Vingt-mille liens sous les mers : géopolitique des câbles Internet

Eléonore Louis
La REVUE du CAIUM
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9 min readJan 21, 2021

La quasi-totalité de nos données numériques transitent à travers des étendues gigantesques de câbles posés au fond des océans. Loin de l’imaginaire d’un réseau sans-fil, la réalité de ces tuyaux de fibre optique pose la question du contrôle des infrastructures et donc du contrôle d’Internet. Tout se joue vingt mille lieues sous les mers, où une guerre invisible a remplacé le récit aventurier.

L e public ignore qu’au début des années 2000, l’adaptation cinématographique du Seigneur des anneaux (J. R. R. Tolkien) a nécessité le recours sans précédent à un réseau d’infrastructures Internet entièrement voué à transporter les informations du tournage : le fatpipe [1]. À l’origine, la franchise souhaitait son propre système de câbles Internet pour faciliter la communication entre l’équipe de production située en Nouvelle-Zélande et l’équipe de post-production basée à Londres. Mais l’enjeu de sécurité et le risque de piratage des données motivaient également cette décision [1]. Cette anecdote nous apprend deux choses: si nos infrastructures de communication peuvent être considérées comme des ressources [2], les informations qui y circulent sont, quant à elles, des richesses. Ainsi, les câbles Internet sont au cœur de convoitises de plus en plus marquées au fur et à mesure que les liens deviennent les nouveaux lieux d’échanges mondiaux.

On aurait tort de penser que toutes nos communications flottent dans l’air et se rendent d’un point à un autre sous forme dématérialisée. L’information n’est ni évaporée ni transformée en nuage numérique. En réalité, seulement 0,37% des données passent par les satellites. Les 99% restantes transitent au travers d’une ossature de câbles Internet qui sillonnent les fonds marins pour relier nos continents entre eux [3].

Composés de fibre optique [4], ces liens permettent l’acheminement ultra-rapide de l’information. En 1992, ils transportaient 100 giga-octets de données par jour. Aujourd’hui, 26 000 giga-octets sont transmis le temps d’une seconde [3]. Près de 1,3 million de kilomètres de câbles (soit trente-deux fois le tour de la Terre) traversent aujourd’hui nos océans [3]. Le fonctionnement de la Toile numérique mondiale repose sur la fiabilité de ces tuyaux qui représentent de véritables outils de pouvoir, capables de générer des tensions et des conflits d’influence.

Carte des câbles sous-marins dans le monde en date du 10 décembre 2020. Source : https://www.submarinecablemap.com/

Qui tire les fils ?

Depuis les années 90, les grands acteurs du marché mondial des câbles sont des constructeurs privés [3]. Actuellement, la triade dominante est composée de l’entreprise française Alcatel-Lucent Submarine Network qui détient 47% des parts de marché, l’américain TE Subtelecom qui en possède 30% et le japonais Nippon Electric Company qui en récupère 12% [4]. De leur côté, les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft), soucieux d’étendre leur empire, investissent en masse dans ce marché depuis quelques années. Leur ambition est nourrie par le désir d’acquérir une meilleure liberté d’action, en se dégageant du contrôle imposé par les opérateurs, mais aussi en accroissant leur importance vis-à-vis des États [5]. Avec quatorze câbles en sa possession, qui s’étendent sur près de cent mille kilomètres au total, Google est la plate-forme web en tête [5]. Le géant du Web soutient également le projet Faster, une ligne Internet de très haut débit qui relierait le Japon et les États-Unis [6]. En 2013, les GAFAM représentaient 10% des commandes du marché. Aujourd’hui, ils en occupent près de 40% [5]. Cette montée en puissance les place en lice pour court-circuiter la mainmise des opérateurs traditionnels sur le réseau mondial d’ici la moitié de la décennie 2020. La répartition des acteurs qui tirent les fils Internet est donc en train de basculer [4].

Illustration d’une pose de câble par la société Orange Marine. Source : https://veillecarto2-0.fr/2019/01/21/les-cables-sous-marin-dinternet/

Quel est le rôle des États ?

Les câbles restent soumis à la souveraineté nationale. Lorsqu’ils arrivent sur la terre ferme, ils sont recueillis au sein de « stations d’atterrissement » situées sur les littoraux. Ce processus suppose un accord avec les autorités gouvernementales pour définir le lieu d’atterrissage des câbles, mais aussi permettre leur navigation à travers les eaux territoriales, les zones économiques exclusives (ZEE) et les frontières maritimes [4]. Une diplomatie du câble et des négociations entre les partenaires privés et publics restent donc nécessaires pour obtenir l’autorisation d’étendre les fils Internet.

En outre, la vague d’investissements publics dans certaines régions, comme en Asie, invoque le retour de l’acteur étatique pour créer de nouvelles infrastructures [7]. D’autre part, les grands opérateurs chinois sont publics (China Mobile, China Telecom et China Unicoms) et gèrent un trafic de données qui a dépassé celui des États-Unis, affirmant le poids croissant de la Chine au sein du marché d’Internet [8]. Les États-Unis demeurent, toutefois, au cœur des échanges. Sur les treize serveurs racines, c’est-à-dire ceux chargés de traiter les adresses IP et les noms de domaines, dix sont américains et 80% des flux de données mondiaux transitent par la (quoique menacée) première puissance mondiale [3].

Le réseau des câbles dans le monde. Les pays plus connectés sont en plus foncé. Source : https://submarine-cable-map-2016.telegeography.com/

Les routes invisibles de la mondialisation

L’installation des câbles Internet s’est faite en deux impulsions. La première s’est effectuée en 2000 avec l’avènement du Web 2.0. Nous sommes actuellement en train de traverser la deuxième. En 2016, vingt-sept mille kilomètres ont été déposés dans les océans, contre le triple en 2017 [3]. L’Afrique est pour l’instant la dernière région à avoir été dotée d’une connexion Internet. Le continent rattrape son décalage en se dotant, depuis 2010, de câbles à forte capacité le reliant principalement à l’Europe et à l’Asie [9]. D’ici 2024, le projet « 2Africa », long de 37 000 kilomètres, assurera la liaison de l’Europe de l’Ouest au Moyen-Orient, en passant par seize pays d’Afrique, et se hissera, dès lors, parmi les plus longs câbles au monde [10]. Quant à l’Arctique, théâtre d’enjeux géopolitiques majeurs, le ministère russe de la Défense souhaite le relier, d’ici 2025, par un lien de 12 700 kilomètres [6].

Sécurité des données en suspens

Si les canaux de transmission de nos données numériques ont une réalité matérielle, cela signifie qu’il est possible d’accéder physiquement à leur lieu de circulation et de les intercepter. C’est notamment ce qu’a prouvé Edward Snowden en révélant que le groupe des « Five Eyes » (Australie, Canada, États-Unis, Nouvelle-Zélande et Royaume-Uni) utilisaient leur position de gardiens de l’Internet pour écouter des informations politiques et économiques confidentielles aux points d’atterrissement des câbles [3]. Suite au scandale, le Brésil a annoncé la construction du câble « EllaLink » qui lui permettrait d’atteindre l’Europe en évitant les États-Unis, lourdement entachés par l’affaire [3].

À l’origine, les « Five Eyes » sont issus d’un consortium entre services secrets nationaux initié en 1955 pour surveiller les données échangées dans le monde entier et protéger les infrastructures gouvernementales des cyberattaques [11]. Une menace bien présente puisqu’au cours du mois de février 2020, à peu près 623 millions de données ont été piratées dans le monde [12], si bien que la pandémie a servi de tremplin d’exploitation pour le cybercrime [13]. Toutefois, la protection des citoyens n’est pas totalement assurée. Une étude [11] montre en effet que les gouvernements des « Five Eyes » relèguent aux citoyens la responsabilité de se protéger eux-mêmes des cyberattaques.

Le câble EllaLink reliera d’ici 2021 le Brésil à l’Espagne. Source : https://www.submarinecablemap.com/#/submarine-cable/ellalink

Un puissant instrument de pouvoir et une source de tensions géopolitiques

L’OTAN a tiré la sonnette d’alarme en octobre 2020 en observant une hausse suspecte de l’activité des sous-marins russes près de câbles transatlantiques. L’organisation de défense internationale craint en effet que la puissance russe ne tente d’espionner ou d’attaquer les infrastructures en les endommageant, activité dont elle est hautement soupçonnée depuis plusieurs années [14]. Comme l’explique Farid Gueham [15], Internet est un « nouveau théâtre de conflits » où la « baisse du coût de l’attaque, sa rapidité, et la difficulté à identifier l’attaquant » changent le paradigme.

La Russie est peu atteinte par les câbles en raison de sa situation géographique : seulement quatre tuyaux la relient au reste du monde [3]. D’un côté, ce paramètre permet à Moscou de rester à l’écart de l’influence américaine. De l’autre, il ne pose aucun problème au pays qui a développé ses propres acteurs Internet tels que Vkontakte, considéré comme le « clone russe de Facebook » [15]. En ce qui concerne la Chine, la filiale Huawei Marine esquisse sa place au sein des plus importants poseurs de câbles mondiaux en installant des infrastructures au Groenland, aux Maldives, aux Comores, en Afrique du Sud et au Royaume-Uni [3]. Le géant asiatique est également très impliqué dans les programmes d’infrastructures africains, où il signe de nombreux accords de construction [7]. Ces routes maritimes stratégiques chinoises filent la métaphore d’une « route de la soie digitale », où le câble sous-marin devient autant une ressource marchande qu’un outil d’influence [16].

La totalité des câbles construits par la société Huawei Marine en date de 2019. Source : https://www.wsj.com/articles/u-s-takes-on-chinas-huawei-in-undersea-battle-over-the-global-internet-grid-11552407466?shareToken=stbb3203288cc54baa8620cc41e3207748

Internet n’est pas sans-fil. À l’intérieur de tuyaux de fibre optique posés au fond des mers, nos données voyagent, exposées à plusieurs dangers, dont celui du manque de confidentialité. Les plus gros risques sont géopolitiques. Au-delà d’une simple infrastructure matérielle, les câbles sont une ressource dont le contrôle confère du pouvoir et génère des guerres d’influences qui se multiplieront avec la sophistication des réseaux 5G. Étudier la géopolitique contemporaine incite à se tourner vers l’eau. Ainsi résonnent les mots de Pierre Royer: « qui tient la mer tient le monde » [17].

Pour approfondir

[1] Thompson, Kristin. The Frodo Franchise : The Lord of the Rings and Modern Hollywood. Berkeley : University of California Press, 2007.

[2] Starosielski, Nicole. « Fixed flow: Undersea cables as media infrastructure ». Dans Signal Traffic: Critical Studies of Media Infrastructures, 53–70. University of Illinois Press, 2015. http://www.jstor.org/stable/10.5406/j.ctt155jmd9.

[3] Arte. Les câbles sous-marins, un enjeu planétaire, TV5 Monde, 31 janvier, 2019. https://enseigner.tv5monde.com/fiches-pedagogiques-fle/les-cables-sous-marins-un-enjeu-planetaire

[4] Boullier, Dominique. « Internet est maritime : les enjeux des câbles sous-marins » Revue internationale et stratégique 95, n°3 : 149–158 (2014). https://doi.org/10.3917/ris.095.0149

[5] RFI. « Un océan de câbles. Puissance(s) au bout du câble ». Mars 2019. https://webdoc.rfi.fr/ocean-cables-sous-marins-internet/chapitre-3.html

[6] Nonjon, Alain. « Les câbles sous-marins, enjeux géopolitiques majeurs ». Espace Prépas, 9 novembre, 2018. https://grandes-ecoles.studyrama.com/espace-prepas/concours/ecrits/les-cartes-de-geopolitique/les-cables-sous-marins-enjeux-geopolitiques-majeurs-7271.html

[7] Blanc, Félix. « Géopolitique des câbles : une vision sous-marine de l’Internet » Les carnets du CAPS, n°26 : 31–50 (2018). https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/le-ministere-et-son-reseau/le-centre-d-analyse-de-prevision-et-de-strategie/publications-les-carnets-du-caps/les-carnets-du-caps-no26-technologies-et-puissance/

[8] Nikkei Asia. « Divided internet China and US switch places as data powerhouse », 2020. https://vdata.nikkei.com/en/newsgraphics/splinternet/

[9] Royer, Pierre. « 3. Les artères de la mondialisation. La place des océans dans l’économie mondiale ». Dans Géopolitique des mers et des océans, sous la direction de Pierre Royer, 41–72. France: Presses Universitaires de France, 2012. https://www.cairn.info/geopolitique-des-mers-et-des-oceans--9782130633891.htm

[10] AFP. « «2Africa»: un câble sous-marin de 37 000 km pour connecter l’Afrique » Le Journal de Montréal, 14 mai, 2020. https://www.journaldemontreal.com/2020/05/14/2africa-un-cable-sous-marin-de-37000km-pour-connecter-lafrique

[11] Renaud, Karen, Orgeron, Craig, Warkentin, Merrill et P. Edward French. « Cyber Security Responsibilization: An Evaluation of the Intervention Approaches Adopted by the Five Eyes Countries and China ». Public Admin Rev 80, n°4 (2020): 577–589. https://doi.org/10.1111/puar.13210

[12] Irwin, Luke. « List of Data Breaches and Cyber Attacks in February 2020–623 million Records Breached ». IT Governance (blogue), 2 mars 2020, https://www.itgovernance.co.uk/blog/list‐of‐data‐breaches‐and‐cyber‐attacks‐in‐february‐2020‐623‐million‐records‐breached

[13] Gatlan, Sergiu. « Coronavirus Phishing Attacks Are Actively Targeting the US ». Bleeping Computer, 2020. https://www.bleepingcomputer.com/news/security/coronavirus‐phishing‐attacks‐are‐actively‐targeting‐the‐us/

[14] Brzozowski, Alexandra. « L’OTAN veut protéger les câbles sous-marins des attaques russes ». Euractiv, 23 octobre, 2020. https://www.euractiv.fr/section/politique/news/nato-seeks-ways-of-protecting-undersea-cables-from-russian-attacks/

[15] Gueham, Farid. « Géopolitique d’internet : qui gouverne le monde ? ». Contrepoints, 7 avril, 2017. https://www.contrepoints.org/2017/04/07/286329-geopolitique-dinternet-gouverne-monde

[16] Malhotra, Ankit. « Submarine Cables, Espionage, and China ». Centre for Security and Strategy Studies, 2020. http://dspace.jgu.edu.in:8080/jspui/bitstream/10739/3523/1/Submarine%20Cables%2c%20Espionage%2c%20and%20China.pdf

[17] Royer, Pierre. Géopolitique des mers et des océans. France: Presses Universitaires de France, 2012. https://www.cairn.info/geopolitique-des-mers-et-des-oceans--9782130633891.htm

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Eléonore Louis
La REVUE du CAIUM

Détentrice d’un baccalauréat en Communication et politique à l’Université de Montréal. Candidate au MIA, Hertie School, Berlin.