Quelle sphère juridique derrière les sanctions économiques?

Adama Ndour
La REVUE du CAIUM
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9 min readFeb 7, 2019
Le siège des Nations Unies, à New York. Photo: Monika Graff Agence France-Presse

Au cours des deux dernières années, l’administration de Trump a mis au goût du jour l’unilatéralisme et, parmi ses armes favorites, se trouvent les sanctions économiques internationales. Mais d’où viennent leurs fondements juridiques?

La Charte des Nations Unies comme fondement juridique des sanctions

Dans sa mission de maintien de la paix et de la sécurité internationales, le Conseil de sécurité de l’ONU peut mettre en oeuvre des sanctions prenant la forme de résolutions contraignantes auxquelles tous les États membres sont obligés de mettre en oeuvre. De telle sorte que les juges de la Cour internationale de justice (CIJ) dans l’affaire Lockerbie affirment que « UN Member States are ‘obliged to accept and carry out the decisions of the Security Council’, which ‘prevail over their obligations under any other international agreement » . De plus, l’article 103 de la Charte des Nations Unies précise expressément qu’ « en cas de conflit entre les obligations des Membres des Nations Unies en vertu de la présente Charte et leurs obligations en vertu de tout autre accord international, les premières prévaudront ». C’est dans le même ordre d’idées que le Conseil de sécurité a renforcé la suprématie des résolutions directement dans leur texte. Il est demandé aux États membres d’agir « strictly in conformity with this resolution, notwithstanding the existence of any rights granted or obligations conferred or imposed by any international agreement ». En outre, l’Accord Général sur les Tarifs Douaniers et le Commerce (GATT) prévoit également à l’article XXI(c) une exception pour les actions des Membres de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en application des engagements au titre de la Charte des Nations Unies, en vue du maintien de la paix et de la sécurité internationales.

Quant aux actions possibles, l’article 41 de la Charte de l’ONU en dresse une liste non-exhaustive incluant « l’interruption complète ou partielle des relations économiques et des communications ferroviaires, maritimes, aériennes, postales, télégraphiques, radioélectriques…» .

Malgré ce qui précède, les sanctions concernant certains produits soulèvent des questions d’ordre juridique dont les réponses sont incertaines, notamment en ce qui concerne leur champ d’application. Puisque l’article XXI(c) du GATT concerne les engagements au titre de la Charte des Nations Unies, l’on peut se demander si cela est limité aux États membres des deux organisations, soit l’ONU et l’OMC, ou encore, si les entités autonomes membres de l’OMC qui ne sont pas des États, comme Hong Kong par exemple, ont accès à la protection offerte par l’article XXI(c) . Dans le cas du processus Kimberley, une initiative consistant à instaurer un régime international de certification des diamants, le Conseil de sécurité n’a pas rendu la participation obligatoire. Certains États ont estimé par la suite que ce régime pouvait contrevenir à leurs obligations en vertu du GATT. En réponse à ces inquiétudes, le Conseil général de l’OMC a accordé une dérogation aux Membres requérants. Cette décision a permis d’exempter les mesures commerciales prises conformément au processus de Kimberley des dispositions du GATT concernant le traitement de la nation la plus favorisée (article I:1), l’élimination des restrictions quantitatives (article XI:1) et l’application non discriminatoire des restrictions quantitatives (article XIII:1).

Néanmoins, quelques auteurs, et même des États comme la Suisse, ont considéré que le processus Kimberley répondait aux exigences de l’article XXI(c), notamment à cause du lien entre le processus et l’embargo que le Conseil de sécurité avait pris précédemment à l’égard des diamants de conflit et surtout parce que, lors de son adoption, le processus avait eu le support du Conseil de sécurité. Finalement, le processus Kimberley a été une occasion manquée d’éclaircir les contours de l’article XXI(c).

La sécurité nationale comme fondement juridique des sanctions

Les exceptions relatives à la sécurité sont communes dans les accords internationaux. Elles marquent la volonté des États de pouvoir dévier de leurs obligations internationales afin de se défendre. Par conséquent, un pendant de l’article XXI du GATT existe dans les autres accords de l’OMC : l’article XIV de l’Accord général sur le commerce des services (GATS) et l’article 73 de l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (TRIPS).

Le fait que, contrairement à l’article XX, il n’ait pas de chapeau couplé à sa formulation vague démontre l’importance que donne les États à l’article XXI.Par contre, cette flexibilité a eu comme conséquence de créer une menace à l’intégrité même du système créé par l’OMC. Ainsi donc, une sanction qui ne se trouve pas dans une résolution du Conseil de sécurité doit trouver sa justification dans l’article XXI(b). C’est pourquoi ces sanctions doivent pour l’État qui les met en oeuvre être « nécessaires à la protection des intérêts essentiels de sa sécurité (i) relativement aux matières fissiles (ii) au trafic d’armes ou (iii) appliquées en temps de guerre ou en cas de grave tension internationale ».

Par rapport à l’article XXI il existe deux points de vues. Les tenants du premier considèrent que des mesures prises en vertu de cet article ne sont pas susceptibles d’être révisés par un Groupe spécial car une discrétion totale est laissée à l’État. Les autres, pour leur part, estiment que bien qu’une grande marge de discrétion existe, elle n’est pas totale, et donc, peut faire l’objet d’une révision. Dans l’affaire Djibouti c. France, la Cour internationale de justice réfute l’idée selon laquelle la discrétion de l’État est totale. Dans cette affaire, la Cour devait interpréter une disposition similaire à l’article XXI(b) du GATT, mais dans un traité entre le Djibouti et la France autorisant l’État requis à refuser l’entraide judiciaire en matière pénale à l’État requérant lorsque celui-ci considère que l’exécution de cette requête est susceptible de porter préjudice à sa souveraineté, sa sécurité, son ordre public ou à d’autres intérêts essentiels. Et comme dans l’article XXI du GATT, la disposition contient un langage subjectif avec des qualificatifs objectifs : « intérêts essentiels » et trois cas spécifiques (souveraineté, sécurité et ordre public), la cour a décidé que la disposition donnait à l’État requis un très large pouvoir discrétionnaire, mais que « l’exercice de ce pouvoir demeure soumis à l’obligation de bonne foi codifiée à l’article 26 de la convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités et qu’il doit être démontré que les motifs du refus d’exécution de la commission rogatoire relevaient des cas prévus par l’article 2 ». Compte tenu de ce qui précède, l’exigence voulant que les traités soient observés de bonne foi implique qu’une révision est possible dans les cas où l’invocation de l’article XXI (b) du GATT serait déraisonnable ou encore irait à l’encontre de l’objectif du traité.

Face à l’incertitude, des Membres de l’OMC ont fait une déclaration ministérielle à l’effet que lorsqu’une mesure est prise en vertu de l’article XXI, toutes les parties contractantes conservent leurs droits conférés par le GATT. Malgré cela, les partisans du point de vue opposé existent encore. Ils se basent sur le sens ordinaire des mots de la disposition, particulièrement sur celui « qu’elle estimera ». En effet, l’Organe d’appel a affirmé que les mots d’un traité « forment la fondation du processus interprétatif », et que si les mots sont sans équivoque dans leur contexte, aucune interprétation supplémentaire n’est nécessaire autrement dit in claris interpretatio cessat. En l’espèce, les mots « qu’elle estimera » indique clairement que c’est à l’État de décider.

L’exception de sécurité nationale aujourd’hui

Plus récemment, le Canada a fait une demande d’établissement d’un Groupe spécial au sujet de certaines mesures que les États-Unis avaient imposées pour ajuster, selon le Canada, les importations de produits en acier et en aluminium sur leur territoire. La dispute a pris une ampleur telle que huit Membres ont demandé de participer aux consultations, dont l’Union européenne, le Mexique et la Norvège. Suite à la demande d’ouverture de consultations du Canada, les États-Unis ont fait une communication où ils réitèrent leur interprétation de l’article XXI du GATT selon laquelle les questions de sécurité nationale sont des questions politiques qui ne sont pas susceptibles d’être examinées ni réglées dans le cadre du règlement des différends à l’OMC. Chaque Membre de l’OMC conserve le pouvoir de trancher lui-même les questions qu’il estime nécessaires à la protection des intérêts essentiels de sa sécurité, tel qu’indiqué dans le texte de l’article XXI du GATT de 1994. Ainsi peut-on dire que pour les États-Unis, l’article XXI du GATT est un fondement juridique privilégié pour les sanctions économiques, d’où leur volonté de ne pas le soumettre à l’examen d’un Groupe spécial, car si on ne sort de l’ambiguïté qu’à ses dépens ceci, est encore plus vrai lorsqu’il s’agit de traités internationaux. En effet, le système de règlement des différends n’offre pas la même flexibilité que les résolutions par voie diplomatique. Aussi, cette réluctance peut s’expliquer par la crainte d’une perte de souveraineté pour les États si un Groupe spécial venait à se prononcer sur cet article XXI du GATT et à établir des paramètres rigides pour son application.

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L’administration de Trump a mis au goût du jour l’unilatéralisme et parmi ses armes favorites se trouvent les sanctions économiques internationales, ces actions suscitent des controverses quant à leur efficacité et ce dans plusieurs domaines, notamment en science politique. Du point de vue du droit les débats font aussi rage entre les États que dans la doctrine. Les États-Unis ont fait partie de plusieurs affaires à ce sujet où ils ont pu défendre leur position. Tout bien considéré, malgré des fondements juridiques existant il semble qu’en ce qui a trait aux sanctions économiques, les considérations politiques priment bien souvent, notamment lorsqu’il s’agit de sécurité nationale. Néanmoins, les sanctions jouent aussi un rôle positif dans le droit économique international, car dans le cadre de mesures compensatoires, elles permettent de forcer le respect des obligations étatiques.

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