Pour une cartographie populaire

Koulma Bilger
Cartopolis
Published in
5 min readMay 8, 2017

Face aux représentations officielles de la ville, à ces cartes majeures qui ne montrent au final pas grand chose de l’urbain, s’oppose la géographie critique. Les cartes critiques sont des obus qui entrent en fracas sur la scène publique pour susciter le débat.

Cartes radicales, engagées, en colère, néo-cartes… Les termes fleurissent, ont leurs subtilités, mais englobent tous les représentations du territoire qui participent, d’une manière ou d’une autre, à faire valoir d’autres points de vue.

Toutes ces petites cartes peuvent viser à convaincre, à contredire, à faire rire, à promouvoir… Elles s’opposent aux grands récits cartographiques produits par des institutions ‘professionnelles’ et livrent d’autres représentations du monde. La néo-cartographie sort du giron purement académique et s’appuie plutôt sur le monde associatif, la société civile -plus largement les habitants-.

Mais la cartographie radicale ne rejette pas totalement la pratique classique, elle la détourne plutôt : déconstruire l’espace pensé par les puissances publiques pour comprendre les forces qui constituent le territoire.

La multiplication des petites cartes est un phénomène de fragmentation des représentations du monde. L’internet favorise la création et la diffusion de ces petites cartes du web qui transcendent les usages historiques de la carte. La possibilité est donnée à tous les internautes de produire ou de trouver des données géographiques, de les insérer sur des fonds de cartes disponibles et de les diffuser.

Conçue ainsi, la carte radicale devient un contre-pouvoir citoyen face à l’état ou aux grandes firmes (e.g. Open Street Map vs Google Maps). Bref, c’est une cartographie populaire.

La cartographie radicale veut permettre à tout le monde de créer des cartes, de les éditer, mais aussi de les consulter, de les échanger, de les diffuser, de les modifier. La cartographie devient elle-même un bien commun, une ressource qui évolue grâce aux contributions de la communauté.

À la manière d’une recette de cuisine -bien commun par excellence-, les cartes peuvent être transmises, diffusées puis modifiées, reproduites, et garder trace des évolutions.

Mais la cartographie est encore l’apanage d’une élite -où du moins considérée comme tel-.

Savoir déchiffrer une carte n’est déjà pas évident, en tracer les contours encore moins. La pratique cartographique peut donc être vue comme un privilège, réservé à ceux qui décident et dessinent l’espace, son actualité et son devenir.

J’ai voulu observer, lors d’ateliers menés à la Maison Jeune Citoyen de Schiltigheim, comment les enfants abordent les cartes. Une activité proposait, par exemple, aux participants de remplir par le dessin une légende vide. À chaque carré correspond un élément : routes, espaces verts, monuments, arrêts de transports en commun. Il s’agit d’identifier les codes que chacun.e associe aux éléments de la ville : Alliya représente-t-elle la forêt de la même manière que Bryan ? Les enfants du même âge se font-ils la même image de la représentation du territoire ? Nous jouons le jeu avec eux et remplissons nous aussi notre légende. Et si certaines représentations sont similaires dans la plupart des productions (comme la route) les participants, enfants et animateurs, livrent chacun des représentations différentes. Les codes cartographiques traditionnels ne sont pas tous bien compris des enfants, particulièrement des plus jeunes qui nous disent n’avoir jamais été confrontés à une carte papier. “Mon papa utilise le GPS quand on part en vacances mais je crois que ma grand-mère a une grande carte chez elle” Alinoah, 9 ans.

Au départ, chaque enfant prenait connaissance de la carte de Schiltigheim posée sur la table. La plupart avaient déjà été amenés à la voir et ont ainsi su rapidement repérer l’emplacement de leur habitat pour le marquer d’une croix.

Lorsqu’il s’est agi ensuite de dessiner ses propres éléments, les enfants sont souvent sortis de ce mode de représentation en plan, c’est-à-dire vue du dessus, et ont le plus souvent représenté les choses en vue de face, ou en coupe même, mêlant parfois au sein de la même légende représentation vue du dessus et représentation en volume ou de face. Ils ont montré beaucoup d’intérêt à regarder ce que les autres avaient fait et ont formulé des limites du code cartographique subjectif et illustratif : Son parking à elle il est bien dessiné. Par contre l’autre à côté je comprends pas trop que c’est un parking … À part si j’ai la feuille à côté !

Le principe de légende permet à tous, au delà des frontières du langage, d’identifier les éléments cartographiques propres à chaque carte. Le système est très vite compris des enfants mais facilite aussi la création de cartes par les habitants adultes. Face à la peur de mal dessiner de certains, cette bibliothèque graphique, à laquelle se référer, permet d’ajouter des éléments sans craindre de tout gâcher par un dessin de leur composition.

Paula Scher : Philadelphia explained. La légende permet très simplement la collaboration. ensemble de signes conventionnels dont on saisit la signification grâce à une charte d’interprétation,

L’accessibilité du support-carte, du langage graphique employé et des données géographiques permettent aux cartes de ne plus être faites et lues exclusivement par les experts du territoire. Son appropriation par le citoyen est aussi permise par la liberté que laisse la pratique de la carte, géographique, thématique ou même mentale.

Les cartes thématiques sont, d’ailleurs, particulièrement pratiquées par les non-géographes. Elles se concentrent sur des aspects particuliers du territoire, en général les dimensions moins connues ou moins communiquées.

Un exemple particulièrement parlant nous est livré dans Bill not bored. Une mention introduit l’édition : For educational and informational purposes only. Not to be used in the commission of any crime or act of terrorism. Sont ensuite collectées vingt-et-une cartes thématiques de New-York. Elles situent tous les systèmes de vidéosurveillance présents dans les espaces publics de la ville : quartier par quartier, des citadins-activistes, membres du Zine situationniste Not Bored, ont suivi le même protocole et se sont alignés sur le même code graphique. Le type de caméra est précisé quasi-systématiquement, et toutes les indications se font à l’aide d’un simple stylo noir. La méthode est d’ailleurs expliquée, étape par étape, pour encourager le lecteur à explorer d’autres villes et à diffuser ses recherches.

La carte thématique met parfois en scène des structures qui ne sont pas directement visibles dans le paysage mais seulement visualisables, comme les données de l’ordre du sensible.

Pour accompagner les citoyens dans la fabrique de cartes ouvertement subjectives qui jouent des codes sémiologiques, peut être que des ateliers populaires de cartographie pourraient s’implanter dans les villes. Démocratiser la pratique, initier à la fabrique des cartes, explorer les outils physiques et numériques qui faciliterait le processus … réunir autour des cartes ceux qui ont sont habituellement seulement les sujets.

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Koulma Bilger
Cartopolis

Designer, étudiante à l’Insitu Lab en design de service publics, centré usagers, à vocation sociale, politique ou culturelle