Les séparations entre les gens sont le plus gros problème dans mon pays

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Chôros
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10 min readNov 1, 2016

Entretien avec Lasha Ph par Nicolas Bertrand, le 12 mars 2016. Retranscription Elise Teillard et Clarisse Ferreira.

Skyline, Batumi

La Géorgie est l’un des pays où se déroule le projet Chôros. Nos partenaires de l’IBCCP Caucasus Foundation ont conçu des activités dans 3 villes : Tbilissi la Capitale, Tserovani qui accueille un nombre important de réfugiés et Batumi la deuxième ville du pays.

Au bord de la Mer Noire, Batumi bénéficie d’un micro-climat extrêmement favorable. C’est l’une des destinations favorites des géorgiens pour passer ses vacances qui connaît ces dernières années un développement extraordinaire. Une ville où faire des affaires aussi, proche de la Russie et de la Turquie.

A la sortie de la représentation de L’homme qui marche à Batumi (Géorgie), un spectateur me dit que ce spectacle “Smells like Europe”. Intrigué par cette remarque, je lui propose d’en discuter dés le lendemain.

Le port de Batumi

Je m’appelle Lasha. Je suis né dans dans une période difficile, mais je suis toujours jeune. Je travaille à l’Espace d’Art Contemporain de Batumi, en tant que photographe. Encore en train d’apprendre l’art, d’apprendre mon métier, la photographie. Je vis à Batumi mais j’aimerai aller en Europe, pour étudier. Pour visiter aussi, peut-être mais d’abord pour étudier. Ensuite, je reviendrai en Géorgie pour leur transmettre ce que j’ai appris, ouvrir notre système d’éducation.

Affiches de L’homme qui marche sur la façade du théâtre de Batumi

Que pourrais-je dire d’autre ? J’aime la photographie, particulièrement celle de paysages, qui nous fait découvrir notre passé et notre futur, de la photo conceptuelle. J’aime aussi beaucoup la photo américaine et allemande : les photos en format large, ce sont mes préférées. J’aime aussi certains photographes géorgiens. La musique m’inspire aussi beaucoup. La musique expérimentale, Française, Américaine, Anglo-Saxonne… J’aime la musique géorgienne aussi ! Je travaille sur une projet spécial, chaque année le Sound Spring Experiment Music, à Batumi.

J’aime voyager, en Géorgie mais surtout, très loin. Voir de nouveaux endroits, rencontrer de nouvelles personnes, de nouvelles idées… Je lis aussi des journaux d’informations, des magazines sur l’art, l’art contemporain, européen et américain surtout.

Nicolas : Après la représentation, vous m’avez dit que le spectacle sentait l’Europe. Qu’est ce que ça voulait dire ? Quelle est l’odeur de l’Europe ?

Lasha : Je me souviens de la première fois où je suis allé en Europe, il y a six ans, à Strasbourg. C’est la capitale politique de l’Europe et j’ai été comme dans un rêve, tout était parfait. Je crois que l’Europe à une odeur de lumière. Ici, on est encore sous l’influence soviétique. C’est compliqué de définir ce que sont la mentalité, la politique soviétique. Certaines personnes se battent encore contre ça. Mes parents détestent les soviétiques mais nous parlons leur langue, leur façon de communiquer. Pour moi, l’odeur Européenne, c’est d’abord l’humanité, le progrès aussi, toujours et la démocratie, la transparence, toutes ces choses que nous n’avons pas ou que nous avons perdus quand les Russes nous ont occupés.

Donc j’ai senti l’Europe parce que les deux comédiens jouaient leurs rôles, très bien d’ailleurs, et c’était génial parce que je n’aime pas le théâtre ici. A Batumi, un théâtre a ouvert l’année dernière et c’est un enfer pour moi parce que je veux voir des choses nouvelles, contemporaines, sociales, à propos de l’Humain, mais il n’y en a pas à Batumi.

La musique aussi, dans la pièce, comme du Music Hall Parisien. La musique est importante parce que, je pense que quand l’univers est né, pendant le Big Bang, je crois que le son fut la première chose à exister. Le son est la chose la plus inspirante dans l’art, surtout dans le théâtre. Voilà ce que je considère être l’Europe et l’odeur européenne.

Nicolas : Pendant la conversation avec le public, lorsqu’on parlait du rôle de l’art dans la société pour le futur, il y avait une partie des gens qui pensaient qu’il était inutile et une autre partie était plus positive qui pensait que l’art peut changer la société. Je crois que vous êtes dans la partie optimiste non ?

Lasha : Si on parle de la Géorgie, l’art ne peut pas changer la société, malheureusement, parce que nous n’avons pas de philosophie de l’art, rien pour soutenir la création artistique. Je ne pense pas ça. Pour un artiste, se trouver en Géorgie, où il y a beaucoup de problèmes c’est une très bonne chose. Selon moi un artiste doit être un peintre de sa société ou du monde dans lequel il vit. C’est difficile de m’identifier à un artiste quand il parle ou chante à propos d’un avenir heureux ou de l’argent. Mais là je comprends parce qu’il y a des problèmes de partout dans le monde, dans la rue, au bord de la mer… de partout. Et donc les artistes qui étaient dans la performance, je les connais très bien.

Par exemple, l’un d’entre eux parlait d’humanité ou de futur, de quelque chose comme ça. Je le connais bien, je connais sa personnalité et quel genre de personne il est. Donc malheureusement je ne peux pas le croire parce que sa vraie vie est différente. On ne sait pas comment réunir ces deux parties de notre personnalité.

Nicolas : Mon sentiment, en tant qu’étranger, est que la représentation a eu lieu devant une société miniature. Nous avons parlé à des gens qui se connaissaient, aux rôles variés, des personnes des institutions, des acteurs, des spectateurs lambdas etc. Toutes les personnes qui forment la société culturelle de Batumi.

Lasha : Je me souviens, il y a 5, 6 ou 7 ans, j’ai commencé à photographier selon ma vision des choses. D’abord, les gens me disaient de ne pas mentionner les problèmes, que ça ne les solutionnerait pas, qu’il fallait que je photographie des jolis paysages, de jolis portraits, de jolis gens. Ils me disaient que ça serait bien pour moi, pour le public mais je ne sais pas prendre ce genre de photos. Par exemple, si je prend la Piaza, c’est seulement un bâtiment, rien de plus. Tandis que si je photographie quelque chose comme le Monument de la Victoire, c’est important, c’est une partie de notre passé, de notre passé soviétique et il est encore là, nous le subissons encore malheureusement.

Tout le monde sait comment nous pourrions régler le problème mais personne ne veux faire s’écraser le vieux système. Tout le monde sait mais personne ne veut rien faire. C’est intéressant. Mais c’est très difficile. Je ne peux pas expliquer ce que je ressens à propos de ça. J’aimerai plutôt dire d’autres choses, sur mon métier. Je fais de la vidéo, je veux m’améliorer, améliorer ma philosophie, découvrir de nouvelles personnes, de nouveaux endroits et surtout me découvrir moi-même, je crois que c’est important.

Nicolas : Pour en revenir à la représentation, il y a t il une ou plusieurs histoires qui vous viennent en tête ?

Lasha : La troisième histoire. Celle à propos de la corde, des frontières. En Géorgie, nous avons beaucoup de barrières entre les groupes sociaux, culturels… C’est symptomatique, ils séparent les gens en fonction de leur statut social, je crois que c’est la pire chose à faire. Dans l’histoire, il y a un pistolet aussi, ou une baguette magique ou quelque chose comme ça.

affiche de L'homme qui marche sur la façade du théâtre de Batumi
Une ancienne église et au loin un peu de la skyline.

En Géorgie, il y a 23 ans, il y a eu une guerre civile, nous nous sommes entretués, nos frères, nos mères, nos pères, partout… Ces conflits en Géorgie permettent de comprendre, si on y réfléchit, comment les gens pensent lorsqu’ils ont le pouvoir, comment ils en veulent encore plus. Par exemple, si vous avez des ressources, c’est que vous avez fait de mauvaises choses. Si vous croisez quelqu’un en Géorgie avec beaucoup d’argent, c’est louche. Nous ne sommes que 5 millions de personnes ici, tu ne peux pas faire autant d’argent. En France, en Allemagne, en Grande Bretagne, c’est possible. Malheureusement ce n’est pas le cas ici.

Je ne crois pas en ce système plein de frontières, donc je pense qu’ils ont raison de la traverser, de passer de l’autre côté de la corde, de faire ce pas. Un réalisateur français, il y a trois ou quatre ans, à dit que les frontières étaient les choses les plus drôles que l’Homme ait créées. Par exemple, entre la Corée du Sud et celle du Nord, une immense campagne, coupée en deux par un mur, par un sytème politique, social, financier… En Géorgie, on a la même chose, nous avons été séparés par l’occupation russe, par des gens qui n’ont que l’argent et le pouvoir en tête. Donc je crois que les frontières, les séparations entre les gens sont le plus gros problème dans mon pays.

Nicolas : Comment pensez vous qu’il soit possible de dépasser cette frontière ? Par exemple pour ce personnage qui sait que le pain est de l’autre côté de la corde…

Lasha : Oui, je me souviens ! Tout le monde devrait travailler dans ce sens ! Si je le fais toute seule, ça ne suffit pas. Il faut faire quelque chose ensemble, être de plus en plus humain. Et ensuite, nous pourrons nous définir comme un pays européen, moderne ou quelque chose comme ça. Deux, cinq, dix, cinquante, cent personnes, ça ne suffit pas. Ce doit être tout le peuple. En Géorgie, quatre millions de personnes devrait faire quelque chose, par exemple aller faire tomber, détruire ces frontières. Nous le ferons peut-être dans cinquante ans mais je ne suis pas sûre d’en faire partie. Ce pourrait être, dans dix ans. Mais c’est comme pour le mur de Berlin, c’est solide, construit par les Soviétiques.

Nicolas : Vous avez parlé du bâton…

Lasha : Pour moi, c’était une baguette magique, qui pourrait tout faire. Mais dans la vie, ça n’existe pas. Je ne pense pas que ce soit réel. En Géorgie, la baguette magique, c’est l’argent, rien de plus. Si quelqu’un a beaucoup d’argent ou beaucoup de pouvoir, il a une baguette magique. Mais rarement une bonne philosophie ou une idée pour que le pays se développe et aille mieux. C’est pour ça que je pense que la baguette magique n’est pas réelle.

Nicolas : Comment décririez-vous les personnages de la pièce ? Il y en a peut être un qui vous est plus familier… ?

Lasha : Le personnage attachant et méchant qu’était le musicien m’a plu. Et sa performance musicale aussi! Le musicien ne joue pas parce qu’il est à l’écoute de lui-même. C’est intéressant car je pense, en tant qu’artiste, que nous devons faire ce que nous avons envie de faire, pas ce qu’on nous demande. Parce que c’est notre art, notre personnalité. Ce musicien est mon personnage préféré. Il avait, avec son accordéon, un dialogue avec l’histoire. Il est très talentueux. Et j’aime la musique parisienne.

Nicolas : Ce personnage est à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de la scène et donc l’histoire…

Lasha : Pour moi, dans la scène, il y a trois personnages. Mais ils sont identiques. Au début des histoires, au moins l’un d’entre eux à bon fond, il montre le côté positif de l’Homme. Mais ensuite, arrivent le pain, le bâton ou la frontière et tout le monde devient identique, obsédé par le pouvoir et l’argent. C’est triste, mais tous les humains sont pareils…

Nicolas : Je me souviens que quelqu’un a dit que c’était la condition humaine.

Lasha : Pendant la performance, certaines personnes parlaient devant moi, se demandaient « Qu’est ce qu’ils font ? Quel genre de spectacle est on en train de voir ? ». C’est intéressant parce qu’en Géorgie, les gens croient encore au théâtre « vieux jeu », du temps des soviétiques. Donc en Géorgie, on développe encore notre compréhension de l’art, on expérimente, on regarde ce qui ce fait en Europe. C’est plutôt important. Malheureusement, nous avons notre passé et il ressort dans tout ce que nous faisons. Je crois qu’il faudrait que nous réfléchissions à propos de la Seconde Guerre Mondiale. Je veux dire, après ça, les différents pays d’Europe se sont liés, ils ont construit une économie ensemble, les Droits de l’Homme, l’art… C’est très important pour moi, par exemple, la relation entre la France et l’Allemagne. Il y a quelques décennies, ces pays étaient ennemis et maintenant ils sont comme un seul pays, sans frontières ni conflits. C’est impressionnant je trouve.

Nicolas : Peut-être que pour conclure, même s’ils ne sont pas présents, avez-vous des questions pour les comédiens ou pour Christiane ? Ils y répondront plus tard.

Lasha : Oui, j’ai une question. Est ce que le spectacle pourrait être adapté pour la Géorgie ? C’est important parce qu’il y a des gens qui ne comprennent pas le français, l’allemand ou l’anglais, qui ne connaissent pas l’Europe. Je crois que les géorgiens comprendraient mieux avec de la musique géorgienne par exemple. J’ai entendu des mots en géorgien pendant la représentation, c’était intéressant. Je crois que si les comédiens jouaient avec de la musique géorgienne ce serait plus pertinent, plus compréhensible. Voilà, c’est ma question ou ma suggestion.. Rien de plus !

Nicolas : Ok, je leur demanderai une version géorgienne !

Lasha : Oui, peut-être que la musique influence les gens. J’ai entendu parler devant moi. Certains pensaient que les comédiens jouaient une situation française, un bout de votre histoire ou quelque chose comme ça. Mais les géorgiens ne comprennent pas le côté universel, le fait que la situation est la même partout. Le genre de pays où il fait est encore plus compliqué d’être libre, de vivre, ils sont trop loin de chez nous, les géorgiens ne les voient pas. Nous devrions faire tout ce qui est possible pour nous rapprocher et fonctionner ensemble.

Programme Europe Créative de l'Union Européenne
avec le soutien du programme Europe Créative

Retrouver Lasha Ph sur Facebook et sur le site de sa galerie CAS Batumi

Retrouvez le parcours d’Image Aiguë en Géorgie sur Storify

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