PerennialismLes griffes du Sphinx — René Guénon et l’islamisation de l’Occident

Eric Ribeiro Silva
O Olavista
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33 min readMar 27, 2020

Ensaio de Olavo de Carvalho traduzido por seu aluno Eric Ribeiro Silva

Les profondes transformations historiques et spirituelles qui détermineront l’avenir de l’humanité sont si éloignées de nos médias, de notre vie universitaire et, de manière générale, de tous les débats publics dans ce pays, que ce que je vais dire dans cet article semblera certainement stratosphérique et sans rapport avec la réalité immédiate.

Il est très difficile que le patient incurable et gémissant de douleur dans un lit d’hôpital soit intéressé en ce moment précis par les controverses médicales, biochimiques et pharmacologiques qui se déroulent dans des pays lointains et dans des langues qu’il ne connaît même pas, mais dont un jour viendrait potentiellement la guérison de sa maladie. Ce qui est le plus proche de son destin lui semble distant, abstrait et sans rapportavec sa douleur.

Ceux qui s’intéressent à l’avenir du Brésil devraient prêter attention à ce que je vais vous dire ici, mais il sera très difficile de leur faire voir qu’une chose a quelque chose à voir avec une autre.

Je commencerai par regarder la critique d’un auteur inconnu dans ce pays d’un autre livre d’un autre auteur également ignoré par ici.

Le livre est False Dawn: The United Religions Initiative, Globalism, and the Quest for One-World Religion, par Lee Penn (Sophia Perennis, 2005), que j’ai recommandé plusieurs fois mais et qui est peu lu car il s’agit d’un très gros pavé de longs et ennuyeux documents. Le critique est Charles Upton, auteur du Système de l’Antéchrist (id. 2001) ; il a été encore moins lu car je l’ai recommandé avec moins d’emphase et de constance. La revue a été publiée dans le livre le plus récent d’Upton, Findings: In Metaphysic, Path, and Lore, A Response to the Traditionalist / Perennialist School (id., 2010) et reproduite dans le magazine électronique de l’éditeur, http://www.sophiaperennis.com/discussion-forums/sophia-perennis-book-reviews/false-dawn-the-united-religions-initiative-globalism-and-the-quest-for-a-one-world-religion/.

Le livre de Lee Penn décrit et documente avec une abondance de sources primaires la formation et le développement d’une religion mondiale bionique, avec toutes les caractéristiques d’une parodie satanique, sous les auspices de l’ONU, du gouvernement américain, de pratiquement tous les principaux médias occidentaux et d’une poignée de méga-fortunes. Commencé en 1995 par William Swing, évêque de l’Église épiscopale, sous le nom de United Religions Initiative (URI, voir http://www.uri.org), bien qu’il existât officieusement bien avant (remontant au Lucis Trust fondé en 1922 par Alice Bailey), l’entreprise, soutenue par des ressources financières incalculablement vastes et épaulée par un casting de stars du show-business et de la politique, a même remporté le soutien informel du pape François (voir http://remnantnewspaper.com/web). /index.php/articles/item/511-pope-francis-and-the-united-religions-initiative).

Avec le bel objectif de créer «un monde de paix, soutenu par des communautés engagées et interconnectées, engagées dans le respect de la diversité, la résolution non violente des conflits et la justice sociale, politique, économique et environnementale», le mouvement rassemble , dans des célébrations festives dites «œcuméniques», catholiques, protestants, juifs, musulmans, bouddhistes, shintoïstes, animistes, spirites, théosophes, bahaïs, sikhs, adeptes du nouvel âge, Wicca, satanisme, révérend Moon, Hare Krishna et tout culte indigène ou ufologique qui se présente, donnant à tout un sentiment de fraternité universelle qui dissout parmi les sourires de condescendance mutuelle les incompatibilités les plus évidentes et insurmontables entre ces diverses croyances.

Toutes les religions et pseudo-religions combinées, fusionnées et mutuellement neutralisées sont ainsi réduites à un instrument auxiliaire du projet globaliste visant à la création d’un gouvernement mondial.

Grosso modo, l’idéologie qui unit ces éléments hétérogènes et irréconciliables est l’universalisme low brow du «New Age», qui, copiant de manière handicapante le langage de la tradition hindoue, proclame que toutes les religions ne sont que des aspects locaux et accidentels assumée par la Révélation Primordiale unique, d’où il est conclu que par tel ou tel chemin, tout le monde viendra un jour aux plus hauts stades de la réalisation spirituelle humaine ou même surhumaine.

Cette idéologie a eu des précurseurs au XIXe siècle, comme Allan Kardec, Helena Petrovna Blavatski, la célèbre théosophiste et — littéralement — pickpocket, Jules Doinel, fondateur de l’Église gnostique française (1890), Gerard Encausse, mieux connu sous le nom de « Papus », Jean Bricaud et, en général, toutes les composantes du mouvement que l’on appellera plus tard d’« occultiste ».

Cet “universalisme”, qui au début du XXe siècle sonnait comme un fantasme exotique, a fini par pénétrer si profondément dans le bon sens des multitudes qu’aujourd’hui l’équivalence de toutes les religions en dignité et en valeur est un dogme souscrit par tous les grands médias du monde, par les parlements, par les lois de presque tous les pays et par la plupart des autorités religieuses elles-mêmes.

Loin d’être un phénomène spontané, cette transformation radicale des croyances collectives reflète le travail incessant des agents omniprésents de l’URI, dont aucune organisation socialement importante n’est à l’abri de l’ingérence.

Il n’est donc pas nécessaire de souligner l’importance de ce projet dans le cadre des plans globalistes, ni, bien sûr, de nier la valeur du travail de rassemblement et ordonnancement de Lee Penn de cette plus que suffisante documentation prouvant l’unité d’inspiration et de stratégie derrière ces phénomènes qui peuvent sembler éparpillés et non liés à l’observateur profane.

Le critique, Charles Upton, vante les mérites du livre et y ajoute une clarification qui, dit-il, avait déjà été transmise personnellement à l’auteur, avec son plein accord.

La clarification est la suivante : le « nouvel universalisme » parodique du New Age et de l’URI ne doit pas être confondu avec l’universalisme high brow de l’école dite « traditionaliste » ou « pérennialiste » inspirée par René Guénon, Frithjof Schuon, Ananda K. Coomaraswamy et leurs continuateurs.

C’est vrai. Ils sont très différents. Bien à l’avance, le fondateur de l’école, René Guénon, avait déjà soumis à une analyse critique dévastatrice toute l’idéologie « occultiste » qui, des décennies plus tard, formerait la base doctrinale — le cas échéant — du “New Age” et de l’URI.

Membre et même évêque de l’Église gnostique dans sa jeunesse, Guénon y est sorti en tirant rapidement et n’a pas fait des prisonniers. Ils ne sont pas non plus restés intacts le spiritualisme d’Allan Kardec, la théosophie de Madame Blavatski et mille et un autres mouvements dans lesquels Guenon a vu l’incarnation même de ce qu’il appelait de « pseudo-initiation » et « contre-initiation » — la première constituant une imitation simienne de la spiritualité, la seconde son inversion satanique.

En effet, le contraste entre l’universalisme de l’URI et celui du courant guénonien-schuonien va bien au-delà de la simple différence entre low brow et high brow, bien que cette différence soit évidente aux yeux de ceux qui les comparent.

D’une part, nous voyons un pastiche de syncrétismes inconséquent renforcé par une rhétorique humanitaire sentimentaliste ou futuriste (parfois “progressiste”, parfois “conservatrice” ; il faut plaire à tout le monde) et ornée par-ci, par-là au nom de l’adhésion superficielle d’un écrivain de la mode, comme Aldous Huxley et Allan Watts par exemple.

D’autre part, des constructions intellectuelles sophistiquées, une compréhension profonde et organisée des symboles religieux et ésotériques de toutes les traditions, une profonde maîtrise des sources révélées et une technique comparative qui se rapproche, en précision, d’une science de la nature exacte. En outre, certaines des analyses les plus solides de la crise civilisationnelle occidentale dans ses diverses expressions : culturelles, sociales, artistiques, etc.

La différence est frappante aux yeux de tous les lecteurs cultivés. Contrairement au méli-mélo syncrétiste du « New Age », nous avons ici un universalisme au sens fort du terme, une vision globale et ordonnée qui non seulement saisit avec remarquable raffinement les points communs entre les différentes cosmovisions spirituelles, mais donne la raison et le fondement de sa diversité, de sorte que cette articulation de l’un et du multiple est vraiment subordonnée à toute l’histoire universelle des idées et des croyances, des théories et des pratiques, en un mot : tout ce que les êtres humains ont fait et pensé dans leur pèlerinage sur la terre. Il n’y a pratiquement rien, aucun phénomène, aucune pensée, aucun événement faust ou « infaust » qui ne trouve en quelque sorte une explication « pérennialiste » efficace et persuasive, sinon irréfutablement certaine.

Du point de vue du chercheur commun qui, issu de moyens révolutionnaires, modernistes et athées, est alerté de l’importance des thèmes « spirituels » et, après une illusion temporaire avec le « New Age », est déçu par sa superficialité et part en quête de nourriture plus nutritive, le passage au traditionalisme de Guénon et Schuon est une formidable mise à niveau intellectuelle, un impact déculturant, presque une transfiguration intérieure qui lui isolera soudainement de l’environnement mental autour de lui, marqué à la fois par l’incrédulité des religions et la vulgarité sans fin de l’occultisme omniprésent, et lui laissera seul face à face avec sa propre conscience. Ainsi, à l’échelle individuelle, la célèbre prophétie émise par un biographe anonyme de René Guénon (faite suite à la mort du maître) est accomplie :

« Il viendra un temps où chacun, seul, privé de tout contact matériel pouvant l’aider dans sa résistance intérieure, devra trouver en lui-même, et seulement en lui-même, les moyens d’adhérer fermement, par le centre de son existence, au Seigneur de toute vérité. »

Rares, rarissimes sont ceux qui arrivent à ce point — la plupart dégringolent en cours de route -, mais, pour ceux qui arrivent, il est difficile de résister, alors, à l’envie de prendre personnellement contact avec les milieux guénonien et schuonien en quête de soulagement, soutien et orientation. C’est à travers ce processus de sélection spontanée que se forme « l’élite intellectuelle » que, comme nous le verrons plus loin, Guénon envisageait dans le livre de 1924 « Orient et Occident ».

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Car il est évident que, parmi les différentes visions du monde en lutte, la plus complète, qui absorbe et explique toutes les autres, est au sommet. C’est le sommet de la conscience d’un âge, le nec plus ultra de l’intelligence et de l’intelligible.

Ce qui donne encore plus d’autorité à l’enseignement pérenne est l’affirmation répétée de ses exposants que ce n’est pas leur invention mais le simple transfert, dans le langage théorique actuel, de révélations immémoriales qui remontent à une seule Source originale, la Tradition Primordiale. Une affirmation à la surface identique à celle du “New Age” mais désormais fondée sur une surabondance de preuves documentaires, d’arguments rationnels, de toute une science organisée du symbolisme et du comparatisme universels, d’où naissent des tours de force intellectuellement stupéfiants. Les propres symboles de la science sacrée de René Guénon et A Treasury of Traditional Wisdom de Whitall N. Perry, l’un des plus proches collaborateurs de F. Schuon aux États-Unis, une collection monumentale de textes sacrés organisée pour illustrer sans aucun doute raisonnable, la convergence essentielle des doctrines et des symboles des grandes traditions religieuses et spirituelles, l’unité transcendante des religions comme Schuon l’appelait dans le titre d’un livre que nul autre que TS Eliot considérait comme la plus grande réalisation de tous les temps dans le domaine de la religion comparée.

Toute ressemblance avec « l’universalisme » de l’URI est trompeuse.

Premièrement, tous les pérennialistes, sans exception, insistent sur le fait que les doctrines, symboles et rites des diverses traditions en particulier, bien qu’ils pointent toujours vers une Réalité suprême qui est la même dans tous les cas, ont une intégrité qui lui est propre, et ne peuvent pas être objet d’une fusion, mélange ou syncrétisme. En d’autres termes, ils ne peuvent pas subir le type d’opération unificatrice qui caractérise précisément le « New Age ».

Deuxièmement, ce n’est pas tout ce qui relève du nom de religion, de spiritualité, d’ésotérisme ou similaires qui peut rentrer dans cette synthèse. Bien au contraire, il est courant pour tous les pérennialistes cette distinction précise, rigoureuse et parfois même intolérante entre Tradition, Pseudo-Tradition et Anti-Tradition. Une grande partie du matériel compacté du « New Age » tombe dans ces deux dernières catégories et, loin d’intégrer l’unité de la source primitive, représente la parodie ou la négation de tout ce qui en provient de celle-ci.

Troisièmement et surtout, l’unité transcendante des religions est en effet transcendante et non immanente. Les religions ne sont unifiées que par le sommet, le sommet et le noyau vivant de leurs conceptions doctrinales, et non par la variété irréductible de leurs liturgies, de leurs codes moraux et de leurs différentes “voies” de réalisation spirituelle. Et où, précisément, est ce noyau et ce sommet ? C’est dans leurs conceptions métaphysiques respectives, qui sont véritablement convergentes, que le simple recueil organisé par Whitall Perry suffit à démontrer avant toute possibilité de controverse. En ce sens, les religions et traditions spirituelles peuvent être considérées sans distorsion comme des adaptations de la même vérité primordiale aux conditions historiques, culturelles, linguistiques et psychologiques de divers temps, lieux et civilisations. Les divers exotérismes refléteraient, dans leurs différences, l’unité du même ésotérisme primordial. Les hommes qui ont clairement compris l’unité de cet ésotérisme ont intellectuellement comblé le fossé entre les religions, mais comme ils ne sont pas faits d’intellect pur et ont toujours une existence historico-temporelle de chair et de sang, ils restent subordonnés chacun d’entre eux à leur respective tradition religieuse, sans pouvoir la fusionner ou la mélanger avec une autre. L’exemple classique est le grand maître soufi Mohieddin Ibn ‘Arabi. En déclarant explicitement que son cœur pouvait prendre toutes les formes — celle du brahmana hindou, celle du rabbin kabbaliste, celle du moine chrétien, ou autre — il a continué dans sa vie en tant qu’individu réel et concret, entièrement fidèle à l’orthodoxie islamique la plus stricte.

Mais c’est là que les problèmes commencent.

II

Ainsi, cette conception requiert, en plus de la différenciation « horizontale » entre les différentes traditions dans le temps et dans l’espace, une distinction « verticale » ou hiérarchique entre les parties « inférieure » et « supérieure » de chacune. Les « inférieures », ou exotériques, sont historiquement conditionnées et d’elles les traditions s’éloignent les uns des autres jusqu’au point d’hostilité mutuelle et de la totale incompatibilité. Les parties « supérieures » ésotériques reflètent l’éternité immuable de la Vérité, où toutes les traditions convergent et se rencontrent.

Il y a, en somme, une religion populaire, composée de rites et de normes de conduite, la même pour tous les membres de la communauté, et une religion d’élite, uniquement pour les personnes « qualifiées » qui, derrière les symboles et les lois, peuvent saisir le « Sens » ultime de la révélation. En pratiquant les rites d’agrégation qui les intègrent dans la tradition religieuse et en obéissant aux normes, les hommes du peuple obtiennent le « salut » post mortem de son âme. Grâce aux rites d’initiation, les membres de l’élite obtiennent déjà dans la vie, et bien au-delà du simple « salut », la réalisation spirituelle qui les arrache du simple « état individuel » de l’existence pour les transfigurer dans la propre Réalité Ultime, ou Dieu.

Il est bon de ne pas dire grand-chose de ces choses au grand public, qui peut être scandalisé par le décryptage d’un mystère qui doit rester opaque pour sa propre protection spirituelle. L’histoire du sufi Mansur Al-Hallaj (858–922) est bien connue, qui après avoir atteint la dernière « réalisation spirituelle » est venue en criant « Ana al-Haqq! » (« Je suis la Vérité ») et a été décapitée par les autorités exotériques. Al-Haqq ne signifie pas seulement « la vérité » au sens générique et abstrait. C’est l’un des quatre-vingt-dix-neuf « Noms de Dieu » imprimés dans le Coran, donc la déclaration d’Al-Hallaj était littéralement « Je suis Dieu ». Du point de vue de l’orthodoxie exotérique, cela a abouti à nier le principe coranique de l’unité de Dieu, constituant un crime qui devrait être puni de mort. Les juristes islamiques ont admis par la suite que les déclarations faites par les soufis dans un « état de ravissement mystique » échappaient à la justice commune et devaient être acceptées comme des mystères indéchiffrables.

Au sens explicite, juridique et officiel, la distinction entre exotérisme et ésotérisme n’existe que dans une seule tradition : l’islam. Cela correspond à la distinction entre shari’ah et le tariqat. D’une part, la loi religieuse obligatoire pour tous ; de l’autre, la « voie » spirituelle du libre choix, uniquement pour les personnes intéressées et douées. L’application de cette distinction à toutes les autres traditions est simplement suggestive ou analogue — une figure de style et non un concept descriptif approprié. Avec cela, tout le bâtiment du « pérennialisme » commence à se balancer un peu.

Existe-t-il, par exemple, exotérisme et ésotérisme dans la tradition hindoue, précisément celle dont le vocabulaire René Guénon utilise le plus souvent, car il pense que l’hindouisme a atteint un maximum de clarté dans l’exposé de la doctrine métaphysique ? Bien sûr que non. La distinction de caste est quelque chose de tout à fait différent. D’abord, parce que l’entrée dans la caste supérieure n’est pas un libre choix : l’individu est né shudra, vaishia, kshatyia ou brahmana et le reste donc pour toujours. Deuxièmement, parce que les membres de la caste inférieure peuvent accidentellement atteindre les plus hauts niveaux de réalisation spirituelle sans changer de caste. Troisièmement, parce que les rites de la caste supérieure, ou Brahmana, n’ont rien de secret ou de discret : n’importe quel jean-foutre peut les connaître, mais ils ne sont pas autorisés à les pratiquer.

Existe-t-il un « ésotérisme chrétien » ? Ici, la chose se complique formidablement. Il y a existé et il existe des organisations ésotériques qui se disent chrétiennes et qui, par des rites spéciaux, différents des sacrements de l’Église, donnent des initiations. Les Compagnons, les Fedeli d’Amore, la franc-maçonnerie et l’Ordre des Templiers en sont des exemples. Plus modernement, d’innombrables occultistes tels que Madame Blavatski, Rudolf Steiner et Georges Ivanovich Gurdjieff ont présenté leurs enseignements comme des modalités de l’ésotérisme chrétien.

Mais il ne reste que quelques faits pour briser ces prétentions.

Tout d’abord, il n’y a aucune trace d’organisation chrétienne ésotérique au cours des dix premiers siècles de l’Église. Deuxièmement, Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même a déclaré fermement : « Je n’ai rien enseigné en secret. » Même ses paraboles, dont la signification n’était pas immédiatement évidente pour tous, ont été prononcées en public, pas dans un cercle réservé. Comment alors est-il possible que le noyau de l’enseignement du Sauveur ait été gardé secret pendant dix — ou vingt — siècles ?

En revanche, dans l’islam, la différence d’exotérisme et d’ésotérisme apparaît clairement dès le premier instant. En voyant un groupe de compagnons du Prophète pratiquer certains rites étranges, différents des cinq prières quotidiennes, les fidèles lui ont demandé de quoi il s’agissait. Il a expliqué qu’il s’agissait de dévotions volontaires, méritoires mais non obligatoires. Ce fut le premier signe de l’existence du tasawwuf ou « soufisme », l’ésotérisme islamique.

Troisièmement, et de manière décisive : les sacrements de l’Église ne sont pas de simples de « rites d’agrégation ». Ils sont initiatiques de plein droit. Ils donnent non seulement accès à la communauté des croyants — ou à leur “égrégore” ou conscience collective — mais, Deo juvante, à la connaissance la plus profonde de la Réalité suprême à laquelle un être humain peut aspirer. « Ce n’est plus moi qui existe », dit l’apôtre, « c’est le Christ qui existe chez moi ».

Jean-Paul II dans son Catéchisme déclare explicitement que les sacrements sont les étapes de « l’initiation chrétienne », et il n’est pas concevable que dans un texte aussi formellement doctrinal, il utiliserait le terme comme une simple figure de style.

Le père Juan González Arintero, dans deux livres mémorables qui constituent probablement le sommet de la littérature mystique au XXe siècle, démontre avec une abondance d’arguments et d’exemples que le chemin des sacrements a été ouvert précisément pour donner à chacun, sans exception, l’accès aux niveaux les plus élevés d’accomplissement spirituel. La distinction entre exotérique et ésotérique ne sert que de métaphore pour désigner la jouissance spirituelle différente atteinte par tel ou tel individu selon ses aptitudes, ses efforts et les mouvements de la grâce divine.

Tous les chrétiens qui ont reçu les sacrements sont donc initiés au sens strict que le pérennialisme donne à ce mot. La différence entre les différents résultats spirituels obtenus s’explique par un concept développé par René Guénon lui-même, celui de l’initiation virtuelle. Tous les rites d’initiation ne produisent pas immédiatement les résultats spirituels qui leur correspondent. Ces effets peuvent rester longtemps suspendus jusqu’à ce qu’un facteur externe — ou l’évolution du destinataire lui-même — les appelle à une manifestation complète.

Pour compliquer un peu les choses, F. Schuon lui-même a reconnu que les sacrements chrétiens avaient une portée initiatique. Pour que vous puissiez évaluer à quel point cette question est épineuse pour l’école pérenne, il suffit de se rappeler que, lorsque l’avis de Schuon sur le sujet a été publié, Guénon a réagi avec indignation et fureur, rompant même les relations avec son disciple et continuateur.

Guénon a continué d’insister sur le fait que les sacrements chrétiens n’étaient que des rites d’agrégation et que les initiations authentiques n’existaient que dans certaines organisations secrètes ou discrètes, telles que la Fraternité ou la Franc-Maçonnerie. Pour étayer cette thèse, il a inventé l’une des hypothèses historiques les plus artificielles que l’on ait jamais vues : le christianisme serait à l’origine apparu comme un ésotérisme, mais compte tenu de la décadence générale de la religion gréco-romaine, il aurait été forcé ex post facto de devenir populaire, se réduisant finalement à l’exotérisme. Il n’y a absolument aucun signe que cela ne se soit jamais produit. Bien au contraire, Jésus a parlé ouvertement aux multitudes depuis le début de sa prédication, et les sacrements n’ont subi aucun changement substantiel de forme ou de contenu au fil du temps. Quelles que soient ses erreurs dans d’autres domaines, Schuon avait raison sur ce point.

Ce n’est aussi qu’en tant que figure de langage que la distinction de l’exotérisme et de l’ésotérisme — ou des rites d’agrégation et d’initiation — peuvent s’appliquer au judaïsme, car les cultistes des mystères kabbalistiques ne sont autres que les prêtres du culte officiel eux-mêmes.

L’application de cette paire de concepts au territoire extra-islamique est si inappropriée que les membres de l’école pérenne elle-même ont finalement dû reconnaître l’existence d’initiations « exosotériques » et même « exotériques » aux côtés de l’initiation « ésotérique » elle-même, ce qui est déjà suffisant pour montrer que ces concepts sont peu utiles.

Le manque d’arguments raisonnables de Guenon et sa réaction disproportionnée à ce qui aurait pu se limiter à une discussion entre amis suggère que dans cet épisode, il aurait pu se cacher quelque chose. Incapable de parler clairement, il a fait appel à une hypothèse absurde et a tenté de réduire l’orateur au silence par une exhibition d’autorité, que Schuon a poliment rejetée.

Pourquoi Guenon aurait-il choisi de forcer toutes les traditions dans une paire de concepts qui ne s’appliquaient correctement à aucune d’entre elles, à l’exception de l’islam en particulier ? Pourquoi cet homme, si judicieux en tout le reste, s’est-il permis à un tel élan d’arbitraire, se plaçant ainsi dans une position vulnérable et menacée dès que Schuon a soulevé la question des initiations sacramentelles ? Il avait presque certainement des raisons pour le faire, des raisons qui, au moins lors du moment ou cela a eu lieu, ne pouvaient pas être ouvertement discutées.

Mais avant même de clarifier ce point, il est nécessaire de soulever une autre question.

III

Que des traditions matériellement différentes convergent sur le même ensemble de principes métaphysiques est quelque chose qui ne peut plus être sérieusement mise en doute. La thèse de l’unité transcendante des religions est victorieuse à tous les égards.

Il n’y a qu’un seul détail : qu’est-ce qu’une métaphysique ? Je n’utilise pas le terme comme dénomination d’une discipline académique mais dans le sens très spécial et précis qu’il a dans les œuvres de Guénon et Schuon. Qu’est-ce qu’une métaphysique ? C’est la structure de la réalité universelle, qui descend du Premier Principe infini et éternel à ses innombrables réflexions sur le monde manifesté à travers une série de niveaux ou de plans d’existence.

Le fait qu’elle soit essentiellement la même dans toutes les traditions indique qu’il existe une perception normale de la structure de base de la réalité commune à tous les hommes de tout âge ou de toute culture.

Cette perception nécessite une conscience claire ou au moins une intuition des échelles du réel, c’est-à-dire des distinctions entre différents plans ou niveaux de réalité, des objets sensibles de la perception immédiate jusqu’à la Réalité ultime, le Principe absolu, éternel, immuable et infini, passant par une série de degrés intermédiaires : historique, terrestre, cosmique, angélique, etc.

La parfaite soumission de la subjectivité humaine à cette structure est impliquée dans toutes les traditions comme une condition sine qua non de la vie religieuse et, plus encore, de l’accomplissement spirituel. Son déni, sa mutilation ou son altération est à l’origine de toutes les erreurs et délires de l’humanité.

C’est pourquoi F. Schuon propose une distinction entre l’hérésie essentielle et l’hérésie accidentelle. Le mot « hérésie » vient d’une racine grecque qui signifie « choisir » et « décider ». Un hérésiarque est quelqu’un qui, volontairement, choisi de toute la vérité que les parties qui l’intéressent et ignore les autres.

L’hérésie accidentelle, selon Schuon, est la négation, la mutilation ou l’altération des canons d’une tradition particulière, comme le monophysisme dans le christianisme (la théorie selon laquelle Jésus n’avait qu’une nature divine, pas la nature humaine) ou l’associationnisme dans l’islam (associer Dieu à d’autres êtres).

L’hérésie essentielle est la négation, la mutilation ou l’altération de la structure même de la réalité — une erreur, par conséquent, qui serait condamnée non seulement par cette tradition particulière, mais par toutes. Le matérialisme ou le relativisme, par exemple.

C’est bien beau, mais il y a un problème logique. Si la métaphysique est commune à toutes les traditions, comment peut-elle être le sommet de la suprême perfection de chacune d’entre elles ? Par définition, la perfection d’une espèce ne peut pas être dans son genre : elle doit l’être dans sa différence spécifique. La perfection du lion et de la puce ne peut résider dans le simple fait qu’ils sont tous les deux des animaux.

Il est permis que dans l’ascension initiatique de l’individu, l’arrivée dans la Réalité Suprême, qui l’élève au-dessus de son état individuel et l’absorbe dans l’être même de la divinité, est l’aboutissement de ses efforts. Elle correspondrait également, selon le pérennialisme, au moment où les différences entre traditions spirituelles sont définitivement transcendées, mais toujours valables pour l’existence empirique de l’initié sur le plan terrestre. Il s’agit de Mohieddin Ibn ‘Arabi en étant chrétien, zoroastrien ou juif « à l’intérieur » tout en étant musulman orthodoxe « à l’extérieur ».

Mais, pour cette raison même, la métaphysique ne peut être l’aboutissement de traditions en tant que telles que si nous acceptons une distinction entre l’ordre de l’être et l’ordre de la connaissance qui, selon Aristote, sont inverses. Le sommet de la montée initiatique ne peut en même temps être l’aboutissement des religions car, étant communes à toutes, ce n’est que le genre auquel elles appartiennent et non leur perfection spécifique suprême.

Il serait plus raisonnable de supposer que la Tradition primordiale soit le terrain d’entente non seulement de toutes les traditions spirituelles, mais de toutes les cultures et, en fin de compte, le cœur de l’intelligence saine présente dans tous les êtres humains. A partir de cette base, ou origine, les différentes traditions se développent dans des directions différentes, chacune cherchant à refléter plus parfaitement le Principe absolu et à donner aux hommes les moyens de revenir à Lui. En ce sens, l’aboutissement de chaque tradition n’est pas le Principe lui-même, mais le succès obtenu dans l’opération de retour. Et il n’y a aucune raison de supposer que, parmi les différentes espèces, toutes expriment également la perfection du genre : les puces et les lions sont également animaux, mais ce n’est pas pour autant que la puce exprime néanmoins la perfection de l’animalité si bien que le lion, pour ne pas parler de l’être humain.

Schuon déclare que la revendication de chaque religion d’être « meilleure » que les autres n’est justifiée que par le fait qu’elles sont toutes « légitimes », c’est-à-dire qu’elles reflètent à leur manière la Tradition Primordiale, mais que du point de vue de l’éternité et de l’absolu, cette prétention s’avère illusoire. Cependant, si la perfection d’une espèce ne peut pas résider uniquement dans son genre, mais dans sa différence spécifique, il n’y a aucune raison de donner pour prouvé que toutes les espèces représentent toutes dans une égale mesure la perfection du genre. Toutes les religions se réfèrent à une Tradition Primordiale, OK, mais toutes les religions la représentent-elles aussi bien ? La question est tout à fait légitime et nulle part l’école pérennialiste n’a offert — ou tenté d’offrir — une réponse acceptable. En vérité, il s’agit d’une question qui ne s’est même pas posé. Même dans ces hautes sphères, trouvera-t-on le phénomène de « l’interdiction de demander » qu’Eric Voegelin discernait dans les idéologies de masse ?

IV

«La génération de l’école traditionaliste rassemblée autour de Frithjof Schuon — écrit Charles Upton — a présenté et révélé les religions dans leurs essences célestes, sub specie æternitatis.» 9

Si les essences célestes des religions sont substantiellement les mêmes, la différence entre elles est purement terrestre et contingente, les formes particulières de chacune n’ayant rien à voir avec elles-mêmes sans la sève qu’elles reçoivent de la Tradition Primordiale : cette seule, la Religio Perennis, 10 est vraie au sens strict. Les autres sont des symboles ou des apparences imparfaiets qu’elle a dans ses diverses incarnations terrestres.

Mais — le même Upton continue — « ces révélations sont considérées comme des branches de la Tradition Primordiale, mais cette Tradition n’est pas actuellement en vigueur en tant que système religieux ; Ce n’est pas une religion qui peut être pratiquée. Les seules voies spirituelles viables existent sous la forme — ou à l’intérieur — des révélations vivantes actuelles : l’hindouisme, le zoroastrisme, le bouddhisme, le judaïsme, le christianisme et l’islam. »11

Mais ces voies ne mènent qu’au « salut » dans une vie post mortem. Pour grimper un peu plus haut déjà dans la vie actuelle, il faut, sans les abandonner, rejoindre une organisation et une pratique ésotérique, en plus des rites et commandements de la religion populaire, quelques rites et commandements initiatiques spéciaux.

En d’autres termes, la religion populaire est un certificat de qualification exigé du postulant à l’entrée du chemin initiatique. Pour le musulman, ce n’est pas un gros problème. Bien que les tariqas (turuq en arabe) soient généralement considérées comme distinctes, elles sont généralement reconnues comme légitimes par la religion officielle, de sorte que le croyant peut librement se déplacer entre les deux types de pratiques.

Pour les hindous, ce n’est pas un problème non plus : même s’il n’y a pas d’ésotérisme hindou proprement dit, l’hindouisme accepte et absorbe toutes les pratiques des autres religions, de sorte que — mis à part les conflits politiques entre hindouistes et musulmans — rien n’empêche un hindou de s’y joindre à une tariqa, la franc-maçonnerie, une triade chinoise ou toute autre organisation ésotérique sans que cela implique dans un changement de son statut dans leur société d’origine.

Dans le cas d’un catholique, cependant, les choses se compliquent. Selon Guénon, toutes les organisations initiatiques chrétiennes disparaissaient après le Moyen Âge, laissant les pauvres fidèles limités à un exotérisme spirituellement paralysé. Seuls quelques vestiges d’organisations disparues et… la franc-maçonnerie subsistent.

Il s’avère en revanche qu’une condamnation du pape Clément XII en 1738 condamna à l’excommunication automatique tout fidèle catholique affilié à la franc-maçonnerie (ou à toute autre société secrète). La décision a été renforcée par le pape Léon X en 1890 et officialisée par le Code de droit canonique de 1917. Le nouveau Code du pape Jean-Paul II, en 1983, ne parlait que de « sociétés secrètes », sans mentionner le nom de la maçonnerie, ce qui a brièvement semblé pour un instant que l’excommunication avait été suspendue jusqu’à ce que la Congrégation pour la doctrine de la foi en novembre de la même année ait clairement indiquée que ce n’était rien de tout cela, que l’interdiction de rejoindre la franc-maçonnerie était toujours en vigueur.

C’est-à-dire que le croyant catholique qui a lu et cru René Guénon, voyant la perte de la dimension initiatique comme la racine de tous les maux du monde moderne, a été pressé contre le mur par l’option d’abandonner une fois pour toutes l’ésotérisme de plus en plus réduit à un moralisme extérieur, acceptant ainsi d’être complice de la dégradation spirituelle moderne, ou de rechercher l’initiation maçonnique et d’être excommunié, c’est-à-dire de perdre l’affiliation exotérique qui, selon le même Guénon, était la condition sine qua non de l’admission à l’ésotérisme.

Le conflit n’était pas seulement de nature juridique. Bien que profondément enracinée dans des organisations ésotériques prétendument chrétiennes, la franc-maçonnerie était devenue, dans diverses parties du monde, une force ostensiblement et violemment anticatholique, encourageant la persécution et le meurtre de catholiques, en particulier en France (pendant la Révolution et de nouveau au début du XXe siècle), 12 au Mexique (où cela a déclenché la guerre des Cristeros) et en Espagne, où, avec la collusion à peine dissimulée du gouvernement républicain maçonnique, des prêtres et des fidèles ont été tués en masse et de nombreuses églises détruites avant même le début de la guerre civile. .

C’est-à-dire : le catholique qui s’est affilié à la franc-maçonnerie a non seulement encouru une excommunication automatique, mais est devenu un traître à ses coreligionnaires assassinés.

Les Guénoniens catholiques comme Jean Tourniac ont fait le diable pour prouver que les doctrines maçonniques étaient compatibles avec le catholicisme, mais bien sûr c’était en théorie13. L’excommunication était toujours en vigueur et l’aléa moral était encore très élevé. À partir des années 1960, lorsque ces problèmes ont commencé à être abordés plus ouvertement dans les milieux intéressés par le traditionalisme, le groupe pérennialiste a commencé à suggérer aux catholiques acculés les suivantes possibles solutions :

1. Lâchez tout et convertissez-vous à l’islam.

2. Cherchez un abri dans l’Église orthodoxe russe, où il y a encore un résidu d’ésotérisme et dont les sacrements sont finalement acceptés comme valides par l’Église catholique.

3. Rejoignez la tariqa multiconfessionnelle de F. Schuon, où vous pouvez pratiquer des rites initiatiques islamiques sans conversion formelle et en restant à une distance prudente des musulmans exotériques.

La première option était certainement la plus traumatisante. Après tout, Schuon lui-même avait écrit que « changer votre religion, ce n’est pas comme changer votre pays : c’est comme changer votre planète. » 14

La seconde était plus confortable, mais elle s’est heurtée à un obstacle que je n’ai jamais vu un auteur perpétuel mentionner : l’église orthodoxe russe était infestée d’agents du KGB, ce qui rend presque impossible pour le nouveau venu de trouver son chemin dans cette jungle sauvage de complot et de faux-semblants. Ce n’est pas par hasard que le KGB organisait et entraînait en même temps des organisations terroristes islamiques pour la guerre contre l’Occident chrétien15.

Restait le troisième, le plus simple et le plus naturel. La tariqa de Schuon était en effet pleine de membres d’origine catholique — à commencer par Schuon lui-même et certains de ses plus proches collaborateurs, tels que Martin Lings, Titus Burckhardt et Rama P. Coomaraswamy, dont les deux premiers ont été convertis à l’islam, le troisième est resté catholique au moins en public, tout en donnant au sheikh le vœu réglementaire d’obéissance totale requis dans les tariqas.

Dans l’âme de ceux qui sont restés catholiques — ex-professo ou du cœur seulement — le plan que René Guénon avait élaboré depuis 1924 pour tout l’Occident s’est ainsi réalisé à l’échelle microscopique.

V

Après avoir décrit avec les couleurs sombres d’une véritable Apocalypse la dégradation spirituelle de la civilisation en Occident, l’attribuant à la perte de la « vraie métaphysique » et aux liens entre l’Église catholique et la Tradition Primordiale (liens qui ne pouvaient être maintenus que par l’intermédiaire des organisations initiatique)17, René Guénon prédit trois évolutions possibles de l’état de choses en Occident : 18

1. La chute définitive dans la barbarie.

2. La restauration de la tradition catholique, sous la direction discrète des maîtres spirituels islamiques.

3. Islamisation totale, que ce soit par infiltration et propagande, ou par occupation militaire. Ces trois options ont été essentiellement réduites à deux : soit la barbarie, soit la soumission à l’islam, qu’elle soit discrète ou ouverte. Le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale semble montrer que l’Occident préfère la première option, et c’est un détail ironique que d’importantes autorités religieuses islamiques soutiennent pleinement le Führer, en particulier en ce qui concerne l’extermination des Juifs.19 Coïncidence macabre ou prophétie auto-réalisatrice ? Je ne sais pas.

Après la guerre, la collaboration étroite entre les gouvernements islamiques et les régimes communistes dans l’effort conjoint anti-occidental est devenue si perceptible qu’il n’est pas nécessaire d’insister sur ce point. Il convient de rappeler que, de nos jours, la gauche mondiale engagée à corrompre l’Occident « jusqu’à ce qu’il pue », comme le préconisait André Breton, est la même qui soutient ostensiblement l’occupation musulmane de l’Occident par l’immigration de masse, ainsi que boycotte par tous les moyens tout effort sérieux de combat contre le terrorisme islamique, de façon qu’il y ait entre les deux blocs une sorte d’accord léniniste qui « fomente la corruption et la dénonce ». Encore une fois, c’est la même question que le paragraphe précédent, avec la même réponse.

Pour l’aspirant d’origine catholique, tous qui était offert par la tariqa était le choix entre devenir musulman ou être catholique sous la direction musulmane. Le même choix que Guénon a offert à tout le monde occidental.

Je crois que cela rend l’intention de Guénon plus claire en écrasant toutes les religions, en particulier la chrétienne, dans le moule forcé d’un concept islamique descriptif, la distinction exotérisme-ésotérisme. En effet, comment pouvez-vous maîtriser une civilisation entière sans d’abord l’intégrer dans le système de coordonnées intellectuelles de la civilisation dominante, où elle cessera d’être une totalité autonome pour faire partie d’une carte globale ? Il est également évident qu’il ne suffisait pas de le faire en théorie : il fallait gagner pour cette nouvelle vision des choses les éléments les plus précieux et les plus actifs intellectuellement de l’élite de la civilisation cible. Ce n’est que lorsqu’elle commencerait à se comprendre dans les termes du dominateur, à la place de ses termes à elle-même, qu’elle serait mûre pour accepter, sans autre réaction, une opération plus large d’occupation culturelle. D’autant plus que la réduction du christianisme au binôme exotérisme-ésotérisme, accompagnée du sombre diagnostic de la perte de la dimension ésotérique, a inexorablement abouti à la conclusion selon laquelle la « restauration de la chrétienté », de ses liens avec la Tradition Primordiale, et donc des dimensions les plus hautes de sa spiritualité ne pouvait se réaliser que sous la direction d’un « ésotérisme vivant », c’est-à-dire du soufisme. Pour reprendre les propres termes de Guenon, il fallait soumettre l’Occident à « l’autorité spirituelle » de l’islam avant de le soumettre à son « pouvoir temporel ».

La théorie de Schuon selon laquelle les sacrements chrétiens conservaient leur pouvoir initiatique semblait atténuer quelque peu la force de l’argument islamiste, mais elle ne le fit pas du tout. Sans l’instruction spirituelle appropriée que seul un « ésotérisme vivant » pouvait offrir, le porteur d’une « initiation virtuelle » resterait inconscient de l’avoir reçue et non seulement continuerait paralysé au milieu de son escalade initiatique, mais aussi risquerait de subit toutes sortes de perturbations spirituelles et psychiques. Seule la spiritualité soufie — incarnée, dans ce cas, en la personne de F. Schuon — pouvait sauver les catholiques d’eux-mêmes.

L’islamisation de l’Occident — discrète ou ouverte, pacifique ou violente — est l’objectif central et même unique de toute l’œuvre de René Guénon. Tout converge vers cet objectif, non pas comme une simple conclusion logique, mais comme une sorte d’issue vers laquelle le lecteur — et, idéalement, tout l’Occident — est conduit, dans les murs d’une construction labyrinthique, par un sentiment de fatalité inexorable. Exclure ce but, ce ne serait rien d’autre qu’un ensemble de spéculations théoriques inutiles, un bâtiment de belles possibilités spirituelles irréalisables, qu’il a toujours nié qu’elle puisse être.

Si une confession explicite était nécessaire pour le confirmer, il suffirait de rappeler que, tout comme F. Schuon est revenu d’Algérie avec le titre de Cheikh, vantant son intention d ‘ « islamiser l’Europe» (sic), Guénon a déclaré que la fondation La tariqa de Schuon à Lausanne, en Suisse, a été le premier et le seul fruit produit par son effort de plusieurs décennies.

VI

Ce qui peut rendre cet objectif flou ou même invisible aux yeux du public ce sont deux facteurs :

Premièrement, Guénon affirme à plusieurs reprises son mépris total pour toute activité politique, actuelle ou idéologique, garantissant que ses intérêts n’ont rien à voir avec la lutte pour le pouvoir et sont exclusivement concernés par le spirituel et l’éternel. Cela semble le placer, aux yeux de beaucoup, incomparablement au-dessus du différend actuel entre les pays islamiques et l’Occident.

Cette vue n’est pas exactement fausse, elle est juste vide. Il est évident que Guénon ne vise pas le pouvoir politique. Il conteste quelque chose qui est infiniment au-dessus de lui, et dont, explique-t-il, le pouvoir politique n’est qu’une réflexion secondaire, presque négligeable : il conteste l’autorité spirituelle. Il la conteste avec l’Église catholique, s’élevant bien au-dessus d’elle et ayant l’intention de la guider des hauteurs sublimes de la spiritualité soufie (pas nécessairement en personne, bien sûr).

Il est très explicite sur ce point. L’Église catholique, à un moment de son histoire, dit-il, a perdu le contact avec la Tradition Primordiale et n’a même plus une compréhension des « parties supérieures » de la métaphysique : elle est restée à l’ontologie pure, ou théorie de l’être, sans pénétrer les mystères suprêmes du Non-Être (Schuon préfère dire “Supra-Être”).

Je me suis expliqué à d’autres occasions sur ce qui me semble être l’absurdité intrinsèque de la doctrine du Non-Être, et je ne reviendrai pas ici sur ce sujet. Ce qui importe en ce moment, c’est de souligner que, selon Guénon, le catholicisme, depuis cette mutilation initiale, a fortement décliné jusqu’à se réduire à une simple dévotion sentimentale dédiée aux masses.

Comme seuls ceux qui peuvent le sortir de cet abîme ont encore le lien originel avec la Tradition Primordiale, il est évident que le salut de l’Église, et à travers elle, de tout l’Occident, ne peut venir que du dehors. Où, précisément ?

Le bouddhisme ne peut pas l’être, car Guénon ne le considère même pas comme une tradition tout à fait valable.

L’hindouisme non plus, car il ne peut pas être pratiqué en dehors de l’Inde ou par quiconque qui ne soit pas de nationalité indienne. Tout ce que l’hindouisme peut fournir, c’est une compréhension plus profonde de la doctrine métaphysique — et Guenon s’appuie en effet fortement sur les textes hindous pour cela — mais une simple compréhension théorique, étant indispensable, ne peut pas à elle seule fournir une authentique « réalisation métaphysique ».

Encore moins du judaïsme, car il serait inconcevable que l’Église, étant née de celui-ci, retourne dans son sein sans s’annuler ipso facto et cesser d’exister.

De la franc-maçonnerie ? Impossible, non seulement à cause des incompatibilités évoquées ci-dessus et jamais surmontées, mais parce que, selon Guénon, les initiations maçonniques ne sont que des “Petits Mystères”, secrets du cosmos et de la société qui ne touchent même pas les sommets de la réalisation métaphysique suprême, les “Grands Mystères.”

D’obstacle en obstacle — il n’est pas nécessaire d’examiner toutes les alternatives — la conclusion inexorable est que le labyrinthe des impossibilités n’a qu’une seule issue : le catholicisme ne peut retrouver son intégrité d’origine que s’il accepte de se soumettre aux conseils des maîtres islamiques. Soit cela, soit l’occupation de l’Occident par les musulmans. Tertium non datur.

Que, en passant, Guénon et ses disciples ont apporté plusieurs contributions précieuses, même à la compréhension du catholicisme par les intellectuels catholiques eux-mêmes, en particulier en ce qui concerne le symbolisme et l’art sacré, c’est quelque chose que personne sensé ne peut nier20.

Mais là aussi, rien de surprenant. Quelle autorité un maître soufi pouvait-il avoir l’intention d’exercer sur les catholiques s’il ne prouvait pas, au moins en certains points, qu’il comprenait mieux sa religion qu’eux-mêmes ?

Les articles « catholiques » de Guenon publiés dans le magazine Regnabit entre 1925 et 1927 ne prouvent pas, ni même suggèrent, qu’il a accepté l’indépendance, encore moins la supériorité du catholicisme sur l’islam. Cela prouve seulement qu’à cette époque, il croyait encore à la possibilité de diriger le cours des choses dans l’Église catholique par une douce persuasion et une infiltration22. Son départ pour l’Égypte en 1930, avec la ferme décision de ne plus revenir et ensuite de ne communiquer avec son public que par le biais du magazine Études Traditionelles, marque le moment où il perd cet espoir et, s’intégrant de plus en plus dans les milieux ésotériques égyptiens (épousant même la fille du prestigieux cheikh Elish El-Kebir), et remet le ballon aux autorités islamiques qui avaient de loin orienté ses actions dans le cadre européen. Étant donné que les choses ont évolué à partir de ce point jusqu’à l’adoption de la politique du terrorisme et de « l’occupation par l’immigration » (qui, bien sûr, ne se produirait jamais sans le consentement des autorités spirituelles islamiques), c’est une histoire que nous ignorons et qui ne pourra être racontée, peut-être, que dans plusieurs décennies. Ce qui est absolument certain, c’est que Guénon, depuis le début de son activité publique, a déclaré qu’il ne parle pas en son propre nom mais qu’il suit strictement les conseils de « représentants qualifiés des traditions orientales », parmi lesquels, il est connu aujourd’hui, principalement le Cheikh El-Kebir. Il est incroyablement insensé de dire que Guénon s’est «converti à l’islam » en 1930. Il était membre régulier d’une tariqa depuis au moins vingt et un ans, ce qui suffit à montrer qu’il était longtemps préparé à la très difficile mission qu’il devait accomplir.

VII

Le deuxième facteur qui entrave la perception de l’identité de Guenon en tant qu’agent islamique est l’impact même de son travail sur ses disciples. Qualifié de « miracle intellectuel le plus éblouissant de notre époque » 23, cet oeuvre jette tant de lumières imprévues sur le phénomène religieux et la décadence spirituelle de l’Occident, et son contraste avec toute la pensée athée ou chrétienne moderne est si grand que cela rend presque irrésistible la tentation de le considérer vraiment comme un miracle, une intervention divine au cours de l’histoire. Seyyed Hossein Nasr, dans Knowledge and the Sacred24, n’hésite pas à présenter toute l’histoire intellectuelle de l’Occident comme s’il s’agissait d’une longue préparation à tâtons et à demi aveugle jusqu’à l’avènement des lumières guénoniennes. Vu de cette façon, l’œuvre de Guénon semble être un message supra-historique venu de l’aube des temps, de la Tradition Primordiale elle-même et non d’un Cheikh égyptien contemporain.

Le désir d’effacer ses racines contemporaines et de planer au-dessus des contingences historiques se manifeste dans diverses parties de ce travail, et encore renforcé par diverses expressions de mépris pour la « simple » perspective historique, selon Guénon un voile illusoire d’apparences fugaces couvrant la réalité des choses éternelles. Il critique même l’attachement de la mentalité occidentale aux « faits » comme s’il s’agissait d’un vice de pensée.

Jean Robin, caractéristiquement, proclame le guénonisme comme une intervention providentielle et «la dernière chance de l’Occident» .25 C’est un droit inaliénable du disciple enthousiaste de célébrer l’œuvre du maître avec les qualifications les plus emphatiques. Mais un qualificatif ne signifie rien lorsqu’il est séparé de la substance qu’il qualifie. C’est une chose de parler d’une manière générale de la « dernière chance de l’Occident » — et nous savons tous que l’Occident en a besoin. Mais tout autre chose est de faire comprendre qu’il ne s’agit pas d’une simple chance, d’une « restauration abstraite et générique de la spiritualité » mais d’un salut vers l’islamisation. Jean Robin omet ce point, tout simplement.

Il est également très juste de privilégier l’éternel et immuable sur le temporel et transitoire. Mais tout croyant catholique habitué au sacrement de la confession comprend que le saut dans l’éternel, sans passer par la conscience des détails factuels de la vie terrestre, si souvent humiliante et déprimante, n’est pas de la spiritualité mais de l’angélisme. L’apôtre qui dit : « Ce n’est plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi » est le même qui avoue apporter « une épine dans la chair » jusqu’à la fin de ses jours.

Le désir de voler dans le monde des archétypes éternels sautant au-dessus de la réalité historique concrète apparaît non seulement dans les profils hagiographiques de la « mission de René Guénon », mais dans au moins trois livres de grands écrivains pérennialistes sur l’islam.

Ideals and Realities of Islam, de Seyyed Hossein Nasr, 26 Comprendre l’Islam, de Frithjof Schuon, 27 et Moorish Culture in Spain, de Titus Buckhardt 28, dissimulent leur stratégie rhétorique de ne montrer la vie musulmane que par les archétypes éternels qu’elle symbolise, les opposant, explicitement ou implicitement, aux grossières misères factuelles de l’Occident matérialiste. C’est même un peu naïf. Même un enfant se rend compte qu’il n’est pas juste de comparer les vertus de l’un avec les défauts de l’autre, plutôt que les vertus avec les vertus et les défauts avec les défauts.

Tout cela fait qu’il est difficile pour le nouveau venu et parfois pour les porte-parole du pérennialisme d’admettre l’évidence : le travail de René Guénon peut avoir tout le caractère providentiel et salvateur qu’il souhaite, à condition qu’il soit clairement admis qu’après tout, il n’a jamais offert de moyen de salut à l’Occident que l’islamisation.

Il est également vrai que tout chrétien intelligent, catholique ou non, peut profiter des enseignements de René Guénon sans adhérer au projet guénonien, mais comment refuser l’adhésion sans savoir ou vouloir savoir que le projet existe ? Tout idiot utile est stupide et utile dans la mesure où il nie l’existence de celui qui l’utilise.

De nombreux chrétiens, catholiques ou non, ont été tellement indignés par les enseignements de René Guénon qu’ils ont tenté à plusieurs reprises de le réfuter et même de le réprimander. Ces tentatives n’ont fait que prouver la supériorité intellectuelle de l’adversaire et ils sont tombées dans le ridicule ou l’oubli.

À cet égard, les disciples de Guenon n’ont pas eu entièrement tort de le considérer comme inégalé (la “boussole infaillible”, a expliquait Michel Valsân). Mais Guenon n’a pas besoin d’être combattu ou battu. En adoptant le pseudonyme “Sphinx” dans ses premiers écrits, il savait que ceux qui ne déchiffreraient pas son message seraient avalés et réduits à l’obéissance. Ceux qui pleurent parmi les cris de révolte ne seront pas obéis, à contrecœur ou même inconsciemment.29 Une fois déchiffré, le Sphinx n’a d’autre remède que de doucement libérer sa proie, qui sortira de ses griffes non seulement libre, mais renforcée.

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