Ukraine: les sourcils noirs de Katerina

Édouard Beaudoin
La REVUE du CAIUM
Published in
4 min readMar 7, 2022

L e matin du 24 février, Katerina Sviderskaya se réveille dans son appartement du 15e arrondissement de Paris avec un mauvais pressentiment. Comme si elle se réveillait d’un mauvais rêve.

Elle ne savait pas qu’il venait à peine de débuter.

L’étudiante de 21 ans est affolée en consultant son téléphone, dont les notifications alternent entre grands titres de guerre et messages de membres de sa famille, aussi bouleversés qu’elle. «La guerre a commencé», lui écrivait une proche. Le pays qui l’a vue grandir, l’Ukraine, était sous attaque.

Née à Kherson, ville du Sud du pays ayant été la cible de violents bombardements russes, la finissante au baccalauréat en Études internationales à l’Université de Montréal a passé son enfance entre l’Ukraine et Israël, pour finalement immigrer à Montréal en juillet 2006. Elle a laissé derrière elle une grande famille dispersée un peu partout en Ukraine; ses grands-parents habitent Kherson, des oncles et des tantes vivent en périphérie de la ville de près de 300 000 habitants, alors que d’autres vivent à Kyiv, la capitale.

Comme le hasard fait bien des choses, Katerina planifiait une visite chez ses grands-parents dans la semaine du 21 février. Malgré les bombardements, elle souhaitait tout de même s’y rendre pour être avec sa famille. Sa mère a tôt fait de la rappeler à l’ordre.

Rien pour calmer le sentiment d’impuissance et de culpabilité dont l’étudiante se dit victime. «Ne pas être avec mes proches en Ukraine, ça me hante», laisse-t-elle tomber. Elle se résigne à les rejoindre quotidiennement en appel vidéo, mais le son assourdissant des déflagrations, missiles et avions en fond n’arrive pas à dissimuler l’horreur qu’affiche le visage de sa grand-mère. L’époux de cette dernière est quant à lui atteint de la maladie de Parkinson, ce qui limite considérablement sa mobilité.

L’appel du devoir

Katerina a songé à rejoindre la Légion internationale de défense ukrainienne. Elle a beau n’avoir aucune expérience militaire, l’appel de la patrie était trop fort: «Les Ukrainiens ont un sentiment d’appartenance très fort, c’est un peuple résilient». Cependant, sa mère lui a formellement interdit de joindre la Légion. Katerina était donc condamnée à n’être qu’observatrice au moment où son pays était sous attaque, quelque chose qui la déboussolait profondément. Les premiers jours ont été très difficiles, avoue-t-elle.

Puis, l’étudiante, n’en pouvant plus d’être sur les lignes de côté, a décidé de passer à l’action.

Elle a finalement mis la main à la pâte. Elle aide une compagnie de transport de passagers et de fret à livrer de l’équipement médical et militaire vers l’Ouest du pays. L’entreprise, qui assure des liaisons hebdomadaires entre Paris et l’Ukraine, s’est réorientée dans la foulée de l’offensive russe pour distribuer des vivres essentiels, dont de la nourriture et des couvertures. Ses multiples contacts dans la capitale française répondent présent à ses appels à tous sur les réseaux sociaux pour remplir les autobus.

«Au bout du compte, c’est une manière pour moi de compenser mon absence en Ukraine», avoue-t-elle. L’une de ses professeures à l’Université de Montréal, d’origine russe, l’aurait contactée pour lui démontrer son soutien, mais aussi pour l’encourager à agir. Ta famille a besoin de toi, lui aurait-elle dit.

En plus de faciliter le chargement de ces autobus, Katerina, politologue en herbe, explique et vulgarise à ses amis, connaissances et camarades de classe comment s’est développé le conflit russo-ukrainien. Encore une fois, elle en ressent le devoir.

La politique du terre-à-terre

De tous les conflits du monde, Katerina n’aurait jamais voulu en étudier un se déroulant dans son pays d’origine. Les questions de paix et de sécurité internationales passionnent la jeune étudiante, qui souhaitait faire carrière à l’ONU lorsqu’elle était plus jeune. Le rêve d’enfant s’est toutefois estompé avec le temps: «L’ONU, ce n’est pas si beau et magnifique, en réalité». Au-delà des cadres d’analyses imposés par la théorie des relations internationales, Katerina est convaincue que la nature humaine doit être considérée dans l‘analyse d’un phénomène de science politique, «ce qui permettrait d’ajouter une couche plus complexe défiant cette rationalité», décrit-elle.

Ironiquement, l’invasion russe en Ukraine en est le parfait exemple.

Personne, affirme Katerina, pas même les sommités en relations internationales, ne croyait que Vladimir Poutine irait de l’avant avec une telle offensive. «Elle ne s’inscrivait pas dans une logique rationnelle».

L’invasion russe en Ukraine n’a pas rendu Katerina cynique pour autant. Se décrivant comme une optimiste, elle croit en une résolution pacifique du conflit qui embrase son pays, à condition d’entériner un cessez-le-feu. Mais, selon elle, «Poutine est allé trop loin dans sa guerre, il a du mal à se sortir du récit révisionniste qu’il propose».

Expat et patriote

En affirmant de manière décomplexée sa fierté d’être Ukrainienne, Katerina souhaite déconstruire le concept du nationalisme, souvent rattaché à la xénophobie, selon elle. «Mon pays a une riche histoire et une culture unique, je n’aurai jamais honte d’être Ukrainienne», affirme celle dont les arrière-grands-parents lui ont relaté combien le pays a dû se battre pour ne pas être «effacé».

Le poète ukrainien Taras Chevtchenko, dans son œuvre nommée Katerina, avertissait ses compatriotes ainsi: «Tombez en amour, Ô jeunes dames aux sourcils noirs / Mais pas avec les Russes». Les sourcils noirs, ce sont les Ukrainiens, réputés dans la culture populaire pour leurs sombres sourcils.

Cependant, Katerina est loin d’être antirusse. Elle-même ainsi que sa famille sont russophones. La langue russe est magnifique, affirme celle qui a aussi fréquenté une école primaire russe. Néanmoins, contrairement au narratif exprimé par Vladimir Poutine, les Russes et les Ukrainiens sont deux peuples complètement différents, nuance-t-elle.

Cette fierté nationale, Katerina compte bien la transmettre, tout comme sa passion pour les relations internationales, dans les salles de classe où elle enseignera. Toutefois, avant cela, elle souhaite retourner dans son Ukraine natale, «pour mieux la connaître, la comprendre et l’aimer».

Et elle y retournera, avec les sourcils plus sombres que jamais.

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Édouard Beaudoin
La REVUE du CAIUM

Co-rédacteur en chef. Étudiant au baccalauréat en Études internationales. L’actualité, Radio-Canada.