Des hommes et des alliages pour vivre l’environnement.
À l’issue du colloque sur « Des Formes Pour Vivre l’Environnement », organisé à l’EHESS par les laboratoires LADYSS et CRAL du CNRS, nous sommes ressortis assistance comblée, agréablement nourris des présentations multi-disciplinaires, traitant de philosophie de l’esthétique, de sociologie de la guerrilla gardening, d’urbanisme des franges, des capacités biologiques du vivant, d’histoire de l’art et du design, d’écrits issus de l’éco-féminisme, de milieu de conception et autres dispositifs de création littéraire. Même si pour un auditeur novice comme moi tous les exposés ne se valaient pas, je dois avouer qu’il y avait là une riche matière à rebondir et échanger.
Si je commence par la fin, Suzanne Paquet — historienne de Montreal — a employé le terme de « réciprocité » pour conclure les deux jours de colloque ; la réciprocité lui apparaissait comme point d’orgue entre les enseignements qu’elle tirait de toutes ces interventions. Pas d’Homme sans nature, ni de Nature sans homme, comme il n’y a pas de loup sans forêt ni de forêt sans loup. « La réciprocité, c’est quand il n’y a pas de l’un sans l’autre ». La veille, Iwona Janicka — université de Hannover — rappelait le principe des sphères de P. Sloterdijk en précisant par exemple que parmi ces sphères, l’embryon est l’archétype de l’expérience d’une dualité qui ne se connaît pas. Pas encore. « Being is always a being with. There can be no I without us ». Au-delà de simplement exposer ce qui est, cette réciprocité révèle surtout un sentiment de continuité d’action entre les agents d’un système et le système lui-même, co-évoluant malgré eux, dans et avec lui. Une réciprocité ininterrompue.
« Hybride » comme manifestation des conflits.
Au gré des interventions, il fut question d’environnements, d’espaces publics, de réserves naturelles, de terrains délaissés, de jardins partagés et autres pratiques de tactical urbanism. Toutes ces formes ont été qualifiées « d’hybrides », chimères nées d’un mariage étonnant entre des objets ou des sujets distincts, qu’ils soient humains ou non-humains. Ces formes hybrides révèlent un état instable, en transition, en devenir, souvent dérangeant (c’est-à-dire perçu comme non consensuel) et jamais institutionnalisé.
Federica Gatta — architecte urbaniste — et Émeline Bailly — sociologue — toutes deux rapportaient de leurs enquêtes sur les espaces publics urbains que, « quoi que l’on dise, il n’y pas de co-production de l’espace public ». Entre les différents acteurs, institutions, citadins, passants, acteurs économiques, promoteurs, etc., il y a toujours « co-présence », voire « contrat de présence alloué sans pour autant de droits ou de légitimité d’action sur ce territoire », mais « pas de dialogue ni d’échanges entres ces différentes formes » sur comment construire une ville qui dure où chacun ait sa place. La municipalité ne peut prendre en compte toutes les activités des citadins, tout comme celles des promoteurs, chacun cherchant in fine à « faire sa ville ».
Federica Gatta insiste et précise que, de ses enquêtes, elle retient que même si elles ne sont pas neuves, « ces initiatives alternatives sont depuis la crise de 2008 davantage médiatisées comme des ‘alternatives de ville durable et résiliente’ ». Selon Émeline Bailly, il n’y a pas de processus d’institutionnalisation de ces activités créatives et populaires ; les formes homogénéisées des éco-quartiers qui sortent de terre (qui ne sont pas forcément de la ville durable ni résiliente) n’intègrent qu’à la marge, et souvent pour l’aspect marketing, des objets comme le Parking Day ou les jardins partagés. Ces références aux initiatives civiques restent décoratives plus que constituantes de la proposition urbaine. Federica Gatta précise que selon elle, il n’est plus utile de chercher à institutionnaliser ces formes émergentes et alternatives, car « on est passé d’un processus de reconnaissance politique à celui d’une reconnaissance médiatique ». Le politique aurait perdu sa place de médiateur de la ville.
À suivre les autres intervenants et à écouter les sessions de réponses avec la salle, il semblerait évident que « nous ne serions plus en présence d’un espace public Habermassien », un espace public de la rencontre et du devenir collectif, mais que toutes ces formes hybrides sont la manifestation d’un « espace public oppositionnel », selon les termes d’Oscar Negt.
La plus inspirante traduction de cette notion fut sans doute l’exposé de Bénédicte Ramade — historienne d’art contemporain — au sujet des « plantes dissidentes ». Les ‘adventices’. La salle était ravie de découvrir tous ces différents travaux d’artistes venant référencer, nommer ou mettre en scène les mauvaises herbes qui surgissent et perdurent dans nos espaces urbains climatisés. De ces herbiers subtils et sensibles émanait une nouvelle lecture de l’urbain, une relative insistance de sa limite, et surtout une source d’inspiration pour les activités dissidentes. « L’activité dissidente, elle est toujours sous le joug des arrêtés administratifs » nous dit-elle. C’est l’administration qui décrète ce qui entre dans le champ de la dissidence ; hors de sa lecture administrative, le terme de dissidence nous dit simplement que tout est juste forme en invention, en transgression, en mutation, … La dissidence n’est qu’une vue de l’esprit, qui peut être décousue quand une plante, par exemple, est de nouveau perçue par le grand public pour sa singularité et reconnue pour ses propriétés thérapeutiques, non pas pour sa catégorie ‘plantes invasives’. L’ennemi des ‘adventices’ tiendrait donc moins du béton que de l’administration.
« Alliage » comme manifestation du solidaire.
Au sein de la grande famille des « hybrides » fut énoncé plus rarement le sous-ensemble des « alliages ». Celui qui l’énonça joliment fut Martin Seel — philosophe — qui rappelait qu’il « n’y a plus de nature dite vierge, elle est toujours domestiquée, toujours un alliage de nature et de culture ». ‘Alloy’ en anglais. Ce terme, alliage, porte en lui quelque chose que l’hybride ne porte pas, le fait d’être désiré.
En effet, l’alliage est cette association de matériaux qui, assemblés selon un certain processus, donnent naissance à un matériau autre aux propriétés émergentes. Les propriétés des matériaux initiaux deviennent ainsi des capacités premières à former cet alliage. C’est aussi ce que précisait Jacques Morisot — philosophe — qui à son tour partageait que selon lui, parmi les sciences, « seules les sciences naturelles devraient servir de base aujourd’hui. En les suivant, la notion de ‘propriétés’ devient secondaire, au profit de celle de ‘capacités’ ».
À la différence d’un hybride, pour produire un tel alliage socio-technique, il faut avoir au préalable identifié ce que l’on cherche. Sans cela, nous risquons de ne voir que la forme hybride et de passer à côté de l’alliage. Les Chinois, par exemple, ont peut-être inventé la poudre, mais pas la poudre à canon. Il aura fallu des Occidentaux en mal d’avancées miliaires pour en révéler cet autre potentiel. Cela signifierait-il aussi qu’en réussissant à prouver l’intérêt collectif des propriétés émergentes de quelque alliage socio-technique il serait alors possible de rendre l’hybride non-dissident ? Lui donner une forme d’utilité pour l’inscrire dans le registre du valorisable, du désirable ? Comme par exemple rappeler les vertus thérapeutiques des plantes pour les libérer du registre des ‘pestes’ et autres ‘mauvaises herbes’ ?
Produire un tel alliage relève davantage d’un « milieu » que des richesses de son environnement . Le premier jour, Vincent Beaubois — Architecte HAR — nous a précisé ce qui distinguait « l’environnement » du « milieu » : dans le cas du premier, on pense l’environnement comme extérieur à quelque chose (une forêt environnement du loup) et donc comme potentiellement distinct (or qu’est-ce qu’un loup sans forêt? ou une forêt sans loup est-elle la même?), inversement le milieu est une notion contributive et constituante (de la forêt et du loup par exemple). « Il n’est pas possible de s’abstraire de son milieu » précisait-il.
Pour étayer son propos il continuait avec le ‘milieu des concepteurs’, comme les designers ou architectes par exemple. Il précisait que « ces métiers de la conception ne se résument pas à façonner la chose », qui est selon lui la posture de l’artisan, « mais cherchent à configurer des dispositifs matériels et sociaux, au sein desquels la genèse d’un objet va être possible ». Un tel dispositif est un ‘milieu’. La méthode de conception d’un architecte ou d’un designer tend à ralentir le processus de conception, à amplifier les intervalles entre l’idée et la réalisation, œuvrer sur le milieu pour permettre d’y inviter d’autres regards et d’autres agents. Ainsi, passer de l’idée à l’esquisse, du modèle à la maquette, et prenant en compte des projections de faisabilité, de coût, etc., tout ce dispositif permet in fine de partager l’objet recherché avec d’autres métiers sans attendre la réalisation effective de celui-ci. Donc d’inclure d’autres acteurs au processus de conception, de s’accorder sur les propriétés recherchées, et ainsi de mieux ‘maîtriser’ l’hybridation des idées, des savoirs, des compétences, des matériaux, etc. Ce milieu est ainsi bien ce dispositif capable de dépasser la seule création d’hybrides aléatoires pour engendrer des alliages socio-techniques.
Le deuxième jour, Manola Antonioli — philosophe — a présenté au détour de son exposé le sujet des Fablabs et Makerspaces comme lieux des « nouveaux artisans ». Malgré le raccourci un peu rapide sur la posture de l’artisan, ce que j’ai trouvé intéressant était plutôt qu’elle précisait que ces tiers-lieux mettaient en avant le rôle de la fameuse ‘communauté’ au sein du dispositif de fabrication. En effet, au sein des Fablabs et autres Makerspaces, la communauté fait partie du ‘milieu de conception’. Un peu comme si nous autres designers et architectes étions en train d’apprendre, avec ces tiers-lieux étonnants, à intégrer dans nos dispositifs de conception le désir d’œuvrer ‘pour’ et surtout ‘avec’ la communauté, c’est-à-dire prendre la communauté au même titre qu’un crayon, un expert ou une imprimante 3D, comme un agent potentiel de conception.
S’il faut un milieu de conception au préalable de toute production d’alliages, cela signifie que pour désirer des alliages (et non seulement des hybrides), il faut commencer par se constituer le milieu ad hoc. Dans les échanges revenaient souvent la question de ‘comment institutionnaliser ces formes hybrides émergentes’, c’est-à-dire comment les reconnaître ou les légitimer a posteriori, sachant que leur essence relève justement du fait qu’elles émergent de la marge a priori. Dans le cas des alliages, leur institutionnalisation est d’une certaine manière opérée avant même l’apparition de l’alliage, car elle réside dans le désir latent et partagé de découvrir une solution socio-technique à des problématiques que les formes hybrides ont pu révéler. Ce n’est donc pas la forme hybride qui pourrait fixer le milieu, mais bien le milieu qui autorise à faire émerger des alliages pertinents.
Ainsi au gré des échanges, semblait-il faire consensus qu’aucunes des formes de tactical urbanism ou de gardening guerrilla, aussi savoureuses soient-elles, n’apportent de solution pour réparer notre environnement existant. Inversement, ces formes ne peuvent que révéler les conflits latents, signaux faibles du milieu au sein duquel nous évoluons, c’est-à-dire les agents en jeu, les réseaux en place, toutes les parties potentiellement solidaires les unes des autres. In fine, comparé à une forme hybride, un alliage tient moins de sa ‘solidité’ intrinsèque que de la ‘solidarité’ entre parties. Et cette solidarité ne peut être que le signe d’un désir ou d’une volonté, elle est ‘capacité’ et non seulement ‘propriété’.
Mais cette dualité d’être dans en même temps qu’être agent reste complexe à appréhender. Iwona Janicka rappelait que « le fœtus ne réalise pas qu’il vit dans une dualité ». Depuis là où il se tient, il ne se sait pas solidaire ; il ne peut réaliser que s’il a la possibilité de se développer, c’est parce qu’il est tenu à l’écart des forces qui pourraient le défaire. En ce sens, il est ‘alliage’ et nécessite un milieu opérant pour assurer sa constitution. Et si on cherche à s’intéresser davantage aux capacités qu’aux propriétés, les propriétés de l’alliage sont la résultante émergente des capacités des agents qui ne le ‘défont’ pas.
Quand le fœtus vient au monde, il change de milieu mais pas tant que ça de situation. En effet, le liquide amniotique laissant sa place à l’air, P. Sloterdijk propose que la sphère de chacun d’entre nous s’étend désormais jusqu’aux confins de la biosphère. Mais au même titre que le placenta, le climat reste notre matrice, milieu dont nous sommes malgré nous solidaire. Iwona Janicka rappelle que l’air, cette matrice, est perçu comme un objet tant que celui-ci n’est pas vicié, mais une fois devenu nocif ou toxique, voilà que le milieu se transforme en sujet, en ennemi cherchant à nous faire disparaître.
Mais comment réussir à se sentir solidaire de ces objets ouverts que sont l’air, la lumière ou l’eau par exemple ? Sylvie Pouteau — biologiste — proposait une distinction entre les règnes animal et végétal ; le premier voit dans sa formation se créer par ‘gastrulation’ un tube, tractus digestif, et dés lors il est scindé en deux, entre un intérieur et un extérieur. Le second, le végétal, reste une entité ouverte, rhizomatiques, non centrée sur un milieu autonome. Le végétal ne fait (quasiment) jamais ce geste de créer un dedans et un dehors. Ses cellules restent en expansion (de nouvelles branches et de nouvelles feuilles) quand celles de l’animal sont mobiles (fluides et renouvellement des mêmes fonctions), ses formes sont centrifuges quand celles de l’animal tendent aux formes concentriques. La plante est ouverte et puise son énergie constamment du milieu dans lequel elle baigne (chimie de l’air et de la lumière), tandis que l’animal est fermé et nécessite d’extraire de son habitat de l’énergie stockée sous forme de biomasse. Sylvie Pouteau apportait encore d’autres distinctions intéressantes et posait la question de savoir, face à ces entités qui n’ont pas de frontières claires, « comment prendre en considération des entités ouvertes ? Les plantes tout comme comme l’eau, l’air ou les gaz ? »
Sans ‘corps’, ces entités ne semblent pas pouvoir bénéficier du Habeas Corpus, du droit à être admis devant une cours de justice. Sans ‘corps’ dont nous verrions les contours, cette matrice échappe à notre perception. Sylvie Pouteau proposait en mot de conclusion, que pour percevoir le ‘corps’ de notre milieu, cette matrice dont nous sommes solidaire, il nous faudrait nous extraire de notre référentiel euclidien d’animal, pour réussir à appréhender ces êtres sans centre dont nous sommes solidaires. Selon ses mots, l’anthropocène serait une opportunité de se dépasser. « Anthropocène = becoming post-euclidian ».