Rob. “Environmental harm: An eco-justice perspective”. The Policy Press: 1–7

[II] Organisation des Nations Unies. « Déclaration universelle des Droits de l’homme, 1948. » Article 8. : 3 Consulté le 3 septembre, 2018.

[III] Climate Home News, « EU taken to court over 2030 emissions target. » Consulté le 4 septembre, 2018.

[IV] People Climate Case. “Legal Summary of the People’s Climate Case” Consulté le 5 Septembre, 2018

[V] CAN Europe. “The people climate case.” Consulté le 4 Septembre, 2018.

[VI] CAN EUROPE. « About CAN Europe. » Consulté le 4 Septembre 2018.

[VII] Climate Home News. « EU taken to court over 2030 emissions target. » Consulté le 4 Septembre, 2018.

[VIII] The Guardian. “We can’t see a future’: group takes EU to court over climate change.” Consulté le 3 Septembre 2018.

[IX] Ibid. ref. 4

[X] Wikipedia, “Climate justice.” Consulté le 2 Septembre, 2018

[XI] Battistella, Dario. « Chapitre 6 / La perspective transnationaliste », Théories des relations internationales. sous la direction de Battistella Dario. Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.), 2015, pp. 207–236.

[XII] Dario Battistella, « L’apport de Karl Deutsch à la théorie des relations internationales », Revue internationale de politique comparée 2003/4 (Vol. 10), p. 576–577. DOI 10.3917/ripc.104.0567.

[XIII] Independent. “EU taken to court by families in ‘People’s Climate Case’ over inadequate 2030 emissions target.” Consulté le 2 Septembre, 2018.

[XIV] International Institute for sustainable Development. “NGO Brief: Families Call for Increased Climate Action in Court Case Against EU.” Consulté le 3 Septembre, 2018.

[XV] Margaret E. Keck et Kathryn Sikkink. « Transnational advocacy networks in international and regional politics. » UNESCO, 1999.

[XVI] Climate Home News. « EU taken to court over 2030 emissions target. » Consulté le 4 Septembre, 2018.

[XVII] People’s Climate Case, “Families are taking the EU to court for its lack of climate action.” Consulté le 5 Septembre, 2018.

[XVIII] EU Observer. “EU court to hear citizens’ climate case against EU”, Consulté le 5 Septembre, 2018

[XIX] People’s Climate Case, “PEOPLE’S CLIMATE CASE HEADS TO PROCEED.” Consulté le 5 Septembre., 2018

Sáminuorra, Association of Young Saami. Photo credit: People’s Climate Case

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