Une Triple Entente au Moyen-Orient ?

Christopher Littler et Tingting Wu
La REVUE du CAIUM
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6 min readNov 12, 2020
© RT / Ben Morlok; AFP / ATTA KENARE; Francisco Anzola

La crise diplomatique qui touche le Golfe persique depuis 2017 a entraîné une réorganisation des relations régionales au Moyen-Orient. Le Qatar, mis au ban par une coalition d’États menée par l’Arabie Saoudite, s’est vu imposer des conditions inatteignables par ses puissants voisins. Ces derniers accusent le Qatar de soutenir le « terrorisme », notamment pour son implication auprès de la mouvance des Frères musulmans, et des liens de proximité qu’il entretient avec l’Iran. Loin des effets escomptés par le blocus, une nouvelle alliance s’est formée entre le Qatar, la Turquie et l’Iran, menaçant ainsi le statu quo défendu par les États-Unis.

L a victoire des Frères musulmans aux élections présidentielles en Égypte en 2012 avait été de courte durée. Le régime de Mohammad Morsi, l’homme fort de la mouvance, s’est rapidement écroulé, ce dernier ayant été destitué par l’armée nationale. Le nouveau régime égyptien d’Al Sissi, soutenu par l’Arabie Saoudite, les Émirats Arabes Unis, Bahreïn et d’autres pays ont alors formé une alliance contre les Frères musulmans. A l’opposé, la Turquie, le Qatar, l’Iran et le gouvernement d’unité nationale libyen sont devenus ses partisans.

Dans le domaine de la géopolitique, la Turquie et l’Iran ont peu de choses en commun. La Turquie veut faire revivre la grandeur de l’Empire ottoman, alors que l’Iran s’intéresse à étendre et consolider son influence chiite au sein de l’arc Syrie, Irak, Yémen et Liban, lequel encercle géographiquement l’Arabie Saoudite sur ses frontières nord-ouest et sud. Les deux consentent toutefois sur la question kurde, puisqu’aucun n’entend permettre la création d’un État souverain du Kurdistan à leurs frontières. La Turquie a également une forte dépendance à l’égard de l’Iran, son deuxième fournisseur de gaz et de pétrole après la Russie.

Le Qatar se présente comme banquier dans cette alliance stratégique avec ses énormes ressources financières et sa localisation géographique avantageuse. Déjà en 2014, un accord visant à établir une base militaire turque au Qatar fut signé et ratifié dans le but d’établir une première présence militaire effective turque dans la région du Golfe Arabo-Persique. Par réciprocité, le traité permet aussi à l’armée qatarie de se présenter en Turquie. Par ailleurs, les politiques étrangères turque et qatari se rapprochent quant à l’indépendance qu’elles maintiennent au sein des organisations interétatiques, respectivement au sein de l’OTAN et du CCG. La Turquie défend ses positions unilatéralement au sein de l’OTAN, exemplifié lors de son non-alignement sur l’intervention en Libye pour débouter le colonel Kadafi, et sur son soutien aux Frères musulmans.

Le Qatar partage avec l’Iran le plus grand gisement gazier du monde, South Pars. Le rapprochement entre le Qatar et l’Iran s’est matérialisé davantage lorsque l’Iran a envoyé des provisions au Qatar suite au blocus de 2017. En retour, le Qatar a exprimé sa volonté d’améliorer les relations bilatérales avec ce partenaire régional.

L’axe Iran-Turquie-Qatar se voit renforcé par la normalisation diplomatique entre Israël et deux pays arabes du Golfe: les Émirats Arabes Unis et Bahreïn. Si la principale motivation d’Israël dans une alliance avec les États du Golfe était de contrer la menace déstabilisatrice iranienne, les Émirats Arabes Unis, qui se sont ingérés dans les affaires syriennes et libyennes pour contrer la Turquie au cours des dix dernières années, voulaient construire un axe contre ses rivaux régionaux: la Turquie et le Qatar.

Face à l’essor des activités régionales iraniennes, la création de l’Alliance Stratégique du Moyen Orient, connue sous le nom de « L’OTAN du Moyen Orient », fut proposée par Donald Trump en 2019. L’alliance sécuritaire et politique intégrant les six pays arabes du Conseil de coopération du Golfe (CCG), l’Égypte et la Jordanie avait un objectif double : contenir l’influence iranienne grandissante dans la région, et permettre le désengagement des effectifs militaires américains dans la région afin de les redéployer vers des positions stratégiques, proches de la Russie et de la Chine. Jusqu’à ce jour, cette proposition ne s’est pourtant pas encore concrétisée.

Faux amis?

La Turquie à l’ère d’Erdogan semble pratiquer un opportunisme fluctuant entre Moscou et Washington, matérialisé par de complexes implications dans des conflits régionaux et des liens de coopération affirmés. Bien qu’étant membre de l’OTAN et un allié des États-Unis, la Turquie a adopté une orientation s’apparentant à de la realpolitik nationaliste et religieuse, multipliant les désaccords avec ses partenaires occidentaux sur de nombreux dossiers. L’embargo sur les armes en Libye, les appels à l’indépendance des Kurdes en Syrie, l’Irak, les ressources énergétiques de la Méditerranée orientale avec la Grèce en 2020, et l’achat d’un système antiaérien russe en 2019 malgré de vives objections des États-Unis et d’autres membres de l’OTAN; tous ces dossiers ont davantage creusé les dichotomies persistantes avec ses homologues occidentaux. Bien que la Turquie et la Russie soient opposés en Syrie et en Libye, la Russie s’arrange avec la Turquie afin de l’éloigner de l’OTAN.

Quant à la relation entre la Turquie et l’Iran, Erdogan a été l’un des critiques les plus virulents de la politique iranienne en Syrie et en Irak. Les deux États sont déjà en opposition sur le dossier syrien, alors que la Turquie, confrontée à une hausse du nombre d’attaques terroristes, voit son intégrité territoriale menacée. La question du nucléaire régional symbolise aussi cette relation complexe. Si la Turquie s’oppose à la prolifération nucléaire régionale, traditionnellement dirigée à l’encontre d’Israël, cette position s’est étendue contre le programme nucléaire balistique iranien, mais avec une virulence moindre. La Turquie perçoit ce dossier comme une représentation de son soft power et de ses capacités de médiation diplomatique.

Plus récemment encore, l’Iran et la Turquie se sont trouvés en désaccord sur le conflit au Nagorno-Karabakh. Le soutien militaire turc à l’Azerbaïdjan n’est pas secondé en Iran, qui s’est montré réticent à soutenir l’Azerbaïdjan chiite, craignant la promotion des idées séparatistes parmi la minorité azérie iranienne, soit 16% de sa population.

Ayant des intérêts convergents et étant confrontés à une instabilité régionale, la Turquie et l’Iran tirent profit de leur relation indéterminable. Le Qatar s’est distingué au sein du CCG par son soft power et sa politique de neutralité positive. La pandémie de COVID-19 qui sévit dans la région a d’ailleurs imputé des difficultés structurelles aux monarchies du Golfe. La chute des prix du pétrole a compromis leur transition économique vers une diversification post-pétrolière. Le contexte actuel présenterait alors une opportunité de renouer les liens de coopération internes. Une réconciliation interne à l’organisation permettrait ainsi de revenir sur la consolidation de l’axe régional en cours et de renouer une coopération interne accrue. « Si le CCG marchait un mètre vers moi, je marcherais dix mille miles vers eux » a d’ailleurs déclaré l’émir du Qatar Tamim ben Hamad Al Thani en 2017.

Pour approfondir

Darius Shahtahmasebi, New Turkey-Iran-Qatar axis is rising in Middle East, and it has Saudi Arabia furious, 22 Mar, 2019, https://www.rt.com/op-ed/454512-alliance-iran-qatar-turkey-saudi/

Le Monde, Qui sont les Frères musulmans? 20 août 2013 https://www.lemonde.fr/afrique/article/2013/08/20/qui-sont-les-freres-musulmans_3463229_3212.html

Deniz Unal, Ankara-Téhéran-Moscou, axe énergétique et géopolitique, The Conversation, June 6, 2018, https://theconversation.com/ankara-teheran-moscou-axe-energetique-et-geopolitique-97595

Mordechai Sones, Turkey-Iran-Qatar entente to replace US-Israel-Saudi Arabia? 03/01/19, https://www.israelnationalnews.com/News/News.aspx/257117

Bülent Aras, Pınar Akpınar, TURKISH FOREIGN POLICY AND THE QATAR CRISIS, August 2017

Bulent Aras, Pinar Akpinar, Turkish Foreign Policy and the Qatar Crisis, August 2017, https://www.researchgate.net/profile/Pinar_Akpinar2/publication/319059837_Turkish_Foreign_Policy_and_the_Qatar_Crisis/links/598d9aab0f7e9b07d22bc3f6/Turkish-Foreign-Policy-and-the-Qatar-Crisis.pdf

 MYRTILLE DELAMARCHE, Le vilain petit Qatar, ou le gaz derrière la crise du Golfe, Usine Nouvelle, 06/06/2017,https://www.usinenouvelle.com/article/le-vilain-petit-qatar-ou-le-gaz-derriere-la-crise-du-golfe.N549378

 “Qatar says its ambassador to return to Iran: foreign ministry”. Reuters. 23 August 2017.

MERVE ŞEBNEM ORUÇ, Is UAE’s alliance with Israel against Iran or Turkey?, Daily Sabah, AUG 20, 2020, https://www.dailysabah.com/opinion/columns/is-uaes-alliance-with-israel-against-iran-or-turkey

MATTHEW R. J. BRODSKY,Qatar Is the Weakest Link in an Arab nato, National Review, April 4, 2019, https://www.nationalreview.com/2019/04/qatar-is-the-weakest-link-in-an-arab-nato/

 ‘’Turkey is a valuable NATO ally,’’ says NATO Chairman, NATO, 10 Sep. 2020, https://www.nato.int/cps/en/natohq/news_177838.htm

Yoel Guzansky, Gallia M Lindenstrauss, Turkey and Iran: The Politics of Strange Bedfellows Article · April 2011, https://www.researchgate.net/profile/Yoel_Guzansky/publication/264840388_Turkey_and_Iran_The_Politics_of_Strange_Bedfellows/links/54ec52b40cf2465f532df862/Turkey-and-Iran-The-Politics-of-Strange-Bedfellows.pdf

Nagorno-Karabakh: why Iran is trying to remain neutral over the conflict on its doorstep, The Conversation, October 7, 2020, https://theconversation.com/nagorno-karabakh-why-iran-is-trying-to-remain-neutral-over-the-conflict-on-its-doorstep-147402

 Alessandro Bruno, The COVID19 Created Opportunities for Re-engagement within the GCC, Gulf International Forum, September 14, 2020, https://gulfif.org/the-covid19-created-opportunities-for-re-engagement-within-the-gcc/

Qatar emir: Our sovereignty is a red line, Oct 30, 2017, https://www.youtube.com/watch?v=NtNThEqB31Q

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Christopher Littler et Tingting Wu
La REVUE du CAIUM

Christopher littler: M. Sc. ÉI à l’UdeM, chercheur en relations poli-économiques au MENA. Tingting Wu: M. Sc. ÉI à l’UdeM, chercheuse en relations Chine-MENA.