Affiche originale du film “Arrête-moi si tu peux”, de S.Spielberg (2002), © DreamWorks

Altruisme ou intérêt ? Pourquoi donne-t-on son avis en ligne.

Quentin Roquigny
Allvibes
Published in
11 min readMay 4, 2017

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#UserGeneratedContent #PreuveSociale #Loi1–9–90 #EffetDeReseau #Altruisme #PsychologieSociale

⏳ Le résumé

Youtube disposait de 65 000 nouvelles vidéos par jour en 2015… TripAdvisor enregistre 16 nouveaux avis par minute en 2017… Wikipedia accueille 800 nouveaux articles par jour dans sa version anglaise en 2017… Pourquoi les utilisateurs se prêtent-ils au jeux ? Pas pour de l’argent ou d’autres avantages en nature. Plutôt par altruisme et avec un zeste de volonté de consolider leur statut social.

🍸 L’introduction

Chez Check it Out, on aime poser des questions naïves : mais au fait, pourquoi certains utilisateurs décident de produire du nouveau contenu sur les communautés en ligne, comme par exemple en donnant leur avis sur les grandes plateformes de réservation d’hôtels ou de restaurants ?

Cette question est devenue fondamentale pour toutes les plateformes d’avis de consommateurs puisque, dès 2006, de premiers articles de recherche (1) (2) ont commencé à prouver une relation de cause à effet entre l’existence d’avis de consommateurs — qui agissent comme une preuve sociale de l’utilité d’un produit ou d’un service — et l’augmentation du chiffre d’affaires de ces plateformes.

Au regard de leur succès, il semble que les plus grandes plateformes en ligne aient percé ce secret (en anglais, on parle de UGC platforms, pas comme les cinémas, mais comme“User-Generated Content platforms”).

Voici en 5 étapes les principaux enseignements que nous avons rassemblé.

⛔️ Avertissement au public non averti

Dans cet article, je ne réponds pas à la question de savoir pourquoi les gens participent à des réseaux sociaux (par exemple, je ne discute pas de la question de savoir si le voyeurisme est à la l’origine du succès de Periscope ou si la peur de paraître hors du monde professionnel explique la longévité de Linkedin). La question posée est bien celle de la production de contenu nouveau : pourquoi prendre le temps de publier un article sur Linkedin ? Pourquoi publier un nouvel avis de consommateur sur Amazon ou TripAdvisor ?

📜 #1. la structure des plateformes UGC suit la loi des 1/9/90

La loi des 1/9/90 késkeucé ? En bref, cela consiste à dire que :

  • 1 % des utilisateurs sont des producteurs de contenu ;
  • 9 % des utilisateurs sont actifs occasionnellement (pour du commentaire, du partage, etc.) ;
  • et 90 % sont des utilisateurs passifs.

Cette répartition des utilisateurs est souvent utilisée pour décrire les plateformes UGC. Deux discussions sur la plateforme Quora en proposent un bon résumé (3) (4). Naturellement, parler de “loi des 1/9/90” correspond plus à une terminologie marketing qu’à un résultat scientifique (cette loi n’est clairement pas aussi robuste que celle de la gravité…) mais elle permet de poser clairement le contexte.

Les 1 % sont des créateurs, des artistes, des leaders d’opinion. Ils utilisent les plateformes dans leur routine quotidienne, souvent plusieurs fois par jour. Ajoutés au 9 % de contributeurs occasionnels, ces 10 % d’utilisateurs actifs sont ceux qui produisent l’intégralité du contenu des plateformes et qui ramènent souvent une partie de leur réseau. Ce sont ces gens qu’il s’agit de comprendre dans leur essence. Mais pourquoi diable contribuent-ils ? Que recherchent-ils ? Quels sont leurs codes ? Quels sont leurs freins, leurs craintes ?

A l’opposé, les 90 % d’utilisateurs passifs ne produisent jamais de contenu. Et n’en produiront probablement jamais. En effet, de l’expérience des entrepreneurs ayant construit des plateformes UGC, il est souvent coûteux (et peu efficace) de chercher à convertir une partie des 90 % passifs en contributeurs actifs. En revanche, dit froidement, leur présence est fondamentale pour une deux raisons :

  • Ces 90 % d’utilisateurs passifs sont la raison d’être des contributeurs actifs. Leur présence permet de mettre en valeur les contributeurs actifs : ils sont leur faire-valoir, leur caisse de résonance.
  • Par ailleurs, dans les cas où la plateforme repose sur un business modelpublicitaire, ces 90 % représentent l’écrasante majorité des utilisateurs qui seront exposés aux bandes annonces, permettant ainsi la monétisation du trafic.

Attirer les contributeurs actifs dans un premier temps puis, dans un second temps, faire venir les utilisateurs passifs constitue souvent le grand défi des plateformes où les effets de réseaux sont déterminants : chaque nouvel utilisateur augmente la valeur de la plateforme pour tous les autres. Toutefois, ne pas atteindre une taille critique suffisante est aussi la première cause d’échec de ces plateformes, d’où l’importance de comprendre au mieux les attentes de ses utilisateurs les plus passionnés.

⚡️ #2. d’abord décider de contribuer — ou pas — puis se demander à quelle fréquence

Les articles de recherche ayant tenté d’expliquer la contribution de ces 10 % des utilisateurs actifs nous invitent à décomposer la problématique en deux étapes : tout d’abord les utilisateurs se posent la question de savoir s’ils veulent contribuer ou pas à une nouvelle plateforme. Puis, s’ils décident effectivement de contribuer, les utilisateurs actifs choisissent leur niveau de contribution (5).

Cette décomposition est importante car, souvent, au PMU de startupers, les discussions sur le succès des plateformes tournent rapidement sur les astuces utilisées pour dynamiser le niveau de contribution : “il faut “gamifier” ta plateforme !”, “il faut que ton user retrouve tous ses amis sur le réseau”, etc. Or, cela revient souvent à mettre la pincée de cannelle avant le pudding.

La première étape est bel est bien de savoir si, oui ou non, les contributeurs les plus actifs sont touchés dans leur motivation les plus profondes et sont prêts à sauter le pas pour prendre part à la naissance d’une nouvelle plateforme. De subtiles chatouilles à leurs valeurs en tant qu’êtres humains s’avèrent nécessaires.

❤️ #3. l’altruisme est souvent la première source de motivation des utilisateurs, auquel s’ajoute la construction d’un statut social dans le cas des plateformes professionnelles

Féliciter les meilleurs services rendus (i.e. aider les professionnels méritants), dire merci, aider le reste de la communauté, soutenir une cause qui nous est chère… Ta-daaamm ! Voilà donc les premières sources de motivation des utilisateurs à produire du contenu.

Voici le faisceau d’indices (attention prenez des notes) :

  • Selon l’étude The Social Mind, 80 % des utilisateurs de plateformes en ligne contribuent avec l’objectif d’aider les autres (6).
  • Selon la société américaine GetFiveStars (qui collecte des avis de consommateurs pour des marques), les gens veulent en priorité “récompenser les excellents et bons services” (58 % des cas), “signaler les mauvais services” (5 %), “aider la communauté” (6 %) (7).
  • Selon les propres statistiques de Yelp, 71 % des avis sur la plateforme consistent à recommander un lieu. Seuls 22 % en déconseillent, le solde représentant des avis supprimés (8).
  • Selon l’entreprise américaine Spectoos (un concurrent de GetFiveStars), la raison première est l’altruisme, puis dire merci (i.e. exprimer sa gratitude), donner des feedbacks pour améliorer le service (cf. sur les stores d’app), et enfin faire partie d’une communauté avec des valeurs / intérêts en commun (9)
  • Selon une étude publiée par TripAdvisor à propos de sa propre communauté d’utilisateurs, la raison première poussant à déposer des avis est l’altruisme envers les autres voyageurs, puis la volonté d’aider un business local, la volonté de se développer soi-même et enfin la volonté de revivre l’expérience du voyage un peu plus longtemps. A l’inverse, la vengeance ou la volonté de nuire à autrui sont minoritaires (moins de 20 % des réponses). (10)
  • Enfin, dans les plateformes professionnelles, il semble que l’enjeu de la construction d’un statut social vienne tout de même s’ajouter à l’altruisme. La même étude (6) que celle citée en 1er point mentionne que 66 % utilisateurs participent dès lors que l’enjeu est de prendre part à un groupe de collègues ou de pairs. De même, un constat similaire est dressé dans le cas d’une plateforme d’entraide juridique à destination des avocats eux-mêmes (11). A l’inverse, si la plateforme n’est pas professionnelle, d’autres recherches concluent qu’il est au contraire important de jouer à fond la carte du divertissement, en favorisant la sensation d’échappatoire proposée aux utilisateurs (12).

🍭 #4. des schémas d’incitations permettent d’augmenter les niveaux de contributions des utilisateurs actifs

Au fil de nos lectures, nous avons identifié 5 principales astuces permettant d’augmenter les niveaux de contributions des utilisateurs actifs, au-delà du fait de construire un environnement le plus facile d’usage possible (évidemment!).

Voici ces 5 astuces :

a/ Rompre avec l’anonymat : une comparaison entre plateformes avec et sans anonymat semble montrer que l’absence d’anonymat augmente la quantité de contenu produit par utilisateur (18). Simultanément, on constate aussi que les opinions partagées sont plus mesurées. Enfin, rompre avec l’anonymat permet d’exacerber les autres phénomènes de psychologie sociale qui suivent ci-dessous.

b/ Favoriser l’apprentissage social : les utilisateurs qui arrivent sur la plateforme en ayant déjà en tête l’idée de contribuer contribuent plus fréquemment lorsqu’ils voient leurs amis contribuer, lorsqu’ils reçoivent des feedbacks et lorsqu’ils ont une large audience (13).

c/ Renforcement du lien interpersonnel : les utilisateurs contribuent davantage lorsque du lien interpersonnel est tissé, c’est à dire lorsque les utilisateurs sont amenés à se connaître les uns les autres, comme dans la vraie vie (14).

d/ Favoriser la production de biens publics : les utilisateurs contribuent davantage lorsque le contenu qu’ils produisent est accessible à tous (5).

e/ Gamifier l’application : les utilisateurs actifs aiment se construire une expertise quantifiable en ligne, et si possible partageable au reste de la communauté. Nombre d’articles de recherche ont exploré différents schémas de gamification. L’expertise quantifiée repose notamment sur la capacité (prouvée par la plateforme) à influencer le niveau d’information des autres utilisateurs. Le fait de quantifier la gratitude des utilisateurs, de proposer des rappels historiques de comportements passés et de hiérarchiser les contributions sont des facteurs qui augmentent la fréquence des contributions (15).

💰 #5. les schémas d’incitations octroyant des bénéficient concrets, comme de l’argent, peuvent s’avérer contre-productifs

Par opposition à ce que nous avons regroupé comme étant de l’altruisme, le fait d’accorder des avantages concrets aux utilisateurs n’est pas une raison poussant les personnes les plus actives à contribuer d’une manière constructive. Au contraire, il est même possible de trouver des exemples dans lesquels la mise en place d’un mécanisme de récompenses a détérioré la qualité des contributions.

Par exemple, les fondateurs de la plateforme américaine de recommandations de restaurants, Yelp, ont raconté avoir débuté leur activité en étant concentrés sur la zone de San Francisco (17). Afin d’augmenter le nombre de recommandations sur les autres villes américaines, ils avaient initialement décidé de rémunérer leurs contributeurs. Cependant, ils ont rapidement constaté que cette rémunération des avis conduisait à une forte dégradation du contenu. Le système de rémunération a donc été supprimé.

D’un point de vue théorique, il semble que la contribution des utilisateurs aux plateformes puisse être analysée à la lumière de la “théorie des contrats incomplets”. Qu’est-ce que ce gros mot ? Encore du jargon pour une réalité assez simple, en fait : ne sachant pas ce qu’il peut se produire dans le cas d’une nouvelle contribution, les utilisateurs se comportent du mieux possible : sans doute seront-ils invités par un restaurateur ? Peut-être recevront-ils le sponsoring d’une marque ? Ou encore, peut-être seront-ils repérés par les administrateurs de la plateformes eux-mêmes ? Or, dès lors que les utilisateurs pensent que la seule récompense est de l’argent pour chaque avis, le doute sur une hypothétique bonne surprise disparaît, les termes du contrat sont “complets”, et la qualité des contributions chute.

🗝 #6. conclusion

  • Les utilisateurs les plus actifs des communautés en ligne ne sont pas motivés par l’argent ou pas d’autres types de gains matériels. En réalité, l’altruisme et la volonté de défendre des valeurs qui leur sont chères sont les principaux facteurs explicatifs.
  • Exacerber ces sentiments permettent à ces contributeurs actifs de sauter le pas lors de l’émergence d’une nouvelle plateforme. Toutefois, il est probable que la part de ces contributeurs au sein du trafic global de la plateforme ne dépasse pas les 10 %.
  • Enfin, des mesures incitatives peuvent être prises pour augmenter la fréquence de contribution des 10 % d’utilisateurs actifs : rompre avec l’anonymat des auteurs, favoriser l’apprentissage social, tisser du lien humain entre utilisateurs, favoriser la production de biens publics ouverts à tous, et quantifier l’impact des utilisateurs sur le reste de la communauté (“gamification”).

Et toi, es-tu un Youtuber dans les 1 % ? Un Instagramer dans les 90 % ? Es-tu d’accord avec notre grille d’analyse ou persuadé qu’on a tout faux ? Ravi de faire connaissance et d’échanger dans les commentaires.

💎 L’équipe Check it Out.

A propos de Check it Out : 90 % d’entre nous consultent des avis de consommateurs avant de procéder à un acte d’achat ou de réservation en ligne. Pourtant, ces avis de consommateurs n’ont pas évolué depuis 15 ans : 5 étoiles, du texte, peu d’authenticité et beaucoup de temps perdu à les trier. Pour moderniser le secteur, Check it Out, développe une app mobile d’avis de consommateurs en vidéo.

Sources :

  1. Chevalier et al (2006), “The Effect of Word of Mouth on Sales: Online Book Review”
  2. Li et al. (2008), “Self-selection and Information Role of Online Product Reviews
  3. Discussion Quora : https://www.quora.com/Why-do-people-continually-write-such-extensive-Yelp-reviews-without-tangible-reward)
  4. Discussion Quora : https://www.quora.com/What-is-the-motivation-behind-writing-public-reviews-and-tips-as-on-Amazon-Yelp-Foursquare-etc
  5. Wang et al. (2003), “Towards understanding members’ general participation in and active contribution to an online travel community
  6. Society of New Communications Research, étude “The Social Mind”, http://www.socialmediatoday.com/content/nearly-80-people-participate-online-community-help-others
  7. Etude de GetFiveStars sur 600 clients interrogés en 2015. Dans ce cas la plateforme ne disposait pas des dimensions d’un réseau social : https://www.getfivestars.com/blog/survey-why-do-consumers-leave-reviews/
  8. Yelp 2016 Factsheet : https://www.yelp.com/factsheet
  9. Article de Blog de l’entreprise Spectoos : http://www.spectoos.com/5-real-motivations-behind-people-write-customer-reviews/
  10. Etude menée par TripAdvisor sur sa base d’utilisateurs : http://www.tripadvisor.com/pdfs/OnlineTravelReviewReport.pdf
  11. Schaedel (2015), “Managing the Online Crowd: Motivations for Engagement in User-Generated Content
  12. Wasko et al. (2005), “Why should I share? Examining social capital and knowledge contribution in Electronic networks of practice
  13. Burke et al. (2009), “Feed me: motivating newcomer contribution in social network sites
  14. Ren et al. (2012), “Building member attachment in online communities: applying theories of group identity and interpersonal bonds
  15. Cheshire et al. (2008), “The Social Psychological Effects of Feedback on the Production of Internet Information Pools
  16. Wang et al. (2010), “Anonymity, Social Image, and the Competition for Volunteers: A Case Study of the Online Market for Reviews
  17. Retour d’expérience de Yelp sur growthhackers.com https://growthhackers.com/growth-studies/yelp

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