Pourquoi le Bitcoin ?

Joseph Aubry
Club Français des Cryptomonnaies (CFC)
8 min readNov 28, 2019

La revanche de la monnaie marchande.

Dans ce billet, nous avons le plaisir de recevoir Philippe Simonnot. Docteur d’Économie et ex-Professeur à La Sorbonne et Paris Nanterre, il publie épisodiquement des chroniques économiques dans la presse, notamment dans Le Monde et Le Figaro. Il est également auteur de « Nouvelles leçons d’économie contemporaine », Gallimard, 2018.

Pourquoi le Bitcoin a-t-il emporté un tel succès ? Depuis sa création en 2008 par un certain Satoshi Nakamoto, le pseudonyme d’un génie de la cryptographie dont le vrai nom n’a pas été découvert, la nouvelle monnaie électronique a certes été secouée par de violents soubresauts, et pas seulement à cause de ses accointances avec les marchés de la drogue et le blanchiment d’argent sale. De ces crises, il est toujours sorti par le haut ; en même temps des dizaines de cryptomonnaies ont été lancées dans son sillage. La question de la disparition de cet OVNI monétaire n’est plus aujourd’hui à l’ordre du jour. Alors pourquoi le Bitcoin ?

Il faut dire en premier lieu que c’est une monnaie, certes d’un type particulier puisque c’est une crypto-monnaie, mais il n’en appartient pas moins à la sphère monétaire quoi qu’en disent ses contempteurs, notamment ceux qui prétendent défendre les « vraies monnaies ».Alors il faut d’abord poser la question :

Qu’est-ce que c’est que la monnaie ?

On ne le dira jamais assez, la monnaie est une invention des marchands pour faciliter les échanges — et non une invention de l’État comme on l’entend souvent dire, particulièrement en France où l’on enseigne encore que la monnaie est un « attribut régalien ». Que l’État se soit ensuite, très vite, approprié cette invention admirable du génie humain de l’échange pour le pervertir à son profit, notamment en fabriquant de la fausse monnaie, ne change rien au fait qu’à l’origine la monnaie est un produit du marché.

Pendant des millénaires, la monnaie tirait sa valeur intrinsèque de son contenu métallique (fer, bronze, argent, or) — ce qui avait un avantage considérable pour la régulation de l’ensemble de l’économie :

Toute hausse générale de prix des marchandises se traduit par une baisse de la valeur de la monnaie puisque la même quantité de métal permet d’acheter moins de marchandises qu’auparavant. Et cette baisse de la valeur de la monnaie entraîne tôt ou tard une diminution de la production de monnaie, et par conséquent de l’offre de monnaie, ce qui à terme va finir par faire baisser les prix.

Inversement, toute baisse générale des prix des marchandises équivaut à une hausse de la valeur de la monnaie, puisque la même quantité de métal permet d’acheter plus de marchandises qu’auparavant. Et cette hausse de la valeur de la monnaie entraîne tôt ou tard une augmentation de la production de monnaie, et par conséquent de l’offre de monnaie, ce qui à terme va finir par faire hausser les prix.

Ce mécanisme stabilisateur — faut-il le souligner — ne nécessite aucune intervention d’aucune autorité d’aucune sorte. La régulation se fait d’elle-même parce que la monnaie en question est elle-même ancrée dans la réalité la plus matérielle — une particularité qui devrait intéresser les écologistes, soit dit en passant, mais aussi nos banquiers centraux qui sont à la recherche éperdue d’une règle pour leur politique monétaire. Le 2% Inflation Standard qu’ils ont adopté depuis un quart de siècle n’aboutit qu’à noyer toujours plus les moteurs de l’économie sous un déluge de liquidités.

Les banques et la création monétaire

A un moment donné, disons à la fin du Moyen Age, des banques sont intervenues dans la création monétaire. La valeur de la monnaie bancaire dépendait alors de la fiabilité de la banque qui l’avait émise. Comme la monnaie restait convertible en or ou en argent à un prix défini à l’avance, la fiabilité de telle banque dépendait des réserves métalliques qu’elle avait ou qu’elle prétendait avoir dans ses coffres. Jusqu’en août 1914, le détenteur de Francs, de Sterlings, de Marks, de Dollars pouvait se rendre à la banque et obtenir la conversion en or de ses billets au prix qui était affiché sur ces mêmes billets. Dans la folle panique qu’a générée la mise en branle de la plus grande guerre qu’ait connue jusque là l’humanité — et encore ne savait-on rien de l’ampleur des désastres qu’elle causerait — les banques ont fermé leurs guichets d’or ou d’argent pour ne plus jamais les rouvrir . Pourtant la convertibilité métallique était garantie en plus par la signature des gouverneurs de banque centrale inscrite sur ces mêmes bouts de papier !

Les banques centrales ont repris le relais des banques dans la création monétaire, au départ avec des velléités de rétablir la convertibilité métallique. Puis elles ont abandonné toute idée de convertibilité, qui aurait fait obstacle à leurs ambitions, donnant libre cours à la planche à billets. Résultat :

le Franc, pour ne prendre qu’un seul exemple, qui avait conservé à peu près la même valeur depuis sa création par Napoléon en 1800 jusqu’en août 1914, en avait perdu 99 % d’août 1914 à sa conversion en euro !

Nous ne sommes jamais remis de la catastrophe de ce mois fatidique — du moins de son côté monétaire, du reste méconnu, voire oublié. La fiat money (la monnaie créée ex nihilo), en papier ou en compte bancaire, est responsable — disons-le- des deux plus grandes crises du système : 1929 et 2008. En attendant la prochaine…

Le peer-to-peer à l’assaut de la confiance.

Pour résumer toute cette histoire en une seule formule, on dira que les banques privées, puis les banques centrales ont joué le rôle « tiers de confiance » — des intermédiaires entre les partenaires commerciaux ou/et financiers. Or, ce sont justement ces « tiers de confiance » dont les inventeurs puis les praticiens du Bitcoin veulent se passer, partisans résolus qu’ils sont de relations pair à pair (P2P), c’est-à-dire sans intermédiaire.

Ainsi le Bitcoin, grâce à la Blockchain qui permet de se passer de ces middlemen, est une restauration de la monnaie originelle dont la valeur se trouve en elle-même, résolvant du même coup un problème vieux comme le monde comme on va le voir. La Blockchain, on le sait, est un gigantesque livre de comptes, infalsifiable dans l’état actuel du savoir numérique, auto-contrôlée, où la moindre opération est enregistrée et vérifiée, chaque bitcoin étant absolument impossible à dupliquer.

Aussi bien la Blockchain permet-elle de répondre à la vieille question : Comment et pourquoi, en effet, faire confiance à des « tiers de confiance », même s’ils ont l’agrément des deux parties ?

Juvénal ou la question des gardes-fous.

Un certain Juvénal, satiriste latin du premier siècle après J.-C., un tantinet misogyne, se préoccupait de la garde de la vertu des femmes, et posait la question : Quis custodiet ipsos custodes? Qui gardera les gardiens eux-mêmes ? Il supposait que le pouvoir érotique des femmes était tel que les hommes préposés à leur garde céderaient tôt ou tard à leurs charmes. La question est fascinante non tant par le problème que posait Juvénal, mais parce qu’elle est infiniment « régressive ». De fait, à supposer que l’on trouve un gardien pour garder les gardiens, qui gardera ce gardien, et ainsi de suite. La confiance est impossible en elle-même.

Aussi bien, la question de Juvénal a-t-elle été évoquée, et même convoquée, au cours des siècles, pour toutes sortes de sujets moins frivoles, comme par exemple la Loi fondamentale de tel ou tel pays (qui garde les gardiens de la Constitution ?). Ou encore pour le système bancaire. La banque centrale est en charge de la surveillance des banques, mais qui garde la banque centrale ? Question tout-à-fait actuelle aujourd’hui où nombre de banques sont de nouveau au bord de la faillite.

Beaucoup de mystère entoure la naissance du Bitcoin, mais il est remarquable qu’il soit né en 2008, l’année fatidique où l’ensemble du système bancaire mondial était secoué par une défiance que l’on n’avait pas vue depuis la méga-crise de 1929.

Bitcoin, une restauration de la monnaie à l’ancienne, avons-nous dit.

Ce n’est pas un hasard si le Bitcoin a une véritable dévotion pour le langage minier (mineurs, minage, etc.). Ce n’est pas non plus un hasard si une grande partie de son succès provient de ce que la quantité des bitcoins émis est à terme strictement limitée. Aucune autorité dans le système, a-t-on annoncé d’emblée, ne peut « imprimer » des bitcoins à volonté comme le font les banques centrales depuis qu’elles existent. Donc pas de quantitative easing, la forme moderne de la planche à billets.

Ce ne sont pas des hasards, car l’économie mondiale est hantée par le fantôme de l’étalon-or, qu’elle s’empêche de penser à causer du tabou hérité du célèbre économiste britannique John Maynard Keynes. Sa célèbre formule fustigeant « l’or comme relique barbare » fait encore des ravages pour ceux qui ont un intérêt évident à fabriquer de la monnaie ex nihilo, mais aussi de la plupart des économistes, élevés au biberon de la fiat money.

Le Gold Standard hante les Bitcoiners eux-mêmes. On ne le sait pas assez, ou on ne le sait pas du tout, l’étalon-or fut d’abord, comme nous venons de le montrer, un système décentralisé avant que l’invention des banques centrales ne viennent le centraliser comme leur nom l’indique. Dans ces temps-là, le chercheur d’or le plus modeste participait lui aussi à l’augmentation de la « masse monétaire » si elle était nécessaire. Mais il pouvait aussi s’agir de grands aventuriers, tel Christophe Colomb qui, dans une conjoncture de baisse générale des prix, a pris la mer en quête de gisements d’or dans des Indes imaginaires, comme en témoigne son propre journal de bord — et qui a réussi au point que l’Europe serait bientôt inondée de l’or américain.

Quant au Libra, que veut lancer Facebook, il va retomber dans le problème posé par Juvénal, puisqu‘il instaure une espèce de banque centrale privée chargée d’assurer la convertibilité de cette nouvelle monnaie. Toutes les garanties du monde seront impuissantes à abriter ce nouveau tiers de confiance d’un doute qui ne peut que réapparaître un jour ou l’autre. D’autant que l’instance en question connaît déjà des crises internes.

On invoque aussi le lancement de monnaies numériques par les Etats eux-mêmes. Au premier plan la Chine. Mais là encore, c’est un retour en arrière par rapport à l’invention de Satoshi Nakamoto. Ces différentes tentatives soulignent, s’il en était besoin, l’importance de l’innovation cruciale apportée par le Bitcoin, nouvelle monnaie marchande.

Cet article a été rédigé par Philippe Simonnot.

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Joseph Aubry
Club Français des Cryptomonnaies (CFC)

Fascinated about finance and new technologies, I write about Blockchain after class.