Quand l’école en ligne révèle les difficultés informatiques des “digital natives”

Un article de Julie Eigenmann

Pascal Kotté
CloudReady CH
5 min readApr 30, 2020

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Je le répète, ce sont en fait des Digital naïfs vos digital natifs!

Voici l’article ci-dessous reproduit pour permettre feedback et commentaires

Photo by KOBU Agency on Unsplash

Ils rencontrent parfois des difficultés pour faire une recherche sur Google, ignorent souvent les raccourcis claviers et peinent à s’adapter à une nouvelle plateforme qu’ils ne connaissent pas.

Des seniors? Pas du tout, des adolescents suisses.

Alors que la reprise des cours en présence s’annonce dans les écoles suisses, des enseignants se montrent surpris face aux difficultés que connaissent leurs élèves adolescents face à l’enseignement en ligne. Camille, enseignante dans un cycle d’orientation, en fait partie. Elle s’est reconnue, ainsi que beaucoup de ses collègues, dans un post publié sur les réseaux sociaux qui met en parallèle l’aisance de ces adolescents dans les applications qu’ils utilisent au quotidien et leurs limites informatiques. Un enseignant y écrit, sous forme de liste: Snapchat OK, Insta OK, TikTok OK, mais mettre un objet dans un mail ou nommer et insérer une pièce jointe: c’est non.

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Car si les élèves sont souvent très habiles avec leurs téléphones portables et les applications qui s’y trouvent, il n’en va pas forcément de même quand il s’agit de travailler via Google Classroom, la plateforme que les élèves utilisent pour les cours à distance. “Ils ont souvent de la peine à rendre un document, et ils le disent. Cette plateforme n’est pas si intuitive, et ils finissent souvent par prendre des photos de leurs devoirs faits à la main. Mais même l’envoi de ces photos pose parfois problème.”

“Ils sont impressionnés de voir que je tape vite sur le clavier”

Julien, enseignant à Genève, a des élèves de 12 à 15 ans. Il avait constaté ces difficultés avant le semi-confinement, et s’en était montré très surpris. “En salle informatique, certains ne savent pas imprimer, ni faire des recherches sur internet, et ils sont impressionnés de voir que je tape vite sur le clavier.” Les problèmes se poursuivent donc à distance, avec une partie des élèves qui font preuve de maladresse, entre autres avec les e-mails, où le message est souvent écrit dans l’espace “objet”. Les deux enseignants veulent cependant nuancer: tous ne connaissent pas ces difficultés.

Comment expliquer les problèmes que rencontrent ceux que l’on appelle fréquemment les digital natives [ceux qui sont nés dans un environnement numérique, ndlr] et pour qui l’on pense que le numérique est instinctif? “Ce terme de digital natives fait des dégâts; au fond, il signifie juste le fait d’avoir grandi dans un environnement numérique, rappelle Olivier Glassey, sociologue à l’Université de Lausanne. Cet étiquetage écrase toute hétérogénéité, la différence entre ceux qui sont à l’aise et ceux dont les connaissances sont plus fragiles dès qu’ils quittent l’univers de leurs applications.”

Et l’aisance des adolescents sur leurs téléphones ne signifie pas une aisance numérique généralisée. “La culture numérique juvénile est très spécifique, l’apprentissage se fait autour des centres d’intérêt et il s’agit de codes de communication et ludiques, pas forcément de maîtrise technique, analyse Olivier Glassey. La culture numérique du traitement de texte et des tableurs est très différente.”

Des supports différents

Si le télé-enseignement permet de se rendre compte du problème à grande échelle, des études avaient déjà révélé ce que beaucoup refusent de voir: les digital natives ne sont pour la plupart pas des experts numériques. Parmi elles, l’étude International Computer and Information Literacy Study 2018, menée par l’Association internationale pour l’évaluation du rendement scolaire (IEA).

Seuls 2% des élèves sont des “experts” numériques

Quarante-six mille élèves de 14 ans et 26 000 professeurs ont répondu à un sondage en France, en Allemagne et aux Etats-Unis, entre autres. “Seuls 2% des élèves sont des “experts” numériques, des utilisateurs tout à fait indépendants sur un ordinateur, réagit Dirk Hastedt, directeur exécutif de l’IEA. On a beaucoup généralisé sur la base de quelques-uns qui sont très bons. Mais il est important de reconnaître qu’un grand nombre d’adolescents n’ont pas ces capacités. Ils ont besoin qu’on les leur apprenne à l’école, tous n’apprennent pas à la maison.” Le spécialiste souligne aussi la difficulté qu’ont la plupart à identifier la véracité des contenus en ligne, et le fait que les activités exercées sur un téléphone sont souvent très différentes de ce qu’ils font sur des ordinateurs.

Car le support joue aussi un rôle. Le smartphone diffère-t-il tant de l’ordinateur? “Un élève a expliqué que c’était plus facile pour lui depuis que son père lui avait installé l’application, rapporte Camille. Plusieurs trouvent aussi que c’était plus rapide et pratique parce qu’ils ont déjà le téléphone sous la main.” Julien confirme: “Ils m’ont tout de suite demandé si Google Classroom était disponible en application, parce que beaucoup n’utilisent pas d’ordinateur à la maison. Un élève m’a même envoyé une capture d’écran de ses devoirs rédigés dans les notes de son iPhone.”

Les interfaces ne sont pas les mêmes, commente Olivier Glassey. “Dans l’univers des applications dont beaucoup d’adolescents ont l’habitude, tout est minimaliste et prêt à l’usage, le système d’exploitation est très lissé. Sur l’ordinateur, c’est très différent, avec de nombreux menus déroulants.”

L’impact des inégalités

Et tous ne sont pas égaux quand il s’agit de développer des compétences numériques: le contexte socio-économique a un impact fort, s’accordent à dire les experts. “L’accès aux infrastructures qu’ils ont à la maison joue un rôle, mais aussi l’encadrement des parents dans l’apprentissage”, souligne Olivier Glassey. “La différence de niveau entre eux est encore plus importante qu’en maths ou en lecture, constate Dirk Hastedt. Et elle l’est d’autant plus quand l’informatique n’est pas enseignée à l’école parce qu’on estime que les élèves sont déjà formés.”

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Il ne faut cependant pas en conclure que les adolescents ne développent pas, au quotidien et sur smartphone, certaines compétences. “Cette capacité à interagir, cette culture des réseaux sociaux en quelque sorte, existe bien, et c’est pourquoi il y a beaucoup de jeunes community managers, détaille Olivier Glassey. Mais pour d’autres domaines d’application, une formation est nécessaire pour parvenir à redéployer ailleurs ce qu’ils savent faire, mais souvent automatiquement, sans vraiment savoir l’expliquer. Il faut arrêter de croire que ces jeunes sont “prêts à l’emploi.”

Originally published at https://www.letemps.ch on April 30, 2020.

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Pascal Kotté
CloudReady CH

Réducteur de fractures numériques, éthicien digital, Suisse romande.