La légalisation de l’avortement en Argentine : une culture politique ?

Jadeli Scott
La REVUE du CAIUM
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7 min readOct 9, 2018

L’avortement en Argentine : le projet de loi

En débutant la rédaction de cet article, une tournure des évènements consacra l’essence de cette publication. Faute de changement dans l’actualité, plusieurs questionnements ressurgirent. Face au refus du projet de loi sur la légalisation de l’interruption volontaire de grossesse (IVG) en Argentine par le Sénat, le 9 août dernier [1], une question particulière souleva autant la curiosité que le désir ardent de comprendre l’enjeu qui s’y posa : comment expliquer le refus du droit à l’avortement en Argentine ?

La député Victoria Donda a déposé le 6 mars 2018 un projet de loi concernant la légalisation de l’IVG dans les quatorze premières semaines de grossesse. Il va sans dire que ce geste avait enflammer l’opposition [2].

14 juin 2018. Vote des députés accueilli avec joie par les partisans et partisanes du pro-choix / Source : Eitan Abramovich AFP

Par conséquent, le 14 juin dernier, le projet de loi fut adopté par les députés. Élan de joie et pleurs à chaudes larmes animèrent les rues. Cependant, cette démonstration de liberté fut éphémère. Suite à la soumission de ce dernier devant le Sénat le 9 août, tout porta à croire que la pression exercée par l’Église eut raison d’être, car le projet de loi se vit rejeté par 38 voix contre 31, dont deux abstentions [3].

En Argentine, comme ailleurs sur le continent d’Amérique du Sud, la religion est chose d’État. Environ 92% de la population est catholique. Certes, face au projet de loi visant la dépénalisation du droit à l’avortement, nous frappions un mur : le pape fut irrité, les évêques également. Ainsi, ceci expliqua notamment les gestes musclés dont les rassemblements d’évêques orchestrés par le pape François, dans le but de bloquer sans précédent le projet de loi [4].

REVENIR À L’ORIGINE : La démographie

Dès la fin du XIXe siècle, l’Argentine fut le foyer de millions d’immigrants, pour la plupart venant d’Europe. Une croissance démographique se créa ainsi. Pourtant, la limite restreignant le nombre d’enfants devait être suivie à la lettre, sans quoi une instabilité du marché du travail ainsi qu’une possible ascension sociale pouvaient être mis en péril. Par conséquent, plusieurs méthodes de contraception existaient : passant du coït interrompu aux produits chimiques et à la stérilisation, la femme ayant recouru à ces moyens, mais tombant enceinte et ne voulant pas l’enfant, était exposée aux sanctions de l’Église [5].

Certes, le code pénal argentin adopté en 1984 proclame qu’un tel geste commis par la femme peut être soumis à quatre ans de prison, ainsi que les personnes l’ayant aidé dans cette démarche. Cependant, on peut soulever l’article 86 du code pénal du pays autorisant deux situations dans lesquelles une femme a le droit au recours à l’avortement. D’une part, car elle se trouve victime d’un viol, d’autre part, parce que sa vie ou sa santé est en danger.

Par conséquent, il y a tout de même de nombreux avortements se faisant clandestinement, car la loi est très difficilement applicable.

En Argentine, on compte environ 500 000 interruptions volontaires de grossesses (IVG) dans la clandestinité chaque année.

Préconiser le droit à l’avortement est une chose dont l’Argentine n’est absolument pas prête. Cristina Fernandez de Kirchner, ancienne présidente du pays, prônait incessamment un discours en faveur des droits des femmes et de l’inclusion de celles-ci. Elle faisait ainsi la promotion de la tradition historique du péronisme. Cependant, en ce qui a trait au droit à l’avortement, lorsqu’elle était au pouvoir, la sénatrice nationale avait répondu à un journaliste que « les sociétés ont leurs temporalités et je ne crois pas que l’Argentine soit prête pour cela. C’est à peine si nous avons pu faire approuver une loi d’éducation sexuelle et de reproduction responsable et il faut voir ce que cela a coûté. De plus, et au-delà, je suis contre l’avortement. » [Pisani, 2003.]

Par conséquent, celle qui se montrait contre l’avortement lorsqu’elle était au pouvoir avait voté en faveur du texte présenté le 9 août. Elle avait même déclaré qu’il fallait à tout prix envisager les possibilités d’avenir, sans quoi le dossier ne sera jamais clos [6].

CULTURE POLITIQUE : La religion catholique

Considérant que la position du Sénat pouvait se montrer stricte d’ici la relecture de l’éventuelle loi, certaines sénatrices se sont accommodées et ont proposé de revoir le projet de loi, afin de suggérer une interruption de grossesse dans les douze premières semaines en comparaison aux quatorze premières semaines mentionnées précédemment. De plus, elles y modifiaient le droit de l’objection de conscience institutionnelle. En d’autres mots, elles proposaient que les cliniques privées pouvaient dorénavant refuser de pratiquer un avortement désiré par une femme, ce qui était stipulé de manière contraire dans la première rédaction du projet de loi [7]. Cette démonstration permit de croire que la peur de voir le projet de loi refusé par le Sénat amena toute sorte de modification dans l’optique de plaire au Pape François. De ce fait, le simple vote en faveur de la dépénalisation du droit à l’avortement aurait été vu comme une porte d’entrée pour justifier l’excommunication des sénateurs et des sénatrices. Le pouvoir de l’Église n’avait donc aucune limite. Il est important de se remémorer que l’Argentine est un État catholique, et ce, en vertu de l’article 2 de la Constitution de 1853 du pays[8].

Article 2. Le gouvernement fédéral soutient (sostiene) la religion catholique, apostolique et romaine.

Ainsi, la rémunération des évêques se fait par l’État, c’est-à-dire au moyen de la perception des impôts des citoyens. De nombreuses subventions sont également accordées pour l’éducation gérée par les religieux, d’autant plus que divers fonds sont destinés pour la perpétuation des églises. Assurément, la religion catholique est de ce fait chose d’État.

RÉALITÉ HISTORIQUE : Ailleurs sur le continent

Ce n’est qu’en Uruguay et au Guyana (2012) ainsi qu’à Cuba, précurseur de la légalisation en 1965, que la pratique de l’avortement se fait librement. Ailleurs, dans les pays tels que le Nicaragua, Salvador, Honduras, Haïti et la République dominicaine, la femme est exposée à une trentaine d’années en prison pour avoir pratiqué un avortement clandestin [9]. Cette sanction juridique demeure un obstacle imminent pour la liberté de la femme.

Selon une étude publiée dans The Lancet, dans les pays où la loi est plus stricte concernant l’avortement, le taux d’avortement est beaucoup plus élevé, soit en Amérique latine [10]. Ceci s’explique par la faible accessibilité aux moyens de contraception; le recours à l’avortement est donc davantage sollicitée [11].

Source : Piktochart

Également, selon les données de The Lancet, environ 32% des grossesses observées entre 2010 et 2014 en Amérique latine se sont conclues par un avortement [12]. L’avortement est donc une véritable réalité sociale, et s’agit d’un indicatif sur la santé de la société. Il est donc évident de réfléchir et de mettre sur pied une politique beaucoup plus tolérante qui accommoderait à la fois la femme, mais qui pallierait également avec la problématique présente.

TOURNANT DANS L’HISTOIRE : Un faux pas

Que ce soit par la normalisation des méthodes de contraception ou par la multiplication des cours de sexualité, l’influence des mœurs prédomine incessamment le mode de vie de la société argentine, et surtout dicte celle de la femme. Il s’agit, en interdisant l’avortement, de maintenir une position stricte concernant la liberté de la femme. L’Église contrôle la femme, sa vie et son corps : celle-ci devient produit de la société.

Les décisions des députés et du Sénat ont marqué l’histoire argentine. D’ailleurs, ces discours prenant une tournure plutôt revendicatrice firent resurgir un débat parmi la population : une volonté de rupture entre l’État et la religion. Parmi les intervenants et les intervenantes, de nombreuses féministes osèrent entamer cette discussion et y aller au front. Arborant un foulard de couleur orange, les individus ayant joint le mouvement en faveur de cette séparation enflamment dorénavant les médias sociaux. L’influence religieuse exercée sur ce pays catholique et conservateur montre encore une ferveur inéluctable dont le pape ne sera pas prêt à renoncer. Ainsi, après l’exemple de l’Irlande, ce pays dont la culture politique très aux prises avec la religion catholique et qui avait donné espoir aux pro-choix en faveur du droit à l’avortement, l’Argentine devra donc attendre son tour pour légaliser le droit à l’avortement dans son pays.

Enfin, reste à voir si lors de l’ élection présidentielle de 2019 en Argentine, dont l’agenda des partis sera particulièrement occupé, ce dossier retrouvera sa valeur.

Références

[1]https://www.lemonde.fr/ameriques/article/2018/08/11/argentine-trois-questions-sur-les-suites-du-rejet-de-la-legalisation-de-l-ivg_5341458_3222.html

[2]https://www.lemonde.fr/ameriques/article/2018/08/08/argentine-six-questions-sur-le-projet-de-loi-sur-la-legalisation-de-l-avortement_5340311_3222.html

[3]https://www.ledevoir.com/monde/ameriques/534159/argentine-avortement

[4]http://www.liberation.fr/planete/2018/06/15/l-argentine-sur-le-point-d-autoriser-l-avortement-mais-que-font-ses-voisins_1659176

[5][Nari, 2004 ; Barrancos, 2007] NARI M. [2004], Políticas de maternidad y maternalismo político : Buenos Aires (1890–1940), Buenos Aires, Biblos, p. 319.

[6]https://www.ledevoir.com/monde/ameriques/534159/argentine-avortement

[7]https://www.lemonde.fr/ameriques/article/2018/08/08/argentine-six-questions-sur-le-projet-de-loi-sur-la-legalisation-de-l-avortement_5340311_3222.html

[8]https://www.ldh-france.org/1853-CONSTITUTION-DE-L-ARGENTINE/

[9]http://www.liberation.fr/planete/2018/06/15/l-argentine-sur-le-point-d-autoriser-l-avortement-mais-que-font-ses-voisins_1659176

[10]https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0140673616303804?via%3Dihub

[11]http://www.rfi.fr/ameriques/20180525-droit-avortement-ivg-encore-nombreuses-inegalites-niveau-mondial

[12]https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0140673616303804?via%3Dihub

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Jadeli Scott
La REVUE du CAIUM

Étudiante au baccalauréat en études internationales à l’Université de Montréal