Saul Goodman, Vladimir Poutine et le boyau d’incendie

Édouard Beaudoin
La REVUE du CAIUM
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5 min readApr 21, 2022
Montage: La Revue du CAIUM

L e printemps 2022 marquait le retour de Better Call Saul, la télésérie suivant les aventures de l’avocat sans scrupule Saul Goodman. À coups de subterfuges aussi farfelus les uns que les autres, il arrive à pervertir la justice néo-mexicaine en ne s’inquiétant que de son propre sort.

Ce printemps marquait également le retour — quoiqu’elles n’ont jamais réellement disparu — des velléités expansionnistes de Vladimir Poutine en Ukraine.

Les deux événements ne sont peut-être pas aussi étrangers que l’on pense. Et nous en disent long sur le rapport que nous entretenons avec la vérité — et surtout le mensonge.

Dans un épisode de la cinquième saison, Saul Goodman représente un homme âgé qui est menacé d’expropriation par une banque qui désire construire un centre d’appel sur l’immense terrain désertique lui appartenant. L’ordonnance a été accordée en bonne et due forme par un juge, la construction a donc pu commencer, du moins jusqu’à l’intervention de Goodman.

Dès le premier jour, l‘entrepreneur du chantier constate avec stupéfaction que l’adresse indiquée sur l’ordonnance est erronée; les numéros de porte auraient été retirés, et l’homme âgé, sous l’insidieux regard de son avocat, montre avec fierté son courrier avec la bonne adresse à l’entrepreneur, incrédule.

Mais les obstacles ne s’arrêtent pas là pour la banque; dans les jours suivants, des artéfacts prétendument anciens ont été découverts sous le sol, des contaminants radioactifs ont été détectés sur place et de la poussière aurait même tracé sur la palissade du propriétaire le visage de Jésus, ce qui attira des foules considérables. Toutes ces mésaventures ont eu pour effet de considérablement retarder l’échéancier.

Le hic, c’est que Saul Goodman était derrière chacune de ces ruses. Il a brisé un vase en plusieurs morceaux et est allé dissimuler ceux-ci dans la cour de son client, y a déposé des éléments radioactifs provenant de détecteurs de fumée et était l’artiste derrière le visage évangélique sur la clôture de bois.

Néanmoins, l’entrepreneur le savait. Et Saul Goodman savait très bien qu’il le savait.

Cela ne l’a pas empêché de pousser la perfidie à fond, quitte à faire reculer la banque, qui a finalement construit son centre d’appel ailleurs.

Ceci n’est qu’un exemple parmi tant d’autres où Saul Goodman enchaîne mensonges et pirouettes éthiques pour arriver à ses fins. Il a concocté un sauvetage dont il était le héros où il rescapait un travailleur du haut d’un panneau publicitaire d’autoroute, pendant qu’on le filmait, bien entendu.

Le rapport avec Vladimir Poutine?

En septembre 1999, alors qu’il était premier ministre, un appartement de Moscou a subi une violente explosion qui laissa pour morts 300 personnes et plus de 1000 blessés. Pour l’homme fort de la Russie, l’affaire ne faisait aucun doute: l’explosion était l’œuvre de terroristes tchétchènes. Il s’est servi de ce tragique événement comme justification pour intensifier la campagne russe en Tchétchénie et éventuellement y installer un gouvernement loyal.

Or, des journalistes, des historiens et même des députés de la Douma ont soulevé la possibilité que cette attaque fût en réalité orchestrée par le FSB, les services secrets russes, pour justifier un renforcement de l’effort de guerre russe et, par la bande, propulser la popularité de Vladimir Poutine vers de nouveaux sommets. Une version des événements démentie par le Kremlin, mais qui soulève tout de même certains doutes.

Pourtant, à peine trois mois plus tard, Vladimir Poutine devenait président de la Fédération de Russie.

Mais cela n’était qu’un avant-goût.

En envahissant l’Ukraine sous prétexte de démilitarisation et de dénazification, en pointant systématiquement du doigt le régime de Kiev lorsqu’une atrocité est commise sur des personnes civiles, en niant le fait que les soldats en Crimée étaient des soldats de son armée en 2014, en balayant du revers de la main les accusations d’ingérence électorale dans différents pays, en rejetant les accusations de crime de guerre en Syrie, en Géorgie, en Tchétchénie, et aujourd’hui, en Ukraine, Vladimir Poutine renverse complètement le régime de la vérité; dès lors, tout, même l’improbable ou le délirant, devient soudainement possible.

Bien peu se contenterait de ces explications. Mais le but n’est pas forcément de faire croire à son audience de la véracité de ces propos. À tout le moins, ils sèment le doute. Un doute qui prend la forme d’un épais brouillard informationnel dans lequel on est désorienté.

Le think tank américain RAND Corporation a trouvé un nom à cette technique: le Firehose of Falsehood (le boyau d’incendie du mensonge). Détaillé dans cette étude de 2016, le concept est servi pour décrire la machine de propagande russe après la chute de l’URSS. Et cette machine, comme l’évoque RAND, est hautement efficace; même si la version russe d’un événement peut sembler farfelue, si elle est martelée sur plusieurs canaux différents de manière rapide et continue, le message peut tout de même se rendre jusqu’à nos oreilles avec une légère dose de vraisemblance.

C’est justement cette approche qui explique l’énorme variété de chaînes russes outre-mer, telles que Russia Today (RT) ou Sputnik. Même si elles savent pertinemment qu’elles colportent des demi-fictions, elles le font avec une telle efficacité qu’elles se nichent éventuellement dans nos têtes, avec le puissant débit d’un boyau d’incendie.

Comme le résumait le redoutable joueur d’échecs russe Garry Kasparov, l’idée derrière la propagande moderne ne se résume pas à faire de la mésinformation ou à mettre de l’avant un agenda, mais bien à épuiser l’esprit critique et à annihiler la vérité.

Mais revenons à notre avocat véreux.

À quelques reprises dans la télésérie, Goodman connaît quelques moments de lucidité. Quelques moments où il remet en question sa mesquinerie, où il éprouve d’éphémères moments de sympathie à l’égard de ses victimes, avant de finalement poursuivre ses machinations.

Là s’arrête toutefois notre comparaison avec le président russe.

Vladimir Poutine ne semble éprouver aucune compassion ni sympathie pour les civils quotidiennement tués en Ukraine, mais aussi en Syrie, en Géorgie et en Tchétchénie. De toute manière, dans le récit révisionniste qu’il a adopté, le peuple ukrainien n’existe pas.

Il n’en demeure pas moins que nous sommes confrontés à deux personnages dont la ruse et l’hypocrisie ne font aucun doute, et dans les deux cas, ils ne cesseront d’accumuler les victimes sur leur passage.

Toujours dans l’imaginaire de Vince Gilligan, Saul Goodman explique à Walter White dans Breaking Bad comment il fait pour mentir avec autant d’aise. Il lui raconte avoir fait croire à une femme qu’il était Kevin Costner. Pourquoi l’a-t-elle cru? «Because I believed it».

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Édouard Beaudoin
La REVUE du CAIUM

Co-rédacteur en chef. Étudiant au baccalauréat en Études internationales. L’actualité, Radio-Canada.