Je veux TOUT comprendre

Ségolène
Cheval de Troie
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5 min readJan 2, 2018

Confessions (digitales)

Chapitre 1 — La genèse

A l’origine de toute entreprise, il y a un enfant (j’allais écrire toute société, et cela fonctionnerait encore mieux peut-être, à ces deux mots vous pouvez donner le sens que vous préfèrerez).

L’enfant à l’origine de la notre s’est un jour de ses tendres années postée devant la vitrine d’un horloger en décrétant qu’elle n’en bougerait pas tant qu’elle ne saurait pas lire l’heure. Et d’ajouter un péremptoire « je veux TOUT comprendre ». L’enfant est déterminée.

Quelques années après, autour de ses 12 ans, nouvel objectif pour l’enfant : réunir les fonds pour acheter « une mob » pour un ami et voisin de son âge. Elle était orange, c’était une Peugeot, elle était tellement belle. Elle coûtait 800 Francs.
L’enfant décida alors que l’union ferait la force. Elle trouva son premier investisseur en sa grand-mère qui offrit les matières premières, enrôla ses premiers collaborateurs, fit de sa chambre leur manufacture, et monta ainsi sa première société. L’ensemble des bénéfices irait à Axel (car c’est le prénom du voisin). L’enfant est utopiste.

La qualité de l’ouvrage (mais certainement plus encore la jeunesse des artisans) leur permit d’atteindre leur objectif. La mob orange fût leur, et ils en retirèrent encore plus de joie et de fierté qu’ils ne l’avaient présupposé (et quelques bleus aussi, mais ça c’est une autre histoire). Pour pouvoir offrir « la mob », les enfants avaient fabriqué des petits bracelets brésiliens faits de ficelles et de beaucoup de détermination, qu’ils vendirent à la sortie du supermarché sur un très professionnel petit stand. Ce qui valut à l’enfant certainement la plus belle gifle de sa vie de la part du paternel des voisins, qui estimait que c’était un déshonneur de s’afficher comme des « mendiants » devant « tout le village ». Partant en tenant sa joue cuisante, elle lui tira la langue, résolue à ne pas s’arrêter là. L’enfant est insolente.

Volonté de tout comprendre, travail d’équipe, fixation d’un but irréaliste, qualité de la production, incompréhension du positionnement de l’entrepreneur et du but altruiste de sa démarche : l’enfant avait 12 ans, et tout était déjà là !

Axel et la mob

12 ans plus tard, pourtant prévenue que le fait d’entreprendre ne vous créait pas que des amis, l’enfant fondait une société dans le digital.
Otage dès les débuts du net de la sérendipité qui devenait sa meilleure alliée pour « tout comprendre », utilisatrice précoce d’ICQ émerveillée par la magie de parler à des inconnus distants de milliers de km difficilement parcourables en mob orange, fascinée par l’état d’esprit d’entraide qui y régnait et rendait l’impossible réalisable, elle avait décidé de devenir artisan du web. On était en 1999. C’était l’époque d’Altern, de Caramail, d’Ingeniweb, et des nuits blanches sur les forums et devant des lignes de code. Il fallait tout apprendre, tout penser, tout inventer.

18 ans plus tard, Cheval de Troie (car c’est le nom que l’insolente enfant — aidée par un non moins insolent ami — choisit pour la société) devient majeur. Les prémisses d’une vie d’adulte, mais un âge vénérable pour un studio digital, peu auront réussi à l’atteindre, et le Cheval, à défaut de joue cuisante, aura lui-même été boiteux à plusieurs reprises.

Sur le trajet pour atteindre cette majorité, l’émerveillement des débuts et l’excitation de créer de simples gifs animés fait place à la réalisation de sites en Flash durant les riches années de la création web. Les artisans qui ont rejoint la société gagnent en savoir-faire et de nombreux prix dans leur métier. L’enfant y trouve la même satisfaction du bel ouvrage et du travail en équipe qu’en tressant ses petits bracelets. Son Cheval digital lui permet de retrouver cette campagne qui commençait à sérieusement lui manquer en y achetant une maison, et de réaliser son rêve de toujours : un cheval de chaire et de sang (mais ça, c’est une autre histoire). Ce n’est pas une mob orange, mais c’est bien aussi.

C’est alors que les grands se mettent à se faire la guerre, A(pple) contre A(dobe), Flash n’est plus le standard, et doit même être banni, multiplication des devices et incompatibilités obligent. Les artisans se demandent quelle joie ils vont pouvoir mettre dans leurs créations, mais vient très rapidement le responsive. La GRILLE ! Et avec elle le règne du contenu. Les quelques frustrations de mises en page print peuvent enfin être assouvies, c’est un nouveau challenge, il faut tout apprendre, tout repenser, tout inventer.
Ouf, le moral repart.

Et le métier évolue, de vitrines les sites deviennent marchands. De marchands ils deviennent sources de DATAS (et big les datas svp). De sources de connaissance ils deviennent avides de données sur leurs lecteurs. L’esprit d’entraide et de construction des débuts a bien changé, la concurrence est féroce, il ne s’agit plus de faire et de faire bien, mais de « gagner des leads », de « transformer » (ne voyez aucune poésie dans le terme), de tracker, d’algo-rythme de vie, de ROI (d’un bien triste royaume)… Il ne s’agit plus d’offrir une expérience ou de nourrir d’informations, nous voilà méta-morphosés en entre-preneurs qui n’offrent que pour mieux récolter, un cercle qui s’élargit et dont l’appétit grandit de façon exponentielle. Ce n’est plus le contenu qui prime, mais la « réputation », la qualité et la réflexion se noient dans le flux et la gratuité.
La sérendipité fait peur, on ne sait pas quelles plumes on va laisser dans sa quête du savoir. L’enfant est perdue. Son pays se trouve colonisé par des étrangers parlant une langue obscure qu’elle n’arrive pas à acquérir, elle pour qui les alphabets grecs ou japonais étaient sources d’amusement.

Elle comprend alors que l’évolution de la forme ne suffit plus à nourrir la créativité, les changements technologiques se sont succédé, Cheval de Troie les a anticipés et digérés, a déjà fait l’infaisable, et le fera encore. Il est grand temps de songer au fond.

Aujourd’hui l’enfant choisit de devenir (un peu) adulte, et de prendre ses responsabilités.
Il est l’heure de prendre le temps de réfléchir à ne plus seulement bien faire, mais à faire le bien, ou tout du moins, car c’est bien présomptueux, d’éviter de faire du mal. « Primum non nocere », « d’abord, ne pas nuire » apprit Jo (car c’est le nom du cheval) à l’enfant. Et ça, c’est un peu la même histoire.

Design éthique, protection des données, économie symbiotique, open datas, écoconception, intelligence collective, mode de gouvernance, permaculture au sens large, écologie de l’attention… : il faut tout apprendre, tout repenser, tout inventer.
Ouf, le moral repart.
Détermination, utopisme, insolence : il va falloir réussir à garder ses qualités d’enfant !
On vous en parle très vite !

Ségolène (car c’est le prénom de l’enfant)

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