Sous le joug de Pékin : l’assimilation forcée des Ouïghours du Xinjiang

Une analyse de la crise que vit présentement une des provinces les plus isolées et méconnues de la Chine

Adrien Perlinger
La REVUE du CAIUM
8 min readNov 27, 2018

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Crédit photo : Pixabay.

Au cours des dernières années, la Chine a fréquemment été scrutée pour ses comportements internationaux, comme ses pratiques abusives en commerce international ou la construction d’îles artificielles en mer de Chine. Toutefois, il semblerait que très peu d’encre a été versée pour analyser les développements sociaux au sein de cette puissance mondiale pendant la dernière décennie. Bien que le cas du Tibet fût beaucoup médiatisé, celui d’une autre province, la région autonome ouïghoure du Xinjiang, est passé sous le silence. En effet, les habitants majoritaires de cette province occidentale de la Chine, les Ouïghours, subissent depuis plusieurs années une répression importante de la part de Pékin, qui désire leur assujettissement matériel et idéologique. Les abus gouvernementaux se manifestent à travers trois sphères principales : les lois discriminatoires, une surveillance de masse outrancière et des camps de rééducation. En dépit de ces abus qui attirent de plus en plus l’attention internationale, une question fondamentale se pose : Pourquoi le gouvernement chinois réprime-t-il aussi sévèrement les Ouïghours du Xinjiang ?

Une minorité hors du commun

Avant tout, il est nécessaire de dresser un portait général des Ouïghours, ce peuple qui habite l’extrémité occidentale de la Chine. Aujourd’hui, on compte environ 10 millions d’Ouïghours en Chine, principalement dans le Xinjiang, une province chinoise depuis 1884 [1]. Ainsi, ce groupe constitue une fraction minime du géant démographique qu’est la population chinoise. Malgré cela, les Ouïghours se distinguent de la majorité des Chinois, qui sont d’ethnie han, puisqu’ils sont ethniquement turciques, parlent l’ouïghour comme langue principale et pratiquent le soufisme, une sous-branche de l’Islam, comme religion [2]. Bref, il est facile de constater les différences fondamentales entre les Ouïghours et leurs concitoyens d’ethnie han, majoritaires dans le pays. Par conséquent, ce sont aussi ces différences qui motivent la violence physique et symbolique de Pékin à leur égard.

Emplacement géographique du Xinjiang. Crédit photo : Wikipédia.

La répression institutionnalisée

Les Ouïghours du Xinjiang sont depuis plusieurs années soumis à de la répression physique et symbolique de la part de leur gouvernement. Sur le plan symbolique, les Ouïghours, qui constituent la majorité musulmane de la Chine, sont directement visés par des lois d’ordre religieux. Les lois promulguées par le gouvernement chinois se disent de motivation laïque, mais peuvent certainement être qualifiées d’anti-islamiques. Par exemple, il est illégal d’entrer dans une mosquée avant l’âge de 18 ans et les prénoms traditionnellement musulmans, comme « Saddam » et « Mohammed » sont illégaux [3]. Le non-respect de cette loi peut engendrer une perte d’accès à l’assurance médicale et à l’éducation gratuite pour l’enfant qui porte un prénom illégal [4]. Ces lois ne sont toutefois que deux exemples parmi un ensemble non-négligeable de lois discriminatoires.

Des hommes ouïghours. Crédit photo : Flickr.

Pourtant, le pouvoir de Pékin dans le Xinjiang va bien plus loin que ces lois. À la suite de sa réussite à assujettir les Tibétains, Chen Quanguo, l’ancien chef du Parti communiste chinois (PCC) au Tibet, a été transféré en tant que chef du PCC au Xinjiang en août 2016 [5]. Depuis, Quanguo a réussi à établir le Integrated Joint Operations Platform (IJOP), un système de surveillance de masse digne du roman 1984 [6]. En effet, ce système utilise l’intelligence artificielle pour analyser des données provenant de caméras publiques (installées partout dans les villes ouïghoures), de téléphones intelligents, de données financières personnelles et même de consommation énergétique pour dresser une liste automatisée d’individus à envoyer dans des camps de détention [7]. Ce système est renforcé par une base de données qui contient une copie des données biométriques de chaque habitant du Xinjiang [8]. Par ailleurs, on constate depuis 2014 une augmentation radicale du déploiement de personnel de sécurité et une hausse de 300 % du nombre d’individus arrêtés dans la province [9]. Ainsi, l’IJOP, qui pour l’instant est seulement utilisé au Xinjiang, crée un climat de terreur permanent pour les Ouïghours qui doivent littéralement se méfier de chaque mouvement qu’ils font, sous risque d’être détenus. Mais où exactement ?

Jusqu’à présent, très peu est connu sur les camps de détention, ou bien de rééducation, où se trouvent aujourd’hui environ un million d’Ouïghours [10]. Ces camps, qui n’existent d’ailleurs pas en droit chinois, se trouvent dans un vide juridique [11] et semblent être des lieux où les Ouïghours sont forcés à s’assimiler à la masse Han du pays. Par exemple, les détenus n’ont pas le droit de manger sans avoir préalablement remercié Xi Jinping, le président chinois, pour leur repas [12]. D’autre part, les détenus sont obligés d’apprendre le mandarin, chanter des chansons qui valorisent le PCC et mémoriser toutes les lois qui s’appliquent exclusivement aux musulmans turciques en Chine [13]. Pour l’instant, Pékin ne reconnaît pas l’existence de ces camps et prétend que ce ne sont que des centres de formation professionnelle pour les Ouïghours [14]. En somme, les objectifs communs à toutes les mesures concernant les Ouïghours sont évidents : assimiler la population ouïghoure à la majorité han et assurer leur assujettissement politique vis-à-vis Pékin. Néanmoins, ceci ne répond pas encore complètement à la question initiale, qui est de comprendre pourquoi le gouvernement central chinois réprime autant les Ouïghours.

Des forces de l’ordre chinoises dans la ville d’Urumqi au Xinjiang. Crédit photo : Flickr.

La violence au nom de la stabilité

Le Xinjiang, malgré son isolation, se situe dans un emplacement géostratégique primordial pour la Chine. En effet, la province est le principal producteur de pétrole et de gaz naturel du pays ainsi qu’un point incontournable pour les importations de ressources naturelles provenant des États d’Asie centrale et de Russie [15]. Par conséquent, la stabilité au Xinjiang est essentielle pour assurer l’approvisionnement chinois. Cependant, le Xinjiang partage une frontière avec huit États d’Asie centrale qui mis ensemble comptent plus de 500 000 Ouïghours [16]. Ainsi, le gouvernement chinois s’inquiète des liens transnationaux entre tous ces Ouïghours, qui partagent des liens ethniques et religieux puissants ainsi qu’un sentiment nationaliste [17]. Les craintes chinoises semblent renforcées par l’existence du East Turkestan Islamic Movement (ETIM), une organisation terroriste qui cherche à fonder le Turkestan oriental, un État ouïghour en Asie centrale qui inclurait le Xinjiang [18]. Ce groupe est d’ailleurs associé aux attentats terroristes qui ont touché la Chine en 2008 et 2014 [19]. Toutefois, étant donné la faiblesse de l’ETIM et l’absence d’agenda ouïghour unifié, les craintes de Pékin ne semblent pas ancrées dans la réalité [20]. Il y a donc un volet idéologique derrière les objectifs chinois concernant les Ouïghours.

Une carte des importations chinoises. Le Xinjiang (où se situe la ville de Korla), est un point stratégique primordial. Crédit photo : Wikipédia.

Bien qu’il existe réellement un séparatisme ouïghour violent, le gouvernement chinois semble surtout craindre une explosion d’un nationalisme régional qui pourrait se répandre à d’autres régions avec des minorités importantes comme le Tibet ou la Mongolie [21]. Aux yeux du gouvernement, face à un tel scénario, la Chine risquerait de connaître beaucoup d’instabilité, voire même de se fragmenter [22]. Étant donné la nature autocratique du régime chinois et son anxiété par rapport à l’unité nationale du pays, le gouvernement a préféré tuer toute contestation ouïghoure dans l’œuf en utilisant la force maximale. Par conséquent, la répression dans le Xinjiang en dit beaucoup plus sur les insécurités de Pékin que sur la menace posée par les Ouïghours.

Crédit photo : Flickr.

En somme, la répression brutale à laquelle sont soumis les Ouïghours du Xinjiang s’explique davantage par la faiblesse de l’unité nationale chinoise que la menace matérielle posée par ce peuple. Certes, le nationalisme ouïghour a eu des effets concrets en Chine, notamment à travers les attentats terroristes de l’ETIM. Cependant, ces actes demeurent isolés, désorganisés et ne menacent aucunement la superpuissance qu’est la Chine d’aujourd’hui. Ce qui inquiète davantage les décideurs à Pékin, c’est de voir le mythe d’unité nationale contesté par une minorité éloignée qui refuse l’assimilation. Étant donné la fragilité de cette unité, comme on le voit à Taïwan, au Tibet, en Mongolie et au Xinjiang, le gouvernement répond en employant sa stratégie de prédilection : la répression.

Références

[1] Bajoria, Jayshree, Fletcher, Holly et Xu, Beina. 2014. « The East Turkestan Islamic Movement (ETIM) », The Council on Foreign Relations, https://www.cfr.org/backgrounder/east-turkestan-islamic-movement-etim.

[2] Ibid.

[3] The Economist. 2017. « The extraordinary ways in which China humiliates Muslims », The Economist, https://www.economist.com/china/2017/05/04/the-extraordinary-ways-in-which-china-humiliates-muslims?zid=306&ah=1b164dbd43b0cb27ba0d4c3b12a5e227.

[4] Ibid.

[5] Ibid.

[6] The Economist. 2018. « China has turned Xinjiang into a police state like no other », The Economist, https://www.economist.com/briefing/2018/05/31/china-has-turned-xinjiang-into-a-police-state-like-no-other.

[7] Ibid.

[8] Ibid.

[9] Human Rights Watch. 2018. « Eradicating Ideological Viruses : China’s campaign of repression against Xinjiang Muslim’s », Human Rights Watch, https://www.hrw.org/sites/default/files/report_pdf/china0918_web.pdf.

[10] Ibid.

[11] Ibid.

[12] The Economist. 2018. « China has turned Xinjiang into a police state like no other », The Economist, https://www.economist.com/briefing/2018/05/31/china-has-turned-xinjiang-into-a-police-state-like-no-other.

[13] Human Rights Watch. 2018. « Eradicating Ideological Viruses : China’s campaign of repression against Xinjiang Muslim’s », Human Rights Watch, https://www.hrw.org/sites/default/files/report_pdf/china0918_web.pdf.

[14] Ibid.

[15] The Economist. 2018. « China has turned Xinjiang into a police state like no other », The Economist, https://www.economist.com/briefing/2018/05/31/china-has-turned-xinjiang-into-a-police-state-like-no-other.

[16] Human Rights Watch. 2018. « Eradicating Ideological Viruses : China’s campaign of repression against Xinjiang Muslim’s », Human Rights Watch, https://www.hrw.org/sites/default/files/report_pdf/china0918_web.pdf.

[17] Albert, Eleanor. 2018. « Religion in China », The Council on Foreign Relations, https://www.cfr.org/backgrounder/religion-china.

[18] Bajoria, Jayshree, Fletcher, Holly et Xu, Beina. 2014. « The East Turkestan Islamic Movement (ETIM) », The Council on Foreign Relations, https://www.cfr.org/backgrounder/east-turkestan-islamic-movement-etim.

[19] The Economist. 2018. « China has turned Xinjiang into a police state like no other », The Economist, https://www.economist.com/briefing/2018/05/31/china-has-turned-xinjiang-into-a-police-state-like-no-other.

[20] Bajoria, Jayshree, Fletcher, Holly et Xu, Beina. 2014. « The East Turkestan Islamic Movement (ETIM) », The Council on Foreign Relations, https://www.cfr.org/backgrounder/east-turkestan-islamic-movement-etim.

[21] Van Wie Davis, Elizabeth. 2008. « Uyghur Muslim Ethnic Separatism in Xinjiang, China », Daniel K. Inouye Asia-Pacific Center for Security Studies, https://apcss.org/college/publications/uyghur-muslim-ethnic-separatism-in-xinjiang-china/.

[22] Ibid.

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Adrien Perlinger
La REVUE du CAIUM

Étudiant de troisième année au baccalauréat en Études internationales à l’Université de Montréal.