« En Europe, l’un des principaux problèmes relève non pas des institutions publiques mais des investisseurs privés » Guillaume Champeau — Directeur éthique et affaires juridiques de Qwant

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8 min readMay 22, 2019

— Cet article fait partie du dossier de veille « EUROPE : Vers un numérique “european by design” ». Téléchargez le dossier complet ici !

Guillaume Champeau a rejoint Qwant, « le moteur de recherche qui respecte votre vie privée », en 2016 comme directeur éthique et affaires juridiques. Juriste de formation, il a créé et dirigé de 2001 à 2016 Numerama.com, magazine spécialisé dans l’actualité du numérique.

Qwant est vanté publiquement comme un fleuron français, autant qu’une référence européenne. Comment êtes-vous reçu, ailleurs ?

Effectivement, en France, le grand public nous voit comme un moteur de recherche français, en Allemagne, comme un moteur de recherche européen. Ailleurs, on a encore besoin de se faire connaître. D’un point de vue institutionnel, on est un acteur européen, “made in France”, mais, surtout, une alternative à Google.

Quel est le rapport de Qwant à l’Europe ?

Notre siège et nos équipes sont en France, et nous en sommes fiers, mais c’est surtout une rampe de lancement vers l’Europe, dont nous portons les valeurs, et auxquelles nous voulons contribuer : celles du respect des droits fondamentaux, et de la vie privée. Il y a sur le continent une sensibilité particulière, liée à son histoire. On en trouve la preuve dans différents pays européens. Rien qu’en France, la loi informatique et libertés qui réglemente le traitement des données personnelles a déjà plus de 40 ans. Préserver ces valeurs est essentiel à l’heure où Internet est dominé par des acteurs américains, qui n’ont pas une vision protectrice des données personnelles. Sans compter l’arrivée de quelques acteurs asiatiques, issus de pays dont le rapport aux droits fondamentaux est complexe, sans parler de la vie privée.

Comment s’est faite l’internationalisation de Qwant ?

La première décision fondatrice dans l’histoire européenne de Qwant a été de s’adosser à un actionnaire non français et puissant : le groupe médias Axel Springer, qui nous a apporté son expertise, ses réseaux, et son expérience du marché allemand. Grâce à lui, Qwant est devenu de facto une entreprise européenne, ce qui est un tremplin pour conquérir le reste du continent, fort d’un premier marché qui réunit 150 millions de Français et Allemands. Surtout, passer par un actionnariat européen oblige à dialoguer avec des experts qui ont un point de vue non franco-français.
L’autre levier est de monter des équipes dans chaque pays visé pour créer une proximité avec les médias, les institutions et les partenaires industriels locaux. Nos équipes techniques sont uniquement en France, en revanche nous avons monté des bureaux pour la communication, le marketing et les relations publiques dans chacun de nos pays-cibles. Mais rien n’est automatique : nous avons de grandes ambitions sur l’Italie et pour autant, les résultats tardent. C’est le lot de toutes les entreprises : tester, analyser… Cela nous rappelle, si besoin était, que l’on ne peut pas répliquer la même recette d’un pays à l’autre. Tout dépend tellement de la culture locale, des opportunités de visibilité médiatique, du contexte industriel, etc.

Qwant répond-il à beaucoup d’appels à projet européens ?

On y participe régulièrement, mais rarement seuls, et souvent avec des partenaires académiques, pour compléter des réponses à des projets H2020 par exemple. C’est un excellent outil de veille auquel nous sommes attentifs : ça permet de sonder les intérêts et la stratégie européenne.

Quel est votre regard sur la politique d’investissement menée par la Commission européenne ?

L’Europe commence, enfin, à investir. On le voit sur des programmes comme H2020, qui dynamisent l’écosystème économique européen.
L’un des principaux problèmes relève non pas des institutions publiques, mais plutôt des investisseurs privés : on lève au mieux quelques dizaines de millions d’euros en France, contre des centaines de millions auprès d’investisseurs étrangers. C’est comme ça que l’Europe perd Spotify qui est entré au Nasdaq. Eric Leandri, fondateur de Qwant, a fait une proposition : créer un fonds de garantie européen pour favoriser les levées de fonds dignes de ce nom. Cet organe pourrait se porter garant d’entreprises européennes stratégiques, incitant ainsi des levées de fonds plus conséquentes, sans que la communauté européenne n’ait à y circonscrire de budget. Cette idée séduit beaucoup lorsqu’on l’énonce, nous espérons qu’elle se concrétise rapidement !

Comment voyez-vous les chantiers lancés ces dernières années par l’Europe, sur le champ législatif ?

L’Europe prend progressivement conscience des enjeux. Le RGPD par exemple, est un bon texte, mais il est arrivé trop tard. D’ailleurs, il n’interdit rien de plus, dans l’exploitation des données, que ce que la législation en vigueur interdisait déjà. Ce qui change, ce sont les sanctions, enfin dissuasives. Auparavant, Google bafouait la législation, et était condamné à une amende de 150.000€, soit 2 minutes de son chiffres d’affaires, d’après le calcul que j’avais fait à l’époque. Evidemment, les entreprises américaines ont profité de la situation pour venir en Europe capter des données en faisant fi de la législation. Ce que ne s’autorisaient pas les entreprises européennes.
Maintenant il s’agit d’installer l’égalité entre les acteurs de part et d’autre de l’Atlantique. Mais cela va prendre des années. La Cnil a condamné Google il y a quelques mois, ce qui a été l’occasion de constater que la firme pratique encore et toujours des usages pourtant proscrits.
Le RGPD est donc la première brique d’un marché unique. Et il démontre clairement qu’il faut des règlements, et non des directives, qui laissent trop de marge d’interprétation aux parlements nationaux, et aboutissent à des réglementations disparates au sein même de l’Europe.

C’est le cas de la directive “Copyright” adoptée au printemps : elle est si mal écrite par moments qu’elle ne peut donner lieu à une législation forte et unique. Chaque pays va pouvoir l’interpréter, ce qui laisse aux Gafa le loisir de faire entrer en jeu des cabinets d’avocats locaux qu’eux seuls peuvent s’offrir, pour infléchir et amollir le droit local. Pour des petits acteurs comme Qwant c’est problématique : on est familiers de la législation en France, en Allemagne, ou en Italie, mais nous sommes incapables de suivre les dispositions en Roumanie. Il faut de plus en plus de règlements, aussi précis que possible, pour arriver à un véritable marché intérieur du numérique.

Quels sujets juridiques allez-vous surveiller ces prochains mois ?

Beaucoup. Le futur règlement sur la e-privacy, par exemple, qui patine en ce moment, mais aussi la législation sur les fake news et les contenus haineux, qui sont très importants pour les moteurs de recherche. Également la législation “P2B” — Plateforme to business — qui veut encadrer les relations entre les plateformes, ou places de marché, et les marchands professionnels. Cela va concerner une multitude d’acteurs.

Le service qu’il propose fait de Qwant et une référence, et une exception. Cette position mène-t-elle à des collaborations particulières, avec ou au sein de l’Europe ?

Oui, ça nous emmène assez naturellement vers des collaborations, surtout en Allemagne où l’on est le plus implanté. De manière générale, les centres de recherche industriels sont demandeurs d’un moteur européen. Nous avons des partenariats dans ce sens, de plus en plus, y compris à l’extérieur de l’Europe.
Il y a 2, 3 ans, c’était encore compliqué de faire comprendre qu’en Europe pouvaient émerger des entreprises de services B2C. On n’y voyait qu’un territoire du BtoB. Aujourd’hui, Qwant est la petite pousse qui donne de l’espoir et à qui l’on peut confier les valeurs européennes.

Quel type de rapports avez-vous avec d’autres acteurs du web serviciel en France et en Europe ?

En tout cas, aucun rapport concurrentiel : créer un moteur de recherche est une tâche titanesque à laquelle aucun entrepreneur ne veut se risquer aujourd’hui. En revanche Qwant fédère et valorise des entreprises qui proposent des services complémentaires, comme “Open-Xchange”, une solution de messagerie allemande. Nous avons aussi collaboré avec Wiko pour que Qwant soit installé sur leurs smartphones : c’est la première fois en Europe que des utilisateurs ont eu un autre moteur de recherche que Google installé par défaut sur leur téléphone. Et bien sûr nous avons beaucoup d’autres partenaires, petits et grands.

A quel point Qwant et Microsoft sont-ils partenaires ?

Microsoft n’a pas d’actions dans Qwant. C’est un partenaire commercial et technologique. Qwant se rémunère par la publicité, marché dont la nature oblige à avoir un certain volume. Il est indispensable pour nous d’avoir un partenaire de recherche qui a une grosse régie publicitaire. Nous avons également délégué actuellement à Bing — Microsoft — des éléments qui permettent de compléter nos résultats, tels que la recherche d’images, qui consomme énormément de ressources. Ca n’empêche pas que nous avons aujourd’hui notre propre index et nos propres résultats. Nous avons vocation à devenir totalement autonomes. Mais soyons clairs : nous ne fermons aucune porte à des partenariats, américains ou autres, s’ils se font au bénéfice de nos utilisateurs.

Comment procède Qwant pour recruter et former des équipes qui restent à la pointe des technologies ?

L’atout de Qwant, ce sont ses valeurs, à l’opposé de celles des GAFA. Nos collaborateurs choisissent Qwant pour défendre la démocratie, le respect de la vie privée. Il nous revient de continuer à cultiver ces valeurs. D’un point de vue pratique, il y a aussi l’héliotropisme, qui fait que notre pôle de développement technique, basé à Nice, attire beaucoup et fait rester les nombreux ingénieurs et chercheurs formés dans la région !

Que fait Qwant pour limiter son impact sur l’environnement ?

Akuo Energy, le premier producteur indépendant d’énergie renouvelable en France, est notre fournisseur exclusif d’électricité, depuis 2017, pour alimenter nos serveurs. Qwant les accompagne aussi sur le financement participatif de nouvelles centrales, en relayant sur notre page d’accueil leur plateforme qui permet au grand public de devenir investisseur dans des énergies renouvelables.
Le 14 mai, nous avons également dévoilé Qwant Causes, qui permet aux internautes de faire profiter des associations des revenus générés par leurs recherches en ligne, et ainsi de soutenir des actions sociales et environnementales très facilement, sans changer leurs habitudes.

Quel est votre sentiment à l’approche de la constitution d’un nouveau parlement européen ?

Nous allons, comme tout le monde, observer l’équilibre des forces qui va se mettre en place. Cela aura forcément un impact sur la sensibilité de l’Europe dans sa façon d’appréhender le numérique. Plus l’approche sera progressiste, mieux ce sera, mais dans tous les cas, Qwant s’adaptera pour continuer à défendre ses valeurs, qui sont indéniablement européennes.

Carte d’identité de Qwant

  • Naissance : 2011 pour la société Qwant, et 2013 pour la version bêta du moteur de recherche
  • Fnodateurs : Éric Leandri, Jean-Manuel Rozan, Patrick Constant
  • Développement international : implanté en France, Allemagne et Italie, le moteur de recherche est disponible dans plus de 40 pays et 28 langues
  • www.qwant.com

Dossier de veille Europe : vers un numérique “european by design”

— Retrouvez les interviews d’Alban Schmutz (OVH) et de Vianney Vaute (Back Market), dans la version complète de notre dossier de veille spécial Europe. A télécharger ici

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