Je suis enceinte
À 4 mois de toi.
Je suis enceinte. J’ai passé la majorité de ma vie à vouloir être enceinte. Je ne compte pas les moments où mon désir de maternité consumait toute autre envie et où me projeter dans la vie dans l’incertitude du moment où je deviendrais mère figeait la moindre de mes volontés. Un désir latent, oppressant et viscéral que j’ai toujours défié pour vivre libre. Libre de choisir seule, libre de mes mouvements, libre de mon entièreté, exemptée d’une vie qui impliquerait de faire selon un autre que moi. Je voulais vivre sans être mère avec une force qui ne signifiait qu’une chose : je t’offrirais toute la place quand tu arriverais.
Je suis enceinte. Le moment tant attendu est au présent et jamais la réalité ne m’a paru si incertaine. Être enceinte est l’une de ces expériences étranges et surréels où je me sens à la fois intensément connectée à mon corps et complètement déconnecté de lui. Des années passées à revenir au corps pour vivre en accord avec ce que je veux, consciente que ce que je sens est la seule boussole pour aller vers les personnes et les endroits qui me sont justes, et ta présence me déboussole. Bousculée, je me demande d’où venait ce désir viscéral de faire de la place à un autre que moi en moi. Désarmée, je me demande pourquoi pendant des années, pourtant si attachée à ma liberté, j’étais déjà attachée à toi.
Je suis enceinte. Commence alors l’histoire d’amour. Mon corps s’exprime d’une façon nouvelle, s’habite de symptômes inconnus qui me perturbent, m’inquiètent ou me surprennent selon les jours. Mon corps vit à son propre rythme et m’impose la direction. Mon corps ne me laisse pas le choix. Je vis dans l’ambivalence et l’appréhension : avec le désir de reprendre le contrôle sur lui et l’abnégation à tout ce qu’il me dicte avec pour seul souhait que tu ailles bien. Comme le début d’une histoire d’amour, je pense à toi avec une excitation mêlée à la peur, une joie mêlée à la distance et avec l’illusion de savoir ce qu’il m’arrive. Je ne réalise pas encore que tu arrives.
Je suis enceinte. Je sens que mon corps sait avant mon esprit. Je m’étonne de le voir s’éteindre face au corps qui vit. J’ai mis tellement d’esprit à t’appeler avant que tu arrives, à te parler avant que tu t’incarnes, à t’imaginer avant que tu choisisses, que la force qu’il me manque pour comprendre ce qui se passe en moi aujourd’hui me désarme. J’aimerais savoir ce qui est bon pour toi avec le même soin et la même justesse que met mon corps à porter ta vie. Je ne sais pas encore ce qu’il te faut.
Je suis enceinte. Alors que tout mon corps est en train de changer, je prends conscience que je ne peux pas encore concevoir la façon dont ma vie entière est en train de se construire. Je vis sur une Terre qui tourne depuis toujours et mon cerveau est incapable de l’appréhender. Ta vie en moi m’inspire le même mouvement, et la même difficulté à l’intégrer. Tu es, depuis ta conception, une partie de ma vie. Une partie évidente et indéniable de moi, impossible à ignorer et impossible à contrôler. Tu marques mon entrée dans la vie de mère. Commence alors l’histoire d’amour.
Je suis enceinte. La force de vie m’emporte dans son tourbillon. Toutes mes pensées se dirigent vers la signification de l’existence, vers la place et la responsabilité qui m’incombent d’accompagner quelqu’un à vivre. Une conscience exacerbée qui se mélange à la direction imposée du corps. Une expérience que je n’aurais pas été capable de penser justement avant de la vivre, dont les mots même me trompent et dont toutes pensées conscientes se brouillent sous l’effet d’une réalité d’un autre ordre.
Je suis enceinte. J’ai passé la majorité de ma vie à vouloir être enceinte. Et aujourd’hui, je suis enceinte. Ma spiritualité, mon mental, mon quotidien, tout s’efface au profit de mon corps qui décide de créer la vie. Je ne me sens plus moi-même et je crois ne jamais l’avoir autant été. Je découvre que l’épreuve du corps nous connecte à notre vulnérabilité profonde et à ce que nous livrerait notre âme si on avait le silence nécessaire pour l’écouter.
Et alors que tu arrives dans ma vie, je sens que tu m’aides à comprendre la mienne.
