Pour une plus grande réflexivité du design

Charlotte Morel
11 min readJul 4, 2019

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À l’heure de l’innovation à tout prix, des standards méthodologiques employés comme d’évidentes providences, de la novlangue managériale dominante qui paralyse notre quête de sens, la réflexion se voit endiguée par de nombreux subterfuges de profitabilité, au risque qu’elle devienne invariable, uniforme voire inenvisageable. C’est pourquoi, cet article invite le designer à faire preuve de prudence et à outiller sa posture critique vis à vis de sa profession et de son milieu. Cette invitation à l’attention a pour maître mot la réflexivité !

1. Qu’est-ce que la réflexivité ?

Du latin reflectere qui signifie « retourner en arrière », la réflexivité se définit comme la capacité de la réflexion à se prendre elle-même pour objet de réflexion. Qu’elle s’éprouve en philosophie, en biologie ou en systémique, cette capacité à orienter sa réflexion sur soi-même invite l’homme à comprendre qui il est, pourquoi il vit et pourquoi il agit, et à appréhender le monde avec lequel il évolue.

Le concept de réflexivité tire son origine des travaux du philosophe Dewey (1910) puis de ceux de Schön (1984), de Argyris (1995) et de Eraly (1994). L’étude de la pratique réflexive s’intéresse aux professionnels qui agissent dans et sur leur action. Elle est « une activité du sujet produisant discours et représentations de soi en contexte » (Eraly, 1994) « en vue de l’amélioration de son action professionnelle » (Couturier, 2000). C’est donc une voie d’apprentissage par laquelle le praticien acquiert de l’expérience qu’il conscientise et accumule de nouvelles connaissances mobilisables dans son action (le savoir pratique). Cette capacité réflexive est, selon ces auteurs, « le moteur d’une révolution praxéologique » qui permet aux praticiens d’être capable de modéliser et d’expliciter leur action et de « contribuer à l’efficacité de la professionnalité » (Couturier, 2000). Ainsi, la réflexivité alimente ce qu’on appelle la praxéologie, définie comme « une démarche structurée visant à rendre l’action consciente, autonome et efficace » (Saint-Arnaud, 1995 : 19) que l’on peut comprendre comme le miroir réflexif par lequel l’expérience pratique et le discours théorique s’alimentent réciproquement pour construire la discipline.

Cependant, « les praticiens compétents en savent souvent plus qu’ils n’en disent » (Schön, 1984) et nous sommes amenés à nous demander à quel point cette réflexivité est consciente chez le professionnel qui agit. C’est ce que les travaux du sociologue Bourdieu (1980) ont contribué à démontrer à travers la notion d’habitus. Elle est définie comme une sorte de « grammaire génératrice » de pratiques et d’actions présente chez l’être humain, et par transposition, chez le professionnel. Autrement dit, l’habitus est un système de motifs, appelés schèmes, emmagasinés par l’acteur tout au long de son expérience. Lorsque ces schèmes sont réinvestis par le professionnel dans des situations similaires de façon inconsciente, ils participent à l’organisation de l’action selon les repères qu’il possède en lui.

2. Quelle relation entre design et réflexivité ?

Il s’agit maintenant de centrer notre réflexion sur la profession qui nous intéresse : celle du designer. Nous voulons comprendre en quoi la réflexivité est inhérente au design et ce qu’ils s’apportent mutuellement.

Portée à la fois sur le dessein et le dessin, la pratique du design s’exerce au carrefour du monde intelligible et tangible, mais aussi à la croisée des points de vue (Noël, 2011). À l’image d’un prisme qui diffracte la lumière, le designer développe une réflexion sur le projet (le dessein) avec ses différentes intentions (ce vers quoi on tend), sur l’objet (le dessin) avec ses multiples tensions (ce qui est déjà tendu), et sur leur convergence avec leurs possibles articulations. Il dissocie l’idéal du réel, les dissèquent l’un et l’autre, et les met en relation. La réflexivité appliquée au design porte alors sur trois domaines de réflexions, soient le projet, l’objet et leur interconnexion.

Ensuite, le design apporte à la réflexivité, ce que la réflexion a besoin pour exister : les formes. Qu’il s’agisse de mots, d’images, d’objet ou de lieux, la réflexivité a besoin de formes, et notamment des rythmes de la forme auxquelles le design est historiquement attaché (Huyghe, 2014). Par définition, une réflexion ne pré-vient pas, elle est toujours à venir. Or, la pratique du design consiste à faire venir quelque chose d’imprévisible, tout en préparant sa venue. Nous supposons que ce mouvement qui fait venir ce que Jacques Derrida appelle « différance », fait du design une pratique intrinsèquement réflexive et réciproquement fait de la réflexion une pratique de design.

Mais que ce joue-t-il au sein de ce mouvement réciproque entre design et réflexivité ? Plaider pour une plus grande réflexivité du design revient à inviter le designer à développer une posture réflexive consciente d’elle-même à partir de laquelle il pourra s’émanciper des situations et des paramètres qui contraignent et empêchent la réflexion au quotidien, et devenir par là même un professionnel éveillé, outillé et résilient.

3. Quels enjeux de réflexivité pour le design ?

La suite de cet article propose de déconstruire ce mouvement, par l’hypothèse[1] d’une classification de la réflexivité selon 4 niveaux distincts : la réflexivité ignorée (niveau 0), la réflexivité éprouvée (niveau 1), la réflexivité appareillée (niveau 2) et la réflexivité dévoilée (niveau 3).

Figure 1. Modèle hypothétique des 4 niveaux de réflexivité.

[1] Cette hypothèse, née à l’occasion de la réflexion qui a nourrit l’écriture de cette publication mériterait de faire l’objet d’un projet de recherche complet qui permettrait de la confirmer ou de l’invalider à partir de données empiriques.

3.1 Réflexivité ignorée

La réflexivité ignorée constituerait le premier niveau (0) de notre modèle où le pouvoir réflexif du designer serait ignoré, comme s’il était silencieux, immergé, en souffrance. Il correspondrait à une réflexivité qui attendrait d’être révélée, de prendre conscience d’elle-même pour faire surface et s’émanciper des évidences. Dans ce niveau zéro, le praticien ne serait pas conscient de son pouvoir réflexif. La réflexivité serait bien à l’œuvre sans pour autant que le designer ne soit capable de la percevoir et de l’initier.
Ses réflexes professionnels et les motifs qui les composent seraient bien ancrés et le designer ne serait pas conscient des automatismes qui guident sa pratique et sa pensée. « Pour répondre à ce problème je dois faire comme ça. », « c’est comme ça qu’on fait », « on a toujours fait comme ça. »
Le designer inconscient de son pouvoir réflexif en serait réduit à une sorte de praticien répliquant des pratiques et des manières de penser qu’il a assimilées et auxquelles il croit parce qu’elles ont fait leur preuve dans son expérience antérieure. Il n’opèrerait pas de distanciation consciente et volontaire sur le pourquoi du comment de son action. Son raisonnement professionnel et sa mise en pratique varierait peu d’un projet à un autre. Le risque que nous soupçonnons pour ce designer qui ignore ou qui nie les bénéfices d’une posture réflexive et critique sur son action est de développer une pratique automatique, prédéfinie qui n’est pas adaptée au contexte de chacun des projets et qui est biaisée par l’habitude et la standardisation de sa pensée et
de sa pratique.

3.2 Réflexivité éprouvée

La réflexivité éprouvée correspondrait au second niveau de réflexivité (1) que propose notre modèle. Dans ce second niveau, le designer serait capable de faire l’expérience de son pouvoir réflexif et d’exercer une prise de recul sur l’ensemble des éléments qui fondent sa pratique (outils, méthodes, raisonnements, savoirs-faire, théories, concepts, réflexes…) Il se demanderait : « Quel designer je suis ? » « Pourquoi est-ce que je raisonne ainsi ? » « Mes conclusions sont-elles fondées ? » « Que dois-je remettre en question ? » Une fois la réflexivité à l’œuvre, il pourrait repérer les habitudes à déconstruire, les automatismes et les paradoxes à interroger, les évidences à nuancer. « Pourquoi a-t-on toujours fait comme ça ? » Il serait alors capable d’identifier les objets en tension, les contraintes, les biais et les paradoxes mais il ne disposerait pas encore des leviers lui permettant d’outiller sa pratique réflexive. Son expérience de la réflexivité consciente lui permettrait de rester lucide et vigilant vis-à-vis des évidences et des automatismes qu’il a identifiés. Il saurait les reconnaître et les comprendre et serait meilleur juge de leur pertinence. À l’échelle du praticien, nous voyons là l’occasion d’une remise en question nécessaire à l’évolution de son expérience professionnelle.
À une plus grande échelle, nous voyons pour le design et sa communauté d’apprenants, de praticiens et de chercheurs, l’occasion de construire une posture critique émancipatrice. Et ainsi de dessiner une voie pour le développement de nouveaux savoirs et de nouvelles opportunités de recherche et de conception.

3.3 Réflexivité appareillée

La réflexivité appareillée est le troisième niveau (2) vers une réflexivité consciente. Le design intervient à ce niveau parce qu’il prépare la venue de la réflexion. Le designer travaille avec différentes ressources, il utilise et créé différents médiums pour « appareiller » sa réflexion. Il crée l’environnement propice à la réflexion et règle ainsi les conditions de sa venue. Le design, parce qu’il appareille la réflexion se positionne comme médiateur de la réflexivité. Il organise la médiation de la réflexivité en l’incarnant dans différentes formes, différents objets, différents médiums.

Un appareil est un objet réglable qui outille la pratique de celui qui l’utilise. C’est un objet qui « sert la production » (Moholy Nagy, 1922) d’autre chose que ce qui est déjà là et qui donne les moyens d’agir, de créer et de penser.
Ici, le designer serait capable de mettre en place un appareillage particulier permettant d’alimenter une posture critique vis-à-vis de sa pratique et visant la production de quelque chose qui peut être un texte, un schéma, une méthode, une image, un objet, un lieu… « Avec ce schéma je peux comprendre comment je travaille » ou « cet objet me permet de choisir comment je pourrai travailler si… » ou encore « voilà pourquoi je travaille comme cela. »

C’est dans les années 70, avec le mouvement Design Methods que semble s’être développé l’intérêt d’étudier le design et de construire des sciences qui lui sont propres. Par souci de formes et quête d’authenticité, les designers cherchent et ouvrent les possibilités formelles du surgissement de la réflexion et de sa médiation. Nous voyons se dessiner une opportunité dans laquelle le designer peut s’investir pour explorer les formes de la réflexion et de sa réflexivité.

3.4 Réflexivité dévoilée

La réflexivité dévoilée constitue le dernier niveau (3) de notre modèle et le résultat de ce mouvement réflexif. Étant passé par les niveaux précédents, le designer serait capable d’interroger sa pratique et de comprendre pourquoi, pour qui, avec qui, comment et avec quoi il travaille. Il aurait ainsi atteint un niveau de conscience pratique qui lui permettrait de construire de nouveaux savoirs et de nouvelles formes qui pourront être partagés. Dans ce dernier niveau, il s’agirait pour le designer d’ouvrir la boîte noire de la discipline en dévoilant et en partageant les connaissances acquises par réflexivité afin d’éveiller les consciences vierges de réflexivité en leur donnant les moyens de repérer à leur tour les évidences et les paradoxes de leur pratique du design. Ce dernier niveau pointe, selon nous, deux enjeux. Le premier concerne le caractère communicable du résultat de cette remise en cause. Il est possible que ces résultats mettent en lumière des éléments jusqu’alors invisibles et qui ne sont pas conformes aux conventions et aux habitudes qui sont admises inconsciemment. « Cette méthode qu’on a toujours utilisée est biaisée pour telle et telle raison. Après réflexion cette autre méthode paraît plus adaptée, je pense qu’on devrait l’expérimenter. » « Cette norme est inadaptée elle ne correspond pas aux valeurs que l’on s’est fixées. » « Ces termes que nous revendiquons et que nous usons à toutes les occasions sont vides de sens, que signifient-ils vraiment ? » Le second réside dans le fait que la conscience n’est jamais une pleine conscience et que rien n’est jamais donné pour acquis. Dans ce niveau, il s’agirait également de rester prudent vis-à-vis de ce que ce travail réflexif nous révèle et de veiller à ce que ces nouvelles connaissances ne deviennent pas les nouvelles évidences qui guident notre pratique.

Conclusion

Finalement, le rapprochement de la réflexivité au champ du design nous amène à identifier des enjeux au sein desquels le design et la réflexivité s’enrichissent réciproquement : la réflexivité invite le design à interroger sa capacité à réfléchir et le design appareille et fait venir la réflexion par le souci des formes. Enfin, il nous semble que, plaider pour un design plus réflexif revient à défendre le projet social et politique que porte la discipline celui de l’émancipation des individus. Le design permet la réflexion, parce qu’il permet une chose en attente de venir mais que l’on ne prévoit pas. Il se pose comme médiateur et créateur de notre compréhension du monde.

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Charlotte Morel et Anthony Ferretti
février 2019

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