Quand la faim devient une arme : Les manifestations Ladakhi en Inde.

Baptiste EDOUARD
La REVUE du CAIUM
Published in
6 min readApr 22, 2024

Les conquêtes de l’Empire britannique puis les luttes pour l’indépendance, l’histoire du Ladakh est un récit complexe tissé de diverses influences culturelles et politiques. Nichée entre les sommets escarpés de l’Himalaya, cette région reculée a été le théâtre de nombreux événements marquants au fil des siècles. Aujourd’hui, alors que le monde moderne se heurte à des défis de développement, de préservation de l’environnement et de revendications territoriales, le Ladakh demeure un symbole de résilience et d’identité culturelle, où les habitants luttent pour préserver leur patrimoine tout en s’adaptant aux changements du monde moderne.

Des habitants de Ladakh brandissent des pancartes réclamant le statut d’État et d’autres droits démocratiques pour leur région lors d’une manifestation à New Delhi le 15 février 2023. Crédit photo : Altaf Qadri/AP Photo

Vingt-et-un jours de jeûne jusqu’à la mort sur les hautes terres du Ladakh, où les températures descendent encore sous zéro degré. C’est ce qu’a entamé Sonam Wangchuk, un activiste originaire de la région indienne de Ladakh afin de lutter contre ce qu’il a qualifié d’assaut menaçant l’intégrité de l’identité tribale du peuple ladakhi.

En effet, depuis août 2019, le gouvernement fédéral indien mené par le Premier ministre Narendra Modi a révoqué la semi-autonomie gouvernementale dont bénéficiait l’État du Jammu-et-Cachemire. Cet état a alors été séparé en deux territoires distincts administrés par le gouvernement fédéral indien, avec d’un côté le Ladakh et de l’autre le Jammu-et-Cachemire.

Cependant, cette perte totale d’autonomie gouvernementale a provoqué une marginalisation démocratique de la région de Ladakh. Le peuple ladakhi dénonce un manque cruel de représentation politique dans la structure actuelle du gouvernement et met en avant le fait qu’il n’ait tout simplement pas son mot à dire dans les projets de développement annoncés par l’administration dirigée depuis New Delhi.

Cette marginalisation est venue s’ajouter à une longue histoire de négligence qu’entretiennent le gouvernement indien et le Ladakh, ce dernier ayant souvent été négligé en matière de développement et d’infrastructures par rapport aux autres régions de l’Inde.

« Ils ne s’intéressent ni à l’avenir ni à la population locale, nous allons donc prendre notre destin en main. Nous souhaitons le rétablissement de la démocratie dans notre région. » a déclaré Sonam Wangchuk depuis son lit d’hôpital suite à son jeûne.

C’est donc afin de défendre leurs droits politiques ainsi que leur environnement que le peuple ladakhi organise de nombreuses manifestations à travers le pays. Il réclame le statut d’État pour le Ladakh ainsi qu’ un statut tribal en vertu de la Sixième Annexe de la Constitution indienne, une disposition constitutionnelle qui protège les populations tribales et leur permet de créer des organisations autonomes chargées d’élaborer des lois sur la terre, la santé et l’agriculture.

Avec près de 97 % de la population du Ladakh étant tribale, la gestion des ressources naturelles et de l’environnement représente l’une des plus grandes préoccupations du peuple.
Néanmoins, après neuf rounds de négociations entre New Delhi et les représentants du Ladakh, la situation ne semble pas évoluer. La dernière réunion, qui s’est tenue le 4 mars, n’ayant donné aucun résultat concret.

Des milliers de citoyens ont annoncé vouloir marcher dans les pas de Wangchuk et jeûner afin de lutter pour leur droit politique.
« Je veux suivre des méthodes pacifiques … pour que notre gouvernement et nos décideurs politiques prennent conscience de notre douleur et agissent. » a affirmé Wangchuk.

Des habitants du Ladakh lors d’un sit-in pour réclamer des garanties constitutionnelles, le 24 mars 2024 Crédit Photo : SONAM DORJE / AP

L’ouverture au monde, un danger pour le Ladakh ?

Depuis la révocation de la semi-autonomie de Jammu-et-Cachemire , le Ladakh est de plus en plus exposé au monde extérieur, cependant les habitants ne voient pas forcément cela d’un bon œil. Le Ladakh est une région connue pour ses glaciers, qui fournissent à la population une quantité importante d’eau.

Ces glaciers constituent l’une des rares ressources d’eau douce gelée au monde. Toutefois, le réchauffement climatique représente depuis quelques années une grande menace pour la région qui a en 2024 connu, l’une des premières pénuries d’eau de son histoire. Selon des représentants de la région, l’augmentation du nombre de touristes a exercé une pression sur certaines de leurs ressources limitées.

En 2022, 450 000 touristes ont visité le Ladakh au cours des huit premiers mois de l’année. Alors que la région ne comptait à l’époque que 274 000 locaux. Cette stratégie agressive tournée vers la mondialisation n’est pas prête de s’arrêter, cependant les projets du gouvernement visant à stimuler le tourisme et à exploiter les ressources naturelles de la région ont alarmé les habitants.

Selon Vaishnavi Rathore, journaliste spécialisé dans le climat et l’environnement basé à New Delhi, sept projets hydroélectriques ont été proposés par le gouvernement, tandis que plusieurs groupes industriels internationaux ont manifesté leur intérêt pour l’exploration de cette région riche en minéraux tels que le borax, l’or, le granit, le calcaire et le marbre.

« Les projets de développement apporteront sûrement un certain confort aux gens, mais personne n’est intéressé par ce type de développement. À quoi sert le développement si la démocratie n’en est pas à l’origine ? » a déclaré Sonam Wangchuk.

De plus, le fait que des nouvelles lois adoptées par le gouvernement fédéral en 2019, permettent aux étrangers de s’installer et de créer des entreprises dans la région, ont grandement inquiété la population. Pour les habitants du Ladakh, qui dépendent essentiellement de l’agriculture, ces mesures ont suscité des craintes quant à l’impact sur la culture et l’identité de la région.
« La sixième annexe a été conçue pour protéger les droits des groupes indigènes et tribaux, cela les protégera de l’exploitation par les industriels » explique Tshering Dorjey Lakrook, qui était jusqu’en 2020 président de l’unité régionale du parti au pouvoir.

Une militarisation accélérée

En 2020, la situation géopolitique du Ladakh est devenue plus tendue en raison des tensions territoriales entre l’Inde et la Chine dans la région de l’Himalaya. Des affrontements violents ont éclaté entre les forces militaires indiennes et chinoises dans la vallée de Galwan, ce qui a entraîné des pertes en vies humaines des deux côtés. Ces tensions ont renforcé les préoccupations sécuritaires dans la région et ont eu un impact sur la vie quotidienne des Ladakhis.

À la suite de ces affrontements, Delhi et Pékin ont augmenté les mouvements de troupes et construit des infrastructures militaires massives le long de la zone de libre-échange. La Chine a lancé des incursions au Ladakh, revendiquant plus de 1 000 km2 de territoire, lui- même revendiqué par l’Inde. L’Inde a démenti à plusieurs reprises les prétentions de la Chine.
De plus, des incidents au cours desquels des soldats chinois sont entrés au Ladakh et ont empêché les habitants de faire paître leurs troupeaux ont motivé les revendications locales.
À l’heure actuelle, des experts tels que Michael Kugelman, directeur du groupe de réflexion South Asia Institute du Wilson Center, basé à Washington, estiment que même si l’Inde ne peut se permettre un Ladakh instable, il n’est pas non plus possible de revenir sur les changements intervenus en 2019.

« Changer le statut du Ladakh et lui donner le statut d’État affaiblirait cette position et soulèverait des questions sur le bien-fondé de ces mesures en 2019, et ce n’est pas l’impression que Delhi souhaite donner. » a déclaré Kugelman.

Alors, à l’aube des élections générales indiennes qui auront lieu du 19 avril au 1er juin, le Ladakh ainsi que son peuple se retrouvent dans une situation où leur grève de la faim devient une arme politique afin de lutter pour leurs droits, mais aussi contre les véritables armes retentissantes dans leur contrée.

Pour approfondir :

[1] Landrin, Sophie (2024) « Inde : les Ladakhis jeûnent pour défendre leurs droits politiques et leur environnement» :

Inde : les Ladakhis jeûnent pour défendre leurs droits politiques et leur environnement

[2] Al Jazeera (2024) «Why are people in India’s Ladakh protesting against central government ? » :

Why are people in India’s Ladakh protesting against central government

[3] BBC News (2024) « Ladakh: The thousands of Indians protesting in freezing cold » :

Ladakh: The thousands of Indians protesting in freezing cold

[4] Fareed, Rifat (2021) «Why India’s Ladakh is witnessing growing discontent ? » :

Why India’s Ladakh is witnessing growing discontent

[5] Al Jazeera (2023) «Why India’s Ladakh region is now fighting for full statehood » :

Why India’s Ladakh region is now fighting for full statehood

[6] Aswani, Tarushi (2022) «Ladakhi nomads along tense India-China border struggle to survive »:

Ladakhi nomads along tense India-China border struggle to survive

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