Designers en OFFF

Bole Palmé
L’Actualité Tech — Blog CBTW
11 min readMay 20, 2019

Venir en Espagne en avion présente quelques inconvénients parmi lesquels celui de devoir subir la poisse aéroportuaire de mon inénarrable collègue Romain Gerardin ou encore le fait de devoir interpréter le moins médiocrement possible Tiger Woods aux toilettes durant un passage de turbulence. Heureusement, l’avion possède quelques agréments dont celui de pouvoir profiter du paysage à condition d’être de jour, à la bonne place. Sans cela, le vol court et moyen courrier reste l’une des plus consternantes inventions du genre humain après la bière sans alcool, Cyril Hanouna et Valeurs Actuelles — rayez la mention inutile.

En effet, depuis le ciel Barcelone est une ville fascinante. Elle ressemble à une multitude d’alvéoles carrées dont la répétition du motif est typique de l’urbanisme catalan moderne, le plan Cerdà. Il s’agit d’un damier continu qui présente autant de déclinaisons que d’occurrences agrégées en lui. Il représente à la fois la complexité du système urbain et la simplicité des formes géométriques fonctionnelles, un chef-d’œuvre de rationalité en somme. Ces blocs sont tous dissemblables car le degré de détail est important au sol, cela procure au spectateur céleste l’impression d’un infini combinatoire qui pourrait s’étendre à perte de vue. Pourtant chaque item partage avec les autres une esthétique commune qui les rattache : les parties sont en cohérence avec le tout, comme dans une image de géométrie fractale. Dès lors, avant l’atterrissage du monstre métallique bouffeur de kérosène, la ville nous donnait métaphoriquement tout le sens d’une profession d’esthète, les designers-graphistes, en tout cas ceux que j’ai vus et parmi eux, ceux que j’ai compris, car my english have ses limites notamment celles des accents à couper au knif et aux soporifismes dont se sont rendus coupables certain d’entre eux, en particulier Adobe and co aussi braillards et consternants que des marchands de tapis, mais qui me permirent toutefois de faire de beaux dessins de designers baillant aux corneilles pendant que cette phrase n’en finit plus.

Festival OFFF
Notre suite de luxe se trouvait sur la face sud du bloc n°17 de la septième rangée. Un bien bel emplacement qui n’empêchait pas le gosse du dessus de crier tous les matins. Le monde est peuplé d’ingrats, même au soleil.

Depuis le sol, la ville arbore une jolie robe aux tons sépia à peine dénaturée par les signes de fête que chacun connaît, pas besoin de faire un dessin. Certaines choses amuseront les moins sobres d’entre nous. Par exemple, les épiceries Supermercat bénies par le dieu des anagrammes, les croissants au jambon fromage — ça c’est vraiment dégueulasse — ou encore l’extrême indigence des boutiques de souvenirs sans aucune tour Eiffel.

La OFFF commence. Qu’est-ce que la OFFF ? Il s’agit d’un événement de trois jours constitué de conférences, d’ateliers, de boutiques, de camions à bouffe et de stands de cervesa, prenant place dans un grand musée de design à l’architecture rappelant le museau d’un chien (qui serait passé plusieurs fois dans un compresseur de steak haché, certes). Situé dans une zone tranquillement industrielle de Barcelone, le bâtiment est surplombé par une tour aux allures de suppositoire géant qui ne laisse personne indifférent. Le soleil faisait des peaux de bronzes aux participants (sauf Romain, qui était rouge écarlate), les sourires étaient sur toutes les bouches et la queue aux toilettes était rude. Bref il aurait fallu que toute la médiocrité humaine soit rassemblée en une seule personne pour qu’elle puisse trouver cela nul.

Comme il serait difficile et ennuyant de lire (et d’écrire) une restitution précise des conférences, je préfère vous montrer mes dessins. Poursuivons donc la reconstitution d’ambiance par le premier d’entre eux réalisé au parc de la Ciutadella.

Festival OFFF
L’article commence ici, avant c’était une sorte d’introduction. Je suis désolé.

Après cette morning routine composée de déambulations aléatoires et de tentatives artistiques relativement médiocres, nous arrivâmes dans le lieu de l’événement et ce fut passé simple de retirer nos billets bien que la queue fût rude et longue. Nous sommes placés aux premières loges, la tradition du festival veut qu’un studio produise un film d’introduction.

Bobine numérique

Il faut savoir que la OFFF est à l’origine un festival de film avant de devenir un événement plus dédié à la culture numérique et à la créativité des gens en général. Il est donc logique d’y retrouver un film d’ouverture.

C’est beau Cinéma4D !

Il convient de noter que le court-métrage de l’agence The Mill en a laissé dubitatif plus d’un, à commencer par moi et je suis souvent le premier à me demander mon avis. Bon, un scénar perché comme ça dés l’ouverture, j’avoue que ça m’a un peu déstabilisé. En effet, principe narratif non linéaire oblige le propos du film est cryptique voir délibérément confus (un peu comme un ministre devant Élise Lucet). Néanmoins, visuellement ça dépote ! La photographie est belle même si c’est un peu sombre parfois, m’enfin c’est vrai que je suis plutôt bigleux et puis peut-être qu’ils ont aussi bossé sur Game of Throne. L’ambiance claire obscure oscille entre les plans montrant des environnements cracra bourrés de poussières ainsi que de mollards de cow-boys sur le retour tandis que les intérieurs contrastent avec leurs surfaces planes, aseptisées et ornées d’objets rétrofuturistes. En tout cas, l’esthétique est nourrie de cyberpunk et la pelleteuse de références permet à quiconque de s‘y retrouver.

Festival OFFF
2001, Star Wars, Blade Runner, Ghost in the Shell, Mad Max, Cowboy Beepbop, Matrix, BFM TV… que de la science-fiction quoi.

Tout cela jusqu’à forcer un peu le trait sur le plan narratif. Le film se déroule en deux phases, la première avec un personnage semble-t-il traumatisé par son passé et qui est en quête de découvrir son identité. Elle lui est révélée lors d’une discussion avec un professeur chauve qui fait office d’oracle dévoilant une réalité artificielle en mangeant un sandwich fluorescent qui a l’air clairement toxique ce qui tendrait à prouver qu’il n’est pas (ou plus) réellement humain. La seconde partie est subdivisée en flashs montrant un futur urbain pollué avec des citoyens placés sous surveillance de masse, du terrorisme et des émissions d’info en continu qui relayent des propos anxiogènes. Aucun rapport avec notre époque (haha), mais le propos est plaisant si l’on aime les films qui ont une portée métaphorique et allégorique, le mythe cyberpunk étant à la fois traversé par la question de l’identité humaine avec le rapport au corps transformé (cyborg, modification génétique ou existence artificielle), mais aussi par des personnages doutant de la nature de leurs réalités. Suivant le schéma paranoïde de la conscience manipulée par une force supérieure (la matrice, un virus informatique, dieu ou autre), la vie du personnage est bouleversée par un événement qui dévoile une réalité dégueulasse, cachée par un dispositif lui-même en déperdition. C’est par exemple le pitch de base de Matrix. Tout l’enjeu est de réussir à transmettre cette paranoïa au spectateur, en lui faisant percevoir le réel sous la surface, voir douter de sa propre réalité.

Toujours est-il que j’ai faim. Dehors, il y a des pizzas, des hamburgers et de la paella. Nous opterons pour une pizza et je croque le bâti en sirotant une bière, toujours la même marque.

L’autre (mini) film dystopique du futur sera présenté par Chris Bjerre, qui en est opportunément le réalisateur (et qui fait un paquet de trucs cool par ici).

Quel nom plus stylé que Chris Bjerre ? Chris Bières.

L’artiste 3D explique sa démarche à la façon d’un moodboard de ce que représente selon lui la OFFF. Voici plusieurs références qui ont, selon l’artiste, inspiré son film.

Festival OFFF
On retrouve le film In the mood for Love de Wong Kar Waï, les photographies surréalistes de maison envahies par le sable, les testes de Rorschach, le film Ghost in the Shell, les structures filaires des poteaux électriques ou encore l’effet Vertigo d’Alfred Hitchcock

Le film de Wong Kar Waï intéresse l’auteur parce que le film s’évertue à filmer une histoire d’amour dans une atmosphère très intimiste due aux intérieurs étroits de la ville de Hong-Kong. Les intérieurs de sable accentuent l’aspect surréaliste des pièces tandis que les tests de Rorschach plaqués sur les personnages peuvent signifier que leur état végétatif est aussi une transe laissée à l’interprétation du spectateur. De même, la technique du traveling compensé est un cliché du cinéma, en faisant bouger tous les plans à l’exception du sujet cadré cela provoque un effet de vertige (utilisé ici de façon lente) qui a pour vocation de créer une sensation étrange (de vertige donc), … Le patchwork de références a priori disparates devient au prisme de l’auteur une série de tableaux surréalistes cohérents. C’est une façon assez commune qu’on les designers et les artistes de travailler : s’imprégner d’un mélange culturel et pondre quelque chose. Si c’est une œuvre ou si c’est une chaise, quelle différence ?

Trouver un titre est parfois difficile, mais nécessaire

Difficile aussi de trouver un point commun entre les deux films car il est clair que la démarche et le ton sont différents. Si le premier film était scénarisé avec des dialogues et voulait nous immerger dans une fiction concrète, le second est plutôt une opportunité pour l’auteur de manipuler des références pour développer une vision onirique et surréaliste unique. Cependant, ces deux films sont assez caractéristiques de la façon dont les designers travaillent aujourd’hui. S’il faut saluer la profusion de références et le degré élevé de technicité qui est déployé, pas seulement par les auteurs de ces deux films, mais d’une façon générale dans les présentations, il en ressort aussi quelques notions que je trouve séduisantes.

Cohérence

Rendre cohérent, c’est assembler des choses entre elles et les relier par le biais d’un geste univoque. Une identité visuelle relève toujours de cela, c’est créer un lien constant entre les différents éléments pour leur donner de la continuité dans l’expérience des objets. Ainsi, on reconnaîtra les produits d’Apple car les formes des produits sont cohérentes avec les règles identitaires fixées par la marque. Dans le cas du film de Chris Bjerre, on voit bien comment il passe d’un moodboard à un univers crédible. Et cette cohérence s’exprime dès lors que l’auteur sait expliquer ses choix et les justifier esthétiquement. En l’occurrence, mélanger l’effet vertigo, des pylônes électriques et des scarabées peut avoir du sens si l’auteur trouve comment lui en donner (en l’occurrence, pour créer une narration surréaliste). S’il avait utilisé des jeux de lumière différents à chaque plan, cela pourrait ne pas avoir de sens dans la mesure où ce choix ne créerait aucune plus-value dans la mise en scène du propos de l’auteur, voir la rendrait désagréable ou difficile à saisir. Mais cela pourrait en avoir, pour peu que ce choix procède d’intentions clairement formulées. Par exemple dans le Seigneur des Anneaux la bataille du Gouffre de Helm est rythmée par son éclairage dont la coloration dominante indique l’intensité du drame et du désespoir ressenti par les héros lors des combats.

Tout est expliqué ici, j’invente rien.

Faire ce choix est intéressant, mais cela pousse l’auteur à devoir employer ces choix sur tout le sujet d’une façon analogue. C’est donc un choix qui doit rester cohérent avec le reste de l’œuvre. Finalement, mettre en cohérence c’est appliquer sa pensée aux objets et faire naître dans une œuvre ou un produit une impression identitaire. Ce geste original est important et il a vocation à s’appliquer, à se répliquer, à se décliner afin de nourrir le projet industriel.

Déclinaison

L‘industrie ayant besoin d’écouler ses produits sur le marché afin de faire fonctionner l’économie capitaliste (Boouuuuh), le designer est donc aussi l’opérateur de la reproduction de son geste d’origine à une multitude d’autres produits. Décliner, c’est appliquer des choix artistiques cohérents sur les différents produits choisis, mais aussi dans tous les objets que l’entreprise développe. C’est ce que va faire Peter Behrens au début du 20e siècle en inventant le “Corporate design” (à lire avec l’accent qui va bien) autour de la société allemande AEG, déclinant son geste original aux produits, à l’architecture des bâtiments ou encore à la chaîne de production. Le fait de décliner son travail permet de concevoir un écosystème complet de produits et d’associer l’ensemble de parties prenantes créatrices du produit sous une même marque. Des tasses, des assiettes, des téléphones, des planches à roulettes… Peu importe après tout, si vos règles esthétiques l’autorisent, vous pouvez associer n’importe quels produits à la marque, à ses valeurs et aux croyances qu’elle cherche à véhiculer.

Répétition

Les objets qui connaissent la réussite commerciale façonnent la façon dont les designers vont concevoir les leurs. On peut appeler cela la mode ou l’air du temps, mais il est clair que nous sommes à une époque qui épouse un conformisme esthétique que les designers reproduisent. Attention, je ne dis pas que c’était mieux avant et que moi de mon temps… Toutes les époques ont une esthétique qui leur colle à la peau et j’ose croire que l’actuelle est particulièrement riche. Néanmoins, si les styles foisonnent, ils sont aussi récupérés par d’autres qui les retravaillent ou les recopient simplement. Ainsi, la ville de Barcelone vue du ciel est un projet architectural analogue à un film de la OFFF dans la mesure où le geste industriel procède des mêmes mécanismes fondamentaux. Serait-ce une mise en abîme ?

La tornade David Carson

Hélas, toutes ces observations volent en éclat face au surfeur le plus doué en graphisme (l’inverse fonctionne aussi). David Carson était le dernier intervenant, de cette édition de la OFFF, il s’agit d’un des designers/graphistes les plus influents du monde, voir de l’univers et peut-être même plus encore puisque dieu ne s’est pas encore prononcé à son sujet et peut-être même que dieu est David Carson. Si c’est le cas, alors dieu a l’apparence d’un vieux cool qui fait du surf et du skate et qui affiche sa curiosité pour les visuels déstructurés comme façon de travailler.

Là où le design est aujourd’hui une profession très technique et codifiée, David Carson aborde les choses uniquement avec son œil et compose des visuels grunges où la typographie et la photographie se parlent, souvent au mépris des règles de lisibilité élémentaires.

Festival OFFF
“This is my workspace.” David Cason est drôle !

Ces normes avec lesquelles nous sommes habituées à travailler : les grilles, les usages recommandés, les approches centrées utilisateur conformistes, le marketing, les normes du moteur de recherche… Toutes ces choses qui font qu’in fine les travaux de design tendent à converger vers une uniformité sont déniées et remises à leur véritable place : celle du consensus esthétique de notre époque. Sans mépris cela dit, car David Carson se nourrit intensément de cette époque et de ce qu’elle produit. Il photographie l’affiche d’un coin paumé, décolle, découpe, déchire, recolle, recompose, dispatche selon ce que lui disent ses yeux...

La première heure de son intervention n’était consacrée qu’à un diaporama de signalétiques et d’images absurdes disposées dans l’espace public. Évidemment ça fait rire la galerie, mais on sent bien qu’en réalité il s’agit aussi d’un travail de veille important et bienveillant dans la mesure où l’apport concret des images qui peuplent le monde urbain est reconnu comme légitime. Là où le bon goût dénie toute qualité esthétique à la plupart des productions graphiques amateurs, David Carson en a fait une source d’inspiration parmi d’autres. Construire une autre manière de voir à une époque si contrainte par la norme force le respect et nous incite à sortir à notre tour de notre confortable cocon. Finalement, c’était ça le mieux.

Un autre article de Paul Balmet sur les fondamentaux de la mise en page est accessible sur notre blog.

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Bole Palmé
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Est-ce vraiment un crève cœur que de ne pouvoir aimer tous les hommes ?