Quadrillage des espaces et chemins aventureux de la traçabilité

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15 min readNov 30, 2020

— MATIERE A REFLEXION. A l’occasion de notre webinar ‘COVID-19 & Traçage numérique : comment concilier santé, bien commun et libertés individuelles ?’, coorganisé avec l’UNESCO et sa chaire ITEN, nous avons demandé à Stéphane Douailler, Professeur Emérite au département Philosophie de l’Université Paris 8, de conclure nos échanges. Une ouverture sous le forme d’un questionnement philosophique sur les concepts de confinement et de traçabilité que Stéphane Douailler a retranscrit dans le texte ci-dessous.

Stéphane Douailler est Professeur Emérite au département de philosophie de l’Université Paris 8.

C’est une sensation d’étouffement, qui, semble-t-il, donne au moment présent l’une de ses tonalités les plus générales. Elle est celle, d’abord, qui — ainsi qu’on nous décrit les choses — s’empare des corps en bonne santé, leur annonce la maladie et s’en prend quotidiennement à des groupes humains qui impressionnent par leur nombre. Mais elle est aussi — comme nous savons — cette autre sensation dont il serait possible de remarquer qu’elle n’est pas sans paraître assez intimement apparentée à la première, et que ressentent toujours plus, même si c’est de manière évidemment moins critique, plus diffuse, tous ceux que divers pouvoirs et autorités soumettent jour après jour à des mesures de confinement. Étouffement par la maladie, étouffement par le confinement, il semble y avoir comme un reflet de la première sensation dans la seconde, et c’est peut-être par lui qu’on peut essayer de mesurer quelques aspects de ce qui nous arrive.

I — LES MODÈLES POLITIQUES DE GESTION DES ESPACES ET DES POPULATIONS

Au milieu des mots embrasés et serinés par une incessante propagande médicale et morale pour donner à la tonalité étouffante dont nous faisons l’épreuve une résonance proprement envahissante, on peut noter que celui de confinement réussit peut-être à garder une signification claire et décente. Réemployant le mot confins, qui dit les limites ou frontières communes sur lesquelles un autre a lui aussi pouvoir, il énonce que confiner signifie toucher à quelque bord, et, dans une construction transitive, assigner quelqu’un à un espace délimité du fait de lui imposer, par effet de bordure, une relégation ou un enfermement. Des usages précis de confiner se laissent ainsi relever dans le vocabulaire médical ainsi que dans le vocabulaire juridique, mais nous pouvons aussi, au vu de ce que nous vivons aujourd’hui dans l’étouffement, nous ressouvenir d’un travail qui avait été mené par Michel Foucault entre 1974 et 1978 sur le sujet des épidémies dans ses cours au Collège de France sur Les anormaux[1] puis sur Sécurité, territoire, population[2], et qui avait été repris dans des pages célèbres de son livre Surveiller et punir[3].

Micihel Foucault — Sécurité, Territoire, Population — EP01 : Les mécanismes sécuritaires. Cours enregistré au Collège de France (1978).

Un chercheur spécialisé dans le monde carcéral, Olivier Razac, a mis en relation les résultats auxquels M. Foucault était parvenu avec les possibilités de traçage offertes par les outils numériques et les ressources qu’apportent à l’exécution des peines les placements sous surveillance électronique mobile (PSEM)[4]. Foucault, comme le rappelle O. Razac, avait entrepris de rendre intelligible une question portant sur les modèles politiques de gestion des espaces et des populations en commençant par opposer deux grands modes de contrôle des individus en Occident, à savoir celui mis en œuvre devant la lèpre puis celui élaboré face à la peste. Au moment de son cours sur Sécurité, territoire, population, il avait ajouté l’ébauche d’un troisième mode de contrôle ajusté à l’épidémie de variole. La relecture de ces textes telle qu’O. Razac la préconise, consiste à vérifier, admettant une sorte de durée longue et continue des mécanismes mis au jour par les analyses foucaldiennes, la puissance d’intelligibilité qu’ils conservent pour penser les gestions d’espaces et de populations qui nous concernent jusqu’à plusieurs siècles après. En même temps, s’appuyant sur des avertissements explicitement présents dans le texte même de M.Foucault, elle prévient de ne pas concevoir cette continuité comme si les politiques de la lèpre, de la peste et de la variole avaient correspondu à des « âges » distincts et successifs (l’âge du légal, l’âge du disciplinaire, l’âge du sécuritaire), mais elle propose de penser une diversité de formules qui inventeraient entre mécanismes juridico-légaux, disciplinaires et sécuritaires différents modes de corrélation. Si on pouvait prendre ici le temps de quelques brefs rappels afin de revivifier dans une certaine mesure les souvenirs inscrits en beaucoup d’entre nous par les cours de M. Foucault, il conviendrait semble-t-il d’insister d’abord sur l’étanchéité ou la règle de non-contact que l’art médiéval de gérer les existences imposa aux lépreux pour prémunir le reste de la population de la contagion de la maladie, et sur l’unidimensionnalité des mesures prises puisqu’elles revenaient à reléguer les malades loin des lieux habités et du droit commun dans un dehors les vouant à l’oubli, l’attente de la mort, l’anticipation de leur néant. Il n’est pas besoin de développer pour faire entendre combien la règle de non-contact et l’effet d’oubli résonnent dans notre présent, et sous diverses formes continuent à le hanter. Le cas différent qui se présenta avec la peste, et qui contraignit alors à élaborer une autre corrélation entre les mécanismes de gestion sensible des populations, fut celui d’une maladie contagieuse présente au milieu de tous avant même qu’elle se rende visible et démontre la dérision des mesures d’éloignements ou de bannissements qu’on voudrait — les plus archaïques de nos pouvoirs patriarcaux et modernes continuant cependant à les réclamer — lui appliquer. La peste requit, au lieu de se limiter aux cas avérés et de s’en remettre à un dehors, de soumettre indistinctement tous les individus présents sur un territoire à des mécanismes qui impliquèrent l’invention de surveillances fines et d’étroites règlementations des vies créant une capacité d’agir le moment venu sur des cas se rendant individuellement visibles au sein d’un dispositif panoptique généralisé. Il est connu que l’héritage de ces mécanismes suscita particulièrement l’intérêt de M. Foucault qui forgea à partir d’eux la catégorie de pouvoir disciplinaire, et il ne nous est de fait guère difficile, immergés que nous sommes dans les interdits, obligations normatives et dressages comportementaux qui accompagnent notre temps de confinement, d’y reconnaître une de leurs sources historiques. Ce serait néanmoins un troisième modèle pris en vue par M. Foucault pour être ajouté à son investigation, qui, selon O. Razac, justifierait le mieux de faire le lien avec le présent, à savoir celui des campagnes d’inoculation, de variolisation et de vaccination qui caractérisèrent le modèle politique mis au point pour la gestion de la variole. Instituant la visée d’une production d’immunisations à la maladie obtenues par contacts avec des versions affaiblies du virus circulant au sein d’une population s’autorégulant, ce dernier modèle aurait poussé au premier plan le contrôle. Libre de ses mouvements et de ses rencontres avec d’autres, le vacciné n’est pas en effet sans faire l’objet de rappels, d’observations cliniques et d’enquêtes épidémiologiques qui trouvent leur cohérence dans une politique sanitaire globale, et qui, sous forme routinière dans les temps ordinaires, permettent de cartographier les vulnérabilités d’une population et de tracer les chemins empruntés par les contagions. Le vacciné s’avère l’une des voies théoriques et techniques par lesquelles il semble possible de rattacher la traçabilité à un modèle politique d’ensemble et au réseau de problèmes qu’il travaille à prendre en charge. Il permet d’éclairer le type de contrôle des comportements déviants auquel le système pénal d’une société pourrait souhaiter accéder lorsqu’elle généralise des instruments de surveillance comme le bracelet électronique, lequel avait donné motif à O. Razac pour s’engager dans la reprise du travail de M. Foucault qu’on vient d’évoquer, et nous semblerions alors d’autant plus pouvoir attendre d’une relecture de même sorte, appliquée aux mesures de contrôle directement sanitaires dont nous faisons l’étouffante épreuve, qu’elle nous aide à clarifier les traçabilités développées aujourd’hui, en temps non pas ordinaire mais critique, face aux situations de pandémie. Une étude semblerait bien pouvoir être menée qui se donnerait pour tâche alors d’analyser dans le détail les corrélations précises et particulières que la pandémie actuelle conduit à instituer entre mécanismes souverains, disciplinaires, sécuritaires, et à cette occasion, afin de produire quelque surcroît d’intelligibilité, de repérer les ressources qui paraîtraient être réinventées en écho proche et lointain aux vieilles gestions de la lèpre, de la peste et de la variole.

II — POUVOIRS ET LIBERTÉS

Mais la question n’est peut-être pas aussi simplement celle d’un surcroît d’intelligibilité. Elle est encore — et tout spécialement pourrait-on dire — celle des libertés. De fait, les rappels qui sont faits ici ou là des analyses et généalogies foucaldiennes du pouvoir cantonnent rarement leurs ambitions à accéder à une compréhension plus raffinée des divers modes d’exercice inventés par ce dernier. Presque toutes ces relectures veulent discerner dans les méandres de ces gestions d’espace et de temps appliquées au vivant des chemins par lesquels ces gestions se laisseraient circonscrire, corriger dans leurs effets, transformer, et dans tous les cas extraire du fait brut des dominations. On veut que des inquiétudes éthiques et politiques apprennent à se dresser, à se mobiliser et surtout à s’actualiser face à des spectres nouveaux, grandissants voire insaisissables de la domination. Aussi s’efforce-t-on de continuer à entendre dans les travaux de M. Foucault un écho qu’ils faisaient à une tension profonde et transversale entre pouvoir et liberté et où ils prenaient leur véritable sens. De continuer à y découvrir des images de ce qui pouvait s’y jouer et s’y réaliser comme à revers d’une quête et d’une exigence intraitables de liberté. Quand arrivant au Collège de France M. Foucault choisit de consacrer son enseignement à une série de recherches qui le mèneront de l’Histoire de la folie parue en 1961 à Surveiller et punir publié en 1975, et dans lesquelles il prit successivement pour objets « Les théories et institutions pénales » (1971–1972), « La société punitive » (1972–1973), « Le pouvoir psychiatrique » (1973–1974), « Les anormaux » (1974–1975), il le fit devant un vaste public aux premiers rangs duquel se pressaient de très nombreux militants qui venaient de vivre les événements de mai 1968 et qui écoutaient la théorisation nouvelle des pouvoirs qu’il élaborait dans l’attente d’indications sur les luttes à mener. Lui-même fut l’un des plus visibles participants de ces luttes, s’engageant personnellement tout au long de ces années dans un activisme au plus proche de batailles menées en compagnie de révoltés, d’opprimés et d’oubliés, dans la rue, dans les mœurs, dans les institutions. Aussi est-ce bien aussi, venue directement de ce processus d’élaboration, une intelligibilité à deux faces qui se présenta lorsque les analyses de M. Foucault sur les modèles et mécanismes de gestion du pouvoir se rendirent incontournables sur la scène théorique, à savoir une intelligibilité qui non seulement invitait à comprendre dans une matérialité plus fine l’existence et l’action effective des pouvoirs, mais qui encore s’adressait en premier lieu aux chercheurs et militants de combats neufs pour la liberté.

La vision d’un monde quadrillé dans tous ses aspects ainsi que dans sa texture la plus intime par d’innombrables micro-dispositifs capables de connaître, d’enregistrer, de contrôler, de réprimer tous les mouvements et frémissements d’une vie avait et possède jusqu’à aujourd’hui de fortes chances d’évoquer 1984 de Georges Orwell. C’est même peut-être plus facilement et plus fréquemment sous cette forme inquiète que tendent à s’exprimer toutes sortes de réflexes de liberté devant l’envahissement d’espaces publics et privés par des technologies. Un texte de Jean-François Lyotard, dépassant certainement les formes usuelles de cette inquiétude par sa profondeur et son rapport réel aux techniques, rédigé dans un contexte de discussions sur le sujet du « totalitarisme » et intitulé « Le rapport Georges Orwell »[5], semble pouvoir aider à mieux discerner sur quels plans et à travers quelles questions l’idée de liberté pourrait se laisser ressaisir en partant de l’hypothèse d’un contrôle social et politique total tel que Georges Orwell avait représenté ce dernier dans 1984. J.F. Lyotard s’attacha pour sa part à tirer de 1984 au moins trois enseignements. (1) Orwell aurait su décrire, d’abord, la forme accomplie d’un pouvoir capable de s’emparer de tous les aspects de la vie et de pénétrer dans ses dimensions les plus retirées et les plus intimes. Dans les conditions de ce pouvoir, de nouveau, aucune extériorité ne subsisterait. Il n’y aurait pas de dehors à ce qui est, et la liberté, si quelque chose de tel pouvait subsister en un tel monde, ne saurait être qu’une résistance. Résistance hypothétique au sein d’un univers entièrement saturé et dépossédé de ses possibles par l’action d’un pouvoir. (2) Orwell ferait comprendre, ensuite, que la force de la forme accomplie d’un tel pouvoir tiendrait à ce qu’elle s’y entendrait pour enrôler dans ses visées les défaillances les plus secrètes des sujets et jusqu’aux jeux singuliers par le biais desquels nos défaillances entreraient dans la composition de nos résistances. J-F Lyotard précise ces défaillances telles qu’il les comprend pour sa part. Elles seraient nos faiblesses venues — écrit-il — de nos terreurs secrètes dont tous, singulièrement, nous aurions dû déjà payer et devrions continuer de payer le prix pour être des humains. L’inconscient, en quelque sorte. Un tout autre sol, donc, que celui où nous croyons généralement nous rendre capables d’affronter critiquement les pouvoirs. (3) Il serait alors possible de dire — peut-on imaginer — que si les formes accomplies du pouvoir dont 1984 réussirait à nous donner une idée seraient si puissantes, c’est qu’elles sauraient accéder en nous jusqu’aux traces inscrites au plus profond et au plus secret de ce qui nous constitue. Rendant très compliquée et véritablement hypothétique toute velléité de résistance. C’est cette inquiétude que nous manifesterions devant les capacités que nous pouvons être conduits à prêter à des technologies de connaître, enregistrer et suivre tout ce que nous faisons, disons, pensons, désirons. Inquiétude qui s’accroîtrait justement de se représenter, au-delà de la maîtrise des corps visibles que paraissait garantir l’architecture panoptique conçue par Jeremy Bentham et retenue par M. Foucault comme projet exemplaire du pouvoir disciplinaire, une surveillance pénétrant jusque dans nos ressorts intimes à partir de dispositifs toujours plus performants de traçabilités de nos vies, et d’algorithmes capables d’analyser des hyperliens toujours plus isomorphes à nos associations inconscientes. Mais c’est alors exactement en ce point d’extrême intimité que J.-F. Lyotard estime pouvoir saisir la possibilité et les chances d’une résistance, voire d’une liberté, effectives. Si un acte ne manque pas de s’inscrire dans quelque matérialité, si dès lors il est toujours possible d’archiver sa trace, si l’on peut même à partir de sa trace et d’autres traces associées profiler des devenirs, jamais en réalité cet acte inscrit, archivé, profilé, ne serait en mesure de prononcer sur ce qui, de l’ici et maintenant de son événement, demeure bien plutôt « en attente » au plus profond d’une corporéité et de ce que le sujet en ignore, et où il fait signe vers d’autres actes et événements d’une incontrôlable contingence. Or l’imprévisibilité de ce qui se tiendrait ainsi « en attente » au sein de n’importe quel « ici et maintenant » auquel je saurais me rendre attentif n’a pas de raison d’être estimé n’avancer rien de plus peut-être qu’une sorte d’hypothèse ad hoc ou de deus ex machina taillés sur mesure pour mettre en échec la volonté de pouvoir supposée des technologies de la traçabilité. Cette imprévisibilité — avance J.-F. Lyotard dans son texte — n’est pas quelque fiction théorique mais au sens vrai du terme une expérience que tout en chacun peut faire quand il écrit, c’est-à-dire quand il accepte de séjourner dans des attentes successives aux modes de sorties incontrôlables par lesquelles il passe quand il ouvre la voie d’une écriture menant d’une trace à une autre trace. Dans 1984 de G. Orwell, c’est cet acte inaugural de résistance qu’un des personnages du roman, Winston, entreprend en décidant de rédiger un journal intime. Et il semble qu’on puisse dire, si l’on prenait du recul, qu’il existe bien dans l’histoire la plus récente des modernes aventures de la liberté toute une archive et tout un recensement qu’on a fait et analysé d’actes, de situations de créations et d’écritures imprévisibles de même sorte, pour lesquels on ne citera ici, pour respecter le cadre des problèmes soulevés par les impacts grandissants dans notre environnement des technologies numériques, que la conclusion à laquelle parvenait en 2015 un article d’Yves Citton sur « Espace public neuronal et dégagements attentionnels »[6], argumentant certes sur la base d’une conception distincte de l’inconscient puisque articulée à la sociologie de Gabriel Tarde, mais introduisant à son tour l’hypothèse d’une imprévisibilité ultime de certains renvois qu’au milieu des liens qui nous conditionnent, et sur l’une des couches les plus évanescentes des multiples strates qui agencent nos attentions, opéreraient les « micro-gestes » par lesquels selon G. Tarde je m’éveillerais à moi-même en me mettant en relation avec les orientations prises par les attentions des autres sujets.

III — LE TEMPS DES TRACES

Il reste peut-être encore un temps d’arrêt, un certain temps suspensif, à ressaisir en le soulignant. La réflexion ultime de J.-F. Lyotard sur 1984 de G. Orwell évite de se présenter au moment privilégié et en quelque sorte déjà passé où il conviendrait d’en venir à des conclusions d’ensemble, mais elle s’arrime d’emblée à la rédaction par Winston de son journal intime et à sa temporalité particulière. De même l’essai d’Yves Citton plonge-t-il aussi rapidement que possible son lecteur dans le « millefeuille attentionnel » au sein duquel se recomposent à tout instant les relations configuratrices d’espaces communs. Ces temporalités consonnent — comme on peut le noter — avec cet aspect déjà évoqué mais souvent négligé des cours de M. Foucault au Collège de France qui faisait que des minutieuses généalogies des dispositifs souverains, disciplinaires et sécuritaires répondaient aussi bien, et en quelque sorte par elles-mêmes, aux attentes d’un public fondamentalement épris de liberté. Plus ces cours entraient dans le détail des mécanismes de pouvoir, plus le public qui les suivait y découvrait les chemins possibles de sa liberté. Pour donner sens à cet apparent paradoxe, il faut se référer sans doute à une manière de faire qui s’imposait au cours de ces années et qui faisait pivoter les scènes théoriques. Le libre examen du réel et des possibles qu’il recèle n’aurait plus eu à attendre le temps où des consciences instruites pouvaient par un acte second s’autoriser à procéder à un jugement critique en se réclamant d’une histoire longue de combats menés contre l’autorité principielle de la loi et pour la liberté de penser. Il existait un mode d’exploration du réel qui pouvait suivre, recueillir, ressaisir dans leur intensité, des points critiques logés en quelque sorte dans le réel même. Les cours de M. Foucault au Collège de France mettaient sous les yeux deux choses : de nouvelles analyses politiques du pouvoir, elles-mêmes rendues possibles par un effet d’affranchissement déplaçant le mode d’interrogation dominant de la chose politique. Or on ne saurait omettre ou oublier le rôle que joua à cette occasion l’investigation des traces. Gilles Deleuze, entreprenant dans le livre qu’il consacra entièrement au travail de Michel Foucault[7] de caractériser les conceptions nouvelles du savoir, du pouvoir et des libertés qui en faisaient à ses yeux une des plus grands philosophes du XXème siècle, nomme Foucault un nouvel « archiviste », un nouveau « cartographe ». D’autres essais de synthèse pour spécifier sur la base de nombreux autres travaux ce même changement de scène théorique proposèrent une sorte de paradigme de la trace. Carlo Guinzburg écrivit peut-être le texte de référence à ce sujet : « Signes, traces, pistes. Racines d’un paradigme de l’indice »[8]. On sait que ce texte, qui revendique de faire retour au patrimoine cognitif des chasseurs ainsi qu’à l’ensemble des savoirs conjecturaux qui, à l’inverse de la science galiléenne, auraient maintenu dans nos sociétés la voie d’inférer les causes à partir des effets, a aussi voulu actualiser cette tradition en constituant en conjonction théorique particulière qui aurait émergé dans notre présent les méthodes d’investigation dont témoignèrent l’identification des tableaux de peintres adoptée par Giovanni Morelli à partir de détails usuellement négligés, la méthode psychanalytique freudienne, le roman policier, transformant — a-t-on dit — l’histoire en « boulevard du crime ». Dans une défense des romans policiers que Gilbert Keith Chesterton rédigea en 1901[9], ce dernier écrit que les histoires de détectives lui semblent avoir été « la première et peut-être unique branche de littérature populaire où se trouve exprimé un certain sentiment poétique de la vie moderne (et où les auteurs) se refusèrent délibérément à considérer le présent comme prosaïque et le quotidien comme vulgaire ». Et G.K. Chesterton poursuivit avec ces mots qui pourront valoir ici de conclusion : « Au vieil Adam qui murmure sans cesse devant un phénomène aussi universel et aussi automatique que la civilisation, et qui préconise toujours la fuite ou la révolte, (ces auteurs) enseignent que la civilisation est la fuite la plus émouvante et la plus romanesque des révoltes ». Les traçabilités tissent toujours plus finement le réseau des signes qui nous entourent et nous pénètrent, certes. Mais connaissons-nous vraiment un autre moyen que les traces, les indices, les pistes, les liens et déductions hasardeuses aimantées par quelque secret à découvrir pour nous ouvrir des chemins de la connaissance qui soient aussi des chemins de liberté ?

Stéphane Douailler, Professeur Emérite au département de philosophie de l’Université Paris 8.

1M. Foucault, Les anormaux, Cours au Collège de France, 1974–1975, éd. EHESS, Galimard, Seuil, Paris : 1999.

[2] M. Foucault, Sécurité, Territoire, Population, Cours au Collège de France, 1977–1978, éd. EHESS, Gallimard, Seuil, Paris : 2004

[3] M. Foucault, Surveiller et punir, naissance de la prison, éd. Gallimard, Paris : 19

[4] O. Razac, « Le placement sous surveillance électronique mobile : un nouvel espace de la peine ? », Cahiers de la sécurité, n°12, avril-juin 2010 ; republié en ligne sous le titre « Le nouvel espace carcéral : lèpre, peste, variole » sur le site Philoplèbe.

[5] J.-F. Lyotard, « Le rapport Georges Orwell », consultable en ligne : https://jadislherbe.blog/2020/10/29/2-le-rapport-georges-orwell/

[6] Y. Citton, « Espace public neuronal et dégagements attentionnels » in P.-A. Chardel et al., (ed), Espace public et reconstruction du politique, Presses des Mines-Transvalor, Paris : 2015.

[7] G. Deleuze, Foucault, éd. de Minuit, Paris : 1986.

[8] C. Guinzburg, « Signes, traces, pistes. Racines d’un paradigme de l’indice », in Le Débat, 1986, n°6, pp.3–44, éditions Gallimard, Paris.

[9] G.K. Chesterton « A Defence of Detective Stories », trad.fr. dans Autopsies du roman policier, textes réunis et présentés par U. Eisenzweig, UGE-10/18, Paris 1983.

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