Impact carbone du numérique : Mesure des émissions du Web

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12 min readMar 12, 2020
impact carbone et mesure des émissions du Web
Numérique — impact carbone et mesure des émissions du Web — Photo by Niclas Illg

Nous voyons tous les jours au JT les conséquences du réchauffement climatique. Et à chaque fois, ce sont toujours les mêmes coupables : les gaz à effet de serre (GES). Ces derniers ont la fâcheuse tendance à se comporter comme une couette supplémentaire que l’on mettrait autour de notre planète. Une couette en plus, c’est de la chaleur qui ne s’échappe pas, du coup la température monte et on parle alors à juste titre de réchauffement climatique.

Le combat contre les émissions de GES est donc lancé. Voitures, aviation, centrales à charbon… Les boucs émissaires sont tout trouvés dans le débat public depuis des années. Ces activités humaines sont en effet très émettrices de GES, et il va falloir se poser les bonnes questions pour les réduire dans chacun de ces secteurs.

Mais depuis quelque temps, un autre secteur est également pointé du doigt : le numérique. Vous avez d’ailleurs certainement déjà aperçu des publications sur les réseaux sociaux à propos des émissions carbone de vos e-mails.
1 e-mail supprimé = 1 ours polaire sauvé, rien que ça ! Ces publications, bien que parfois farfelues [7], ont permis d’intégrer le numérique au débat public.

Nous sommes à la fois des citoyens et des travailleurs du numérique. Ces deux statuts se mêlent donc au sein de nos équipes, et cela génère des initiatives et des idées nouvelles. Grâce à notre cagnotte de temps semestrielle dédiée à la formation et aux projets de R&D, nous avons donc décidé de dédier quelques jours à la question des émissions carbone de notre activité.

Les émissions carbone du secteur numérique

En 2019, les émissions carbone du secteur numérique représentent 3,7% des émissions de GES de l’ensemble des activités humaines [1] [2]. Cela ne vous paraît pas beaucoup ? Pourtant ce pourcentage représente :

  • près de 4 fois les émissions de la France sur 2019 ;
  • un peu plus des émissions de l’ensemble du continent africain sur 2019 ;
  • 20% de plus que le secteur du transport international en 2019.

Nous sommes donc face à un sujet important ! D’autant plus que comme il est nécessaire de diviser par six les émissions carbone mondiales pour respecter les accords de Paris, autant vous dire que tous les secteurs doivent être mis à contribution, y compris le nôtre.

La bonne nouvelle, c’est que nous avons identifié le problème et sommes un certain nombre à vouloir se mobiliser pour le régler. La mauvaise nouvelle, c’est que les émissions carbone du numérique sont en hausse de… 9% par an [1]. Inverser la tendance est donc non seulement une priorité, mais également un défi.

Mais d’ailleurs, d’où proviennent les émissions carbone du secteur du numérique ?

Les rapports du Shift Project [1] et de GreenIT [2] nous indiquent que les émissions peuvent provenir de trois sources :

  • des réseaux de télécommunication (d’accès et de transport, fixes, wifi et mobiles) ;
  • des data centers ;
  • des terminaux : ordinateurs personnels (fixes et portables), tablettes, smartphones, téléphones portables traditionnels, box, équipements audiovisuels connectés (y compris les téléviseurs connectés), capteurs IoT.

Pour chacune de ces sources, on regarde l’impact de :

  • la fabrication des équipements ;
  • leur utilisation (principalement la production d’électricité afférente).
impact carbone et mesure des émissions du Web
Source : GreenIT [2]

Écologie et performance

En tant que travailleurs du numérique, nous avons de l’influence sur ces émissions carbone. Et dans la suite de cet article, nous nous concentrerons sur notre influence dans la partie web (sites internet). En parallèle, nous avons également travaillé avec une équipe qui s’est elle concentrée sur les émissions des modèles de data science, et publiera également un article à ce sujet prochainement.

Si nous essayons de ressentir les émissions carbone d’un site internet, elles correspondent à l’«effort » (l’énergie) que les appareils numériques (serveur, réseau et terminal) doivent produire pour afficher un site internet.

Plus cet effort est important, plus le site va générer des émissions de carbone. Et un effort important se traduit également par un site plus lent ! Dans nos travaux, nous avons constaté une véritable corrélation entre les performances d’un site internet (temps de réponse, rapidité d’affichage et d’interaction, etc.) et ses émissions carbone.

Performance et écologie ont donc un objectif similaire : donner le plus rapidement possible l’information aux utilisateurs. Dans le premier cas, la vitesse sert à améliorer l’expérience utilisateur (et au passage le référencement, etc.) et dans le deuxième cas, elle sert à diminuer la fabrication et l’utilisation des trois ressources vues plus haut (data centers, réseaux et terminaux) via l’augmentation de leur durée de vie et la diminution de leur consommation énergétique.

Nous avons observé les résultats de plusieurs outils sur les performances et l’impact écologique de sites internet :

Les outils orientés performance

Les outils orientés vers la performance mesurent la vitesse d’affichage du site et sont suffisamment aboutis pour donner des conseils d’optimisation.

Google PageSpeed Insights par exemple, donne une note de rapidité au site, en séparant version smartphone et version ordinateur, tout en donnant des conseils pour avoir un site plus rapide. La note sur 100 permet de visualiser en un coup d’œil le résultat de l’analyse.

Exemple : https://developers.google.com/speed/pagespeed/insights/?url=http%3A%2F%2Fwww.link-value.fr

Google donne un score de 41 pour le site mobile de notre entreprise et de 75 pour la version ordinateur. Il conseille par exemple d’ “encoder les images de manières efficaces” ou encore d’ “éviter les redirections inutiles”.

Google indique aussi que les assets du site font 5 Mo (alors que la taille moyenne d’une page internet est de 1,5 Mo), l’image https://link-value.fr/assets/jzicemfywthl74370.jpeg à elle seule fait plus de 1 Mo.

L’outil WebPageTest est également (trop) complet et permet d’analyser un grand nombre de données (comme le temps de chargement de tous les assets, une analyse des images utilisées, …) tout en donnant des conseils pour améliorer les performances du site. Le plus de cet outil est la possibilité d’exporter les résultats au format JSON, ce qui facilite l’analyse du site dans la durée.

Exemple : https://www.webpagetest.org/result/200222_SC_ebe2886d99390eb0fcf4eaf33cc6efe9/

WebPageTest nous donne les notes de F en First Byte time, A en Keep-Alive Enabled, A en compress Transfer, F en compress image et D en Cache Static Content.

Mais l’outil donne tellement de métriques sur l’analyse du site, que cela rend la prise en main ardue. Par exemple, certains tableaux semblent afficher des alertes mais sans explication sur les corrections à apporter pour corriger le souci.

Le panel d’outils que nous avons utilisé met en évidence des faiblesses similaires : les outils donnent trop d’informations et se concentrent sur la vitesse d’affichage. Aucun ne semble avoir pris en compte la vidéo en auto-play qui augmente la taille du site par exemple. De plus certaines grandeurs n’étaient pas bien estimées. Ainsi, la partie Network des navigateurs donnait des chiffres souvent plus élevés que ceux mesurés (en particulier sur un site avec de la publicité ou une vidéo en chargement, comme le site de Linkvalue).

Les outils orientés impact écologique

Peu d’outils permettent d’analyser le bilan carbone de site web. Website Carbon Calculator et EcoIndex (réalisé par Green It) sont donc les deux seuls que nous avons testés.

Nous avons vite écarté Carbon Calculator car ses résultats semblaient trop légers et le manque de transparence sur l’algorithme utilisé nous a gênés. Les chiffres donnés se basent d’ailleurs probablement sur des hypothèses anglaises.

Exemple : https://www.websitecarbon.com/website/link-value-fr/

Le site générerait 3,14g de CO2 par visite avec un hébergement classique.
L’outil permet de mettre en avant des chiffres plus parlants en proposant des données basées sur des ordres de grandeur plus importants, comme le résultat de 10 000 pages vues par mois par exemple. Ainsi à cette échelle, sur une année, il faudrait 18 arbres pour absorber le coût du site et le site consommerait 793kWh, soit autant d’énergie qu’une voiture électrique sur 5 000 km.

EcoIndex est lui plus intéressant grâce à sa facilité d’utilisation, sa réponse rapide et normalisée entre 1 et 100 qui facilite la comparaison entre différentes pages. De plus il mesure également l’empreinte en eau d’une page.

EcoIndex donne une note de C, soit 51,5, à Linkvalue du fait entre autres de la taille de la page d’accueil qui est évaluée à 8,4 Mo.
L’empreinte GES est de 1,97 gCO2e.
À noter que la note donnée par EcoIndex est calculée par rapport à la moyenne des sites mesurés, il n’évalue donc pas directement l’impact d’un site.

Après ces tests nous en arrivons à la conclusion que les outils en ligne servant à la mesure des performances et de l’empreinte carbone de sites web ont tous un défaut en commun. Les protocoles de tests étant assez lourds à exécuter (saisie d’une URL, temps de traitement, analyse de résultats, …), il est peu probable que les développeurs prennent régulièrement le temps de consulter et d’analyser ce type de résultats.

Notre choix : le modèle 1byte

Tous ces outils ne nous ont pas vraiment convaincus pour le calcul des émissions carbone d’un site internet. Nous avons donc préféré repartir de papiers de recherche afin de trouver quels sont les indicateurs clés pour faire un tel calcul.
Nous avions pour contrainte le fait de trouver un modèle facile à mettre en œuvre. Car notre objectif est de pouvoir intégrer ce calcul au plus près des process existants de développement web.
Nos recherches nous ont menés au modèle 1byte du Shift Project [3]. C’est un modèle top-down, c’est-à-dire qu’il part des émissions totales du secteur (le numérique émet 1,4Gt de CO2eq [2]), pour en déduire un facteur d’émission par unité de “quelque chose”. Dans le cas du modèle 1byte, ce “quelque chose” est double :

  • la quantité de données (kB) échangées sur le réseau ;
  • le temps passé (secondes) sur un terminal.

Cette approche, comme la plupart des approches top-down, a l’avantage de s’assurer, par construction, que rien n’est oublié ; et le désavantage d’avoir un résultat peu précis, difficile à “ressentir”. Toutefois le coût d’une telle approche nous convient dans l’optique d’élaborer une méthode simple, permettant d’assurer les bons ordres de grandeur, sans avoir l’ambition d’être précis au centième de gramme de CO2.

Concrètement, le modèle 1byte fonctionne en deux étapes :

  1. Conversion d’une quantité de données (kB) ou de temps passé (min) en énergie (kWh) ;
  2. Conversion de cette énergie (kWh) en émissions carbone (gCO2eq).

Conversion Usage (kB, min) ⇒ Energie (kWh)

L’objectif de la première étape du modèle est de tout ramener à une quantité commune, l’énergie consommée en kWh, qui pourra ensuite être convertie en émission carbone.
Pour faire cette conversion, le modèle regarde différemment les trois principales sources détaillées plus haut.

Réseaux de télécommunication
Tous les réseaux (câble, WIFI et 4G) ne sont pas équivalents et sont analysés avec leur facteur propre. Par exemple la 4G est près de 6 fois plus consommatrice d’énergie que le WIFI par quantité de données transférées. Voici les différents facteurs :

  • Câble : 4,29E-10 kWh/byte ;
  • WIFI : 1,52E-10 kWh/byte ;
  • 4G : 8,84E-10 kWh/byte.

Terminaux
Les deux principales catégories de terminaux sont prises en compte. Ici, c’est le temps passé sur le terminal qui est le premier ordre de grandeur de l’énergie consommée, et bien sûr les smartphones sont moins énergivores que les ordinateurs fixes ou portables (regroupés ici sous un même facteur) :

  • Desktop : 3,2E-04 kWh/min ;
  • Mobile : 1,1E-04 kWh/min.

Data centers
Ceux-ci ont un facteur unique de 7,20E-11 kWh/byte.

Conversion Energie (kWh) ⇒ Emission carbone (gCO2eq)

La deuxième étape du modèle 1byte permet d’affiner le calcul des émissions carbone en fonction du pays dans lequel se trouve le terminal ; les data centers et le réseau étant mondiaux. En effet, l’intensité carbone de l’électricité, c’est-à-dire la quantité de carbone émise pour 1 kWh d’électricité produite, n’est pas la même dans toutes les régions du monde. Les intensités carbone retenues sont :

  • European Union : 296 gCO2e/kWh [4]
  • France : 59 gCO2e/kWh [4]
  • United States : 447 gCO2e/kWh [5]
  • China : 596 gCO2e/kWh [5]
  • World : 460 gCO2e/kWh [5]

Dans la suite de cet article, nous considérerons l’électricité française comme facteur pour la consommation énergétique des terminaux ; et l’électricité mondiale comme facteur pour celle des data centers et du réseau.

Formule complète

En prenant en compte tous ces éléments, la formule pour calculer l’émission carbone d’une page d’un site internet est la suivante :

Avec

  • P = poids de la page en octet (et non en Ko)
  • T = temps moyen passé par page sur le site en minute (valeur par défaut = 1,16min [6])
  • K_x = facteurs de conversion de l’usage en énergie consommée, détaillés ci-dessus
  • F_x = facteurs d’émission de l’électricité d’une région, détaillés ci-dessus

Application à notre exemple

En reprenant l’exemple de notre site internet, les valeurs en entrée sont :

  • Poids de la page d’accueil : 6Mo ;
  • Temps moyen sur la page : 1mn et 8 secondes (68 secondes) ;
  • Part mobile : 17%, part desktop : 82%
  • Hypothèse 50% 4G, 50% WIFI (nous n’avons aucun moyen de le mesurer).

La formule nous permet donc d’obtenir : 3gCO2eq pour cette page.

C’est cohérent avec le résultat de WebsiteCarbon, mais 50% de plus que le résultat donné par EcoIndex qui semble sous-estimer l’impact du transfert de données par rapport aux autres critères.

Carbonalyser

Le modèle 1byte est également utilisé dans l’outil Carbonalizer, sous forme de plug-in Firefox ou d’application Android. En mesurant le temps que vous passez sur internet et la quantité de données que votre navigateur transfère, il peut calculer, grâce à la formule présentée plus haut, les émissions carbone liées à votre activité sur internet. C’est donc un outil intéressant pour se rendre compte de son impact individuel.

Rendre visible la mesure

En résumé :

  • Le numérique mondial émet 4 fois plus de CO2eq que les émissions de l’ensemble de la France ;
  • Ces émissions sont en croissance de 9% par an ;
  • Ces émissions peuvent se calculer au premier ordre à partir de la quantité de données transférées et du temps passé ;
  • Nous travaillons dans le numérique ;
  • Cet indicateur pourtant simple de la quantité de données n’est que très peu visible dans nos développements.

Pour inverser la tendance des émissions, notre conviction est que les indicateurs d’émissions carbone doivent être rendus visibles, au plus près de nos process de développement. En effet, lorsqu’on voit directement les impacts de nos développements, il est alors plus facile de se rendre compte de l’impact que nous, travailleurs du numérique, avons ; et donc plus facile d’adapter nos comportements et nos outils.

C’est pourquoi notre objectif est maintenant de créer un outil permettant l’automatisation du calcul de l’indicateur de l’émission carbone d’une page. L’idée est de développer un outil pouvant s’intégrer facilement dans les process de Continuous Integration afin de rendre visible l’impact de chaque Pull Request sur l’émission carbone du site développé. Les avantages seraient la systématisation des mesures, la conscientisation de l’impact au niveau des PR et la possibilité de suivre l’évolution au fil du temps.

Nous vous tiendrons informés de nos prochaines avancées sur ce blog.
En attendant vous pouvez retrouver l’étude de nos collègues data scientist sur l’empreinte écologique des entraînements de modèles en data science.

Conclusion

L’impact carbone du numérique commence à rentrer dans le débat public et c’est une bonne chose. Seulement, en tant que travailleurs du numérique, nous n’avons aucune visibilité sur l’impact carbone de ce que nous faisons au quotidien. Notre objectif est de rendre cet impact visible, afin d’éveiller les consciences et surtout les actions. Nous avons l’espoir que cette conscience et ces actions remontent la chaîne de décision et impactent à terme les directions informatiques et leurs donneurs d’ordre.

SOURCES
[1]
Pour une sobriété numérique, Shift Project, 2018
[2]
Empreinte environnementale du numérique mondial, GreenIT, 2019
[3]
1byte Model, Shift Project, 2018
[4]
National emissions reported to the UNFCCC and to the EU Greenhouse Gas Monitoring Mechanism, European Environment Agency, 2016 (direct link to chart)
[5]
Electricity Carbon Intensity, data from IEA and IPCC, computation by Linkvalue, 2017
[6]
Le nombre de pages par visite est en baisse, Journal du Net, 2011
[7]
Mise en perspective des impacts écologiques du numérique, Raphaël Lemaire, 2019

Et vous pouvez également retrouver un autre article de notre blog sur la responsabilité des entreprises dans la lutte climatique :

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