Bien rater sa Startup #4: Jean-Michel Cynisme

Castr
The story of Castr
Published in
8 min readSep 28, 2016

Une incroyable plongée dans l’univers merveilleux d’une Start-up qui a tout raté, aimablement racontée par son fondateur désespéré mais qui fait sa V2 et lâchera pas l’affaire, t’entends.

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Pour ceux qui sont ici depuis le début, vous avez dû voir que je racontais pas mal de conneries dans ces articles sur Castr. Alors c’est bien, on se marre, je raconte tous les trucs stupides qu’on a fait et vous souriez gentiment en buvant votre café (instantané, faites pas genre vous avez tous des Nespresso), mais aujourd’hui on va devoir faire une entorse au règlement avec un article beaucoup moins marrant.

Je dois vous parler de cynisme.

C’est un sujet difficile à aborder, principalement parce que c’est très compliqué d’avouer publiquement que l’on s’est comporté comme un connard, surtout qu’il me suffirait de ne rien dire et de laisser couler. Par ailleurs on ne peut pas vraiment dire que cet aspect de nos deux dernières années ait vraiment influencé notre succès — notre échec — donc considérez ça comme une sorte de hors-série.

J’espère aussi pouvoir trouver les mots justes pour faire comprendre ma position, et si ce n’est pas le cas n’hésitez pas à envoyer vos messages d’insultes sur tesunbouffon@castr.com. D’ici là je vais quand même tâcher de mettre des blagues nulles et des images rigolotes pour pas vous perdre, mais bon, vous êtes prévenus.

Dernière blague avant un bout de temps.

Le type essaie de gagner du temps

Vous devez commencer à voir que j’essaie effectivement de vous perdre avec mes disclaimers, alors allons-y gaiement.

Voila, comme je l’ai répété 50 fois déjà, nous avons conçu Castr le jour ou des avions de chasse sont passés au dessus de nos têtes dans le ciel de Paris. C’était le 14 Juillet, il font ça tous les ans, on est des crétins, mais on s’est dit qu’il faudrait une app bla bla bla, l’histoire est là.

Ce qui est important là-dedans c’est que finalement le premier usage que nous avons imaginé pour Castr c’était d’être une sorte de système d’alerte de proximité.

On pensait à ça: l’utilisateur est chez lui, il entend un boum dans son quartier, et évidemment il n’y a rien sur les réseaux. Donc il démarre Castr, il fait un post pour demander ce qu’il se passe et pouf, tout le voisinage y va de son petit commentaire. A un moment, Paul, 42 ans, comptable, prend une photo de son appartement qui donne sur la rue: c’était un camion qui a explosé un pneu.

C’était donc un usage ‘sérieux’, qui relevait de l’actualité, de l’information. Beaucoup d’applications découlaient de cet aspect, toujours sur cette idée de ‘local’, mais le point de départ était là. (d’ailleurs l’idée est toujours valable et c’est pour cela que nous continuons à faire Castr, mais ce n’est pas le sujet).

Alors voila, on lance le machin. Comme vous le savez, ça marche bof, et on se demande: “Comment faire pour que ça décolle? Comment faire pour que l’on remarque notre application ?”.

C’est vrai quoi merde, on s’est donné du mal, le truc peut être utile, et personne ne s’en sert, personne ne le voit , on est complètement invisibles !

La suite a dû se dérouler comme ça:

Quelqu’un: “Ouais, mais il faudrait être dans la situation ou l’appli prend devient importante, qu’elle soit nécessaire à un instant donné”

Moi: “C’est clair, ce serait quand même bien pratique si il y avait un attentat à Paname.”

Mec.

MEEEC.

Ouais, j’ai pas de face. C’est pas vraiment défendable, mais je vais tâcher au moins de vous faire comprendre le raisonnement.

Evidemment le but n’était pas de vouloir un attentat, mais je me disais que ca tomberait assez bien. Que ça permettrait aux gens de voir l’utilité de notre appli, que ça pourrait aider à se coordonner, etc. Que ça augmenterait notre visibilité.

En fait je prenais pour exemple Twitter qui avait permis, d’une certaine manière, le déclenchement des révolutions arabes, et de fait transformé l’équilibre géopolitique (pas forcément pour le meilleur) d’une région par la simple mise en relation des populations. Cette idée d’un service qui devient d’intérêt publique justifiait à elle seule le mal que l’on peut se donner pour la créer, et on va pas non plus faire semblant de croire qu’une bonne révolution 2.0 n’arrangeait pas les intérêts des dirigeants de Twitter, même si ils n’ont pas été assez bêtes pour aller le crier sur les toits.

Bref, c’était pas super moralement, mais je le considérais simplement comme une approche pragmatique.

Et puis:

Maya-Anaïs Yataghène / CC BY-SA 3.0

Et puis:

© Citron / CC BY-SA 3.0

Et puis…

© Citron / CC BY-SA 3.0

Ben ouais.

On a évidemment été, comme tout le monde, abasourdis, effrayés, attristés, énervés par ce putain de terrorisme et la façon dont il s’était soudainement retrouvé en face de nous, et je me suis dit que non, avoir un attentat dans Paris n’était pas du tout un truc que j’avais envie d’avoir. Pas du tout.

C’était nul, en fait.

Avoir ce genre d’attaques devant chez soi nous a fait comprendre pas mal de choses, et réfléchir à beaucoup d’autres. Mais j’ai quand même oublié de me sentir con dans cette histoire. J’ai même eu la réaction inverse.

Je me suis justement dit qu’il fallait parler de l’événement, montrer que Castr pouvait être une réponse a cette sorte de crainte constante que nous avions collectivement développé à la suite des événements (vous savez, quand il y a un petard dans une foule, ou que l’on entend des sirènes passer dans le quartier, et que l’on pense instantanément à ça).

Alors on a changé un peu d’imagerie. Mon ancien colocataire avait, après Charlie Hebdo, fait beaucoup de (très belles) photos des rassemblements de la place de la république. Je lui ai demandé si je pouvais en utiliser une pour illustrer nos pages Facebook et Twitter (oui, elles sont toujours là, et oui, elles vont gicler mais je voulais que vous vous fassiez une idée avant). La voila dans sa version originale.

On a aussi introduit cette notion d’actualité dans les flyers en mentionnant les manifestations du Caire. A aucun moment on ne nommait le terrorisme, mais bon, on va pas se mentir, ça tapait clairement dans ce rayon.

Evidemment, ça n’a pas marché — encore une fois, pour des raisons plus diverses que celle dont je vous parle cette semaine, mais le résultat est le même. Nous avons tenté d’utiliser à notre profit de dramatiques événements d’actualité, et ce n’est pas moralement acceptable. Peu importe le fait que nous soyons loin d’être les seuls dans ce cas, peu importe l’objectif d’utilité publique: c’était cynique, inapproprié et je le regrette.

Dans une minute je vous parlerai de ce qu’il y a à retirer de tout ça mais une petite digression s’impose entre-temps.

Le business de la catastrophe.

Après le choc des attentas, les pouvoirs publics et les médias se sont — légitimement — posés la question de savoir comment prévenir la population dans des cas similaires. La mairie de Paris à même organisé un Hackaton en ce sens (Nec Mergitur) demandant aux startups de développer des solutions.

Quelques semaines avant, nous avions sorti quelques maquettes d’un projet similaire, Alerte. Le principe était tout con: les utilisateurs ou les autorités pouvaient déclencher des alertes (incendie, attentats, inondations, etc), et le service notifiait tous les utilisateurs à proximité. Voila un extrait.

C’était, encore une fois, un moyen finalement assez cynique de faire parler de nous en sautant sur l’actualité. Mais ce genre de solution existe déjà en 20 versions différentes sur la planète, notamment via l’application SAIP sortie depuis — on y reviendra dans un post dédié.

Nous avons donc décidé — enfin une bonne décision — de ne pas sortir ces maquettes.

La morale de cette histoire

Avec le recul, en écrivant ce post, je me rends compte que je ne sais pas vraiment quoi tirer de tout ça.

Ok, les attentats c’est nul. Ok, tenter le gros clickbait “vous aussi, vous avez peur des terroristes? On a une app pour ça”, c’est nul. Mais:

Ou se situe la frontière entre vouloir aider la société en lui donnant des outils — de l’information, un porte voix, un moyen d’expression — et devenir un gros connard parce que finalement le but recherché est de devenir le boss de ces outils? Celui qui fera en fait un max de pognon dessus?

A quel moment le désir de vouloir ‘changer le monde’ de toutes ces foutues startups n’est en fait qu’une mascarade malsaine, occultant la volonté de pouvoir et de richesse de ses fondateurs ?

Quand la mission d’utilité publique des chaînes d’information en continu devient-elle un mandat pour faire plein de pognon en recyclant indéfiniment le message de la menace terroriste?

Plus encore, si Facebook voulait vraiment permettre de ‘se connecter et rester en contact avec les membres de [son] entourage’, si Twitter servait vraiment à savoir ‘ce qu’il se passe’, alors est-ce que ces entités ne devraient pas être des entreprises relevant du domaine public, possédées par tous ?

Ok les hippies, je sais bien qu’on va pas démanteler les réseaux sociaux demain, mais la question reste valable, et elle fait partie du débat plus large de la responsabilité sociale des entreprises au sein de la société. Le thème est un peu vaste pour être traité correctement ici, mais j’espère que tout mon pipeau aura au moins eu le mérite de donner une perspective sur la problématique.

Il serait encore plus abruti de ma part de vous faire maintenant un paragraphe sur “pourquoi maintenant c’est mieux Castr gna gna gna”, et ce post était suffisamment lourd comme ça à écrire donc je n’ai pas non plus le courage de vous parler d’un film de sous-marin ou de peintures suédoises, donc je vais m’en dispenser cette semaine, et on reprendra le cours normal de nos aventures mercredi prochain.

Cheers

Barth Picq

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