PIZARRO versus GUIMAUVE

Centquatre-paris
Ce qui sera qui n’était pas
4 min readMay 28, 2020

par Julien Fournet

#104paris #covid19 #performance #philosophie

Après avoir passé 500 ans à ne pas comprendre comment Pizarro avait pu conquérir l’Empire Inca dans les pauvres conditions qu’il avait (168 marins apeurés et affamés contre une armée de 10 à 20 000 hommes surentraînés), et bien à la fin, en dernière analyse, les historiens parlent d’une chose : la vitesse. Pizarro a été malin, horriblement méchant, chanceux mais aussi super rapide. Bref, c’était ça l’atout n°1. Au-delà de la richesse, c’est par là que passe la puissance de l’asservissement. Voilà grosso modo la réponse que j’ai pu fournir à ma fille après avoir revu l’intégrale des Mystérieuses Cités d’Or et dispensé, école-à-la-maison oblige, quelques cours sur la conquête espagnole suite à l’énorme scandale que les documentaires historiques présents à la fin de chaque épisode ont suscité dans l’esprit de l’enfant confinée.

De là, nous avons parlé de notre propre situation, celle que nous traversons et où il y a justement un truc avec l’absence de vitesse, la fin provisoire de la possibilité de vitesse. Car une drôle de vertu du confinement, mis à part le fait de regarder de vieilles séries animées, c’est le « ici-maintenant ». Et alors, je me suis rendu compte que nous étions en train de faire une sorte de jeûne. Le confinement, c’est un entrelac complexe avec des niveaux de réception très variables, de l’immense détresse à la découverte du camping municipal généralisé. Nous avons fait un jeûne d’espace public et de relations sociales. Et le temps, comme une grosse couette, nous est tombé dessus. Et nous avons touché le présent, apaisant ou brûlant selon le moment. Nous n’avions plus la vitesse et nous ne pouvions plus nous projeter. Oui, parce que le pendant de la vitesse, c’est la projection, l’anticipation et se doter d’un esprit qui avant tout calcule et prévoit, comme Pizarro.

E n réalité, ce n’est pas rien et on ne rompt pas un tel jeûne n’importe comment. C’est précis. Le tout premier jour du confinement, Guimauve, notre tortue terrestre a débarqué, brisant sa propre hibernation pour mieux observer la nôtre. J’en veux pour preuve ses difficultés à reprendre son rythme respiratoire, l’extrême torpeur de ses mouvements, la lente acclimatation aux aliments. Elle est méthodique Guimauve quand elle sort de son jeûne. C’est chaud, elle peut mourir, elle doit se modifier. Voilà. Cette couche étrange qui a pu se former, cette cuirasse si particulière du temps que j’ai ressentie, et que je n’avais pas ressentie depuis longtemps, cette visqueuse part du monde entêtante, je voudrais bien lui donner de la valeur, me demander si elle n’appartient pas à une nécessaire chrysalide : un devenir-indien, un devenir-tortue ou un devenir-cyborg*. Parce que si je parle du monde à venir, que ce soit en bien ou en mal, je veux faire advenir, je pense prévenir, je me réjouis, je suis un conquistador, je lance des sorts, je crois. Voilà : j’ai moins envie de croire. J’ai envie de faire comme Guimauve. Et si c’était ça le modèle de lutte qu’avait enseigné cet immense mouvement initié par ce coronavirus : un modèle de lutte écologique, une forme de mobilisation souveraine, une décolonisation de son temps propre et une intense fabrique de liens et de pouvoirs nouveaux ?

Parce que pendant cette espèce d’hibernation, on en a fait l’expérience : on peut arrêter la grosse machine. There is SO alternative. Ça a eu lieu, le continuum est brisé. Et le monde est là comme d’habitude mais un peu plus que d’habitude. Alors, tout comme l’Amérique n’a jamais été un « Nouveau monde », il n’y a pas de « Monde d’après ». La question n’est pas seulement : comment redémarrer ou ne pas redémarrer ? Mais : comment poursuivre ce présent ? Il faut rendre gorge à ce moment, lui faire dire tout ce qu’il contient comme suc, comme folie, comme clefs pour la suite. Et ça passe par la revalorisation de nos gestes, de nos rapports, de nos salaires, de nos lieux et de nos invitations, maintenant. Garder intimement le pied coincé dans la porte qui donne sur cette zone imprévisible du présent : faire circuler ce drôle de courant d’air qui passe entre nous, dans nos distances même. Avant le monde d’après, habiter les luttes en cours.

*Au sens proposé par Donna Haraway de réinvention radicale de soi.

Julien Fournet - L’Amicale de production
Propos recueillis par la rédaction de Mouvement

Julien Fournet est artiste associé au CENTQUATRE-PARIS. Durant la saison 2020–21, il y présentera Amis il faut faire une pause dans le cadre du Festival Les Singulier.es.

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