Analyse du scénario d’À Couteaux Tirés : honneur au spectateur

Baptiste Rambaud
Comment c’est raconté ?
18 min readJan 9, 2022

CINÉMA — Analysons le scénario du film À Couteaux tirés (Knives Out, 2019) : comment joue-t-il avec le spectateur ?

J’adore ces films qui semblent ne pas oublier que des spectateurs les regardent.

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Salut ! Et bienvenue dans ce 75e numéro de “Comment c’est raconté ?”, le podcast qui déconstruit les scénarios un dimanche sur quatre. Aujourd’hui, réinventons les codes du whodunit, avec le thriller comique et policier américain À Couteaux Tirés, écrit et réalisé par Rian Johnson, sorti au cinéma en novembre 2019. Nous profiterons de ce récit ludique pour comprendre en quoi il n’est pas si évident, pour un film, de mobiliser son spectateur.

Célèbre auteur de polars, Harlan Thrombey est retrouvé mort dans sa somptueuse propriété, le soir de ses 85 ans. L’esprit affûté et la mine débonnaire, le détective Benoit Blanc est alors engagé par un commanditaire anonyme afin d’élucider l’affaire. Mais entre la famille d’Harlan qui s’entre-déchire et son personnel qui lui reste dévoué, Blanc plonge dans les méandres d’une enquête mouvementée, mêlant mensonges et fausses pistes, où les rebondissements s’enchaînent à un rythme effréné jusqu’à la toute dernière minute.

Plus que jamais, attention spoilers.

N’avez-vous jamais eu cette envie, alors ennuyés au fond de votre fauteuil de cinéma, d’agiter les bras pour signaler votre présence, comme si le film — ou plutôt, ses scénaristes — avaient oublié de s’adresser à vous, de jouer avec vous, avec vos émotions, ou avec votre compréhension ? Je ne parle pas du recours explicite (et de nos jours souvent grossiers) à la métalepse, vous savez ce jeu qui consiste à briser le 4e mur et à employer constamment ses personnages pour rappeler qu’on est dans un film. Je parle bien de dialogue indirect et implicite entre le spectateur et le récit.

AUTEUR VS. PERSONNAGES VS. SPECTATEUR

À la défense des auteurs, leur tâche n’est pas aisée sur ce point. Déjà, rappelle Alexander Mackendrick dans le livre On film-making, l’écrivain joue à Dieu. Quand vous racontez une histoire, vous disposez de ce trop grand pouvoir d’être en mesure de tout faire et de tout savoir. Ainsi — et voici le point de départ de ma réflexion d’aujourd’hui — un bon auteur arrive à suivre en parallèle trois choses distinctes : ce qu’il sait, ce que chacun de ses personnages croit, et ce que l’audience croit — remarque Lisa Cron dans son livre Wired for Story.

Si vous écrivez vous-mêmes, vous mesurez sans doute les noeuds dans le cerveau que cela peut produire. Déjà, poursuit Mackendrick, l’auteur doit parvenir à s’extraire de sa propre identité confortable, de son point de vue. Ensuite, ajoute Lisa Cron, parce qu’il connait la vérité, lui auteur, il peut oublier que ses personnages l’ignorent. Et puis, ajoute-t-elle, chaque personnage ne connait qu’une portion de ce qui se passe vraiment — donc aucun ne sait ni ne croit les mêmes choses. Plus encore, lit-on cette fois dans un autre écrit de Lisa Cron, Story Genius, quand bien même on identifie ce que le personnage sait, on le connait tellement bien justement qu’on oublie parfois ce que le spectateur ignore de lui.

Dans À Couteaux Tirés, l’enquêteur et la famille héritière ignorent qui a commis le crime (voire croient à un suicide), l’aide-soignante Marta est convaincue d’être la coupable, le spectateur avec, et un petit-fils du défunt est le seul à se savoir coupable, juste suspecté par la gouvernante des lieux. Et puis, le film avançant, le spectateur et les personnages apprennent individuellement telle ou telle information, ressentent individuellement telle ou telle émotion.

Autre danger : quand le spectateur est correctement informé, ce-dernier risque au contraire de deviner trop facilement ce que l’auteur a prévu pour ses personnages et son intrigue, venant désamorcer tout l’exercice de narration — William Archer invite ainsi les auteurs à jouer de l’esprit collectif comme d’un piano, dans son livre Playmaking. Plus facile à dire qu’à faire.

Bref, autant d’occasions pour un scénariste de peiner à transmettre ses idées, ses envies, des émotions, depuis sa vision personnelle jusqu’au spectateur, en passant par les personnages qui les séparent, et ce au fil des péripéties.

Et encore, on oublie là le plus important. En fiction, le scénariste n’est pas vraiment le narrateur. Pour que l’expérience satisfasse, le spectateur lui-même doit se sentir en position de narrateur. Quand on voit un film ou une série, on a le sentiment de découvrir ce qui se passe, de connecter nous-mêmes les éléments, d’être actifs, de participer, d’être investis émotionnellement et intellectuellement. Cela implique deux choses pour les scénaristes. Premièrement, de faire passer le spectateur avant eux. Et deuxièmement, de faire passer le spectateur avant leurs personnages. Explorons ce que cela implique, avec notre sujet d’étude du jour : À Couteaux Tirés.

© Metropolitan FilmExport

LE SPECTATEUR AVANT LE SCÉNARISTE

Déjà, faire passer le spectateur avant soi, auteur. Cela implique de lui faire une petite place, de ne pas se garder toute l’histoire pour soi. Dans une interview rapportée par la chaîne YouTube Behind the Curtains, le scénariste-réalisateur Rian Johnson explique avoir renoncé à écrire un banal whodunit, bien que fan et inspiré de l’oeuvre d’Agatha Christie, car il s’agit trop souvent de garder le spectateur à l’extérieur, à l’écart, de lui donner à manger de temps en temps avec quelques indices dont il ne sait pas quoi foutre, avant de, finalement, daigner l’informer de l’histoire. On a vu dans l’épisode de CCR consacré au film Old Boy qu’il existait des façons de rendre un récit d’enquête plus ludique, le choix fait ici par Rian Johnson a été, de ses propres mots, d’injecter du thriller au deuxième acte. La problématique n’étant plus « qui est le coupable », mais plutôt « la coupable que le spectateur connait va-t-elle être découverte ? ». L’action n’est plus (ou plus seulement) rétrospective — on n’attend pas la fin pour remettre le puzzle dans l’ordre — mais bien présente : les indices risquent de mener à Marta à chaque instant, pour laquelle nous avons de la compassion puisqu’elle a commis le meurtre malgré elle, et que la victime elle-même, réalisant sa mort imminente et accidentelle, a tout mis en scène pour disculper Marta.

Rian Johnson explique, à divers micros, avoir structuré le film en fonction non seulement des personnages mais surtout de l’impact voulu sur le spectateur, et s’être assuré en projections tests de ce que les spectateurs interprétaient et comprenaient au fur et à mesure.

Donc, pour l’auteur, il convient de laisser une place au spectateur en amont, de penser à lui d’entrée de jeu. Cerne-t-il ce qui a de l’importance et ce qui n’en a pas ? Lui ai-je donné envie de s’intéresser, de s’investir ?

Mais deuxièmement, aussi, le spectateur doit passer avant le personnage — du moins, sur beaucoup de points, que je vous propose de parcourir maintenant.

LE SPECTATEUR AVANT LE PERSONNAGE

Déjà l’exposition. En effet, il peut être appréciable pour le spectateur de disposer de plus d’informations que les personnages. On parle d’ironie dramatique, j’y ai consacré un épisode de Comment c’est raconté en analysant le film Parasite. Dans À Couteaux Tirés, nous, spectateurs, en savons plus que l’essentiel des personnages, puisque nous savons vite Marta coupable, ce qu’ignorent presque tous les autres personnages. Et, comble de l’ironie, le personnage qui en sait le moins est l’enquêteur, puisque dans le premier acte nous constatons via les flashbacks combien les membres de la famille lui mentent sur les prétendues bonnes relations qu’ils entretenaient avec la victime à son décès. Certains se faisaient virer, déshériter, couper les vivres, mais tous prétendent au détective Benoit Blanc, joué par Daniel Craig, que tout allait pour le mieux. Je dis comble de l’ironie car, le plus souvent dans les récit d’enquête, l’enquêteur en sait aussi peu que nous, on est à ses côtés au milieu de personnages plus informés. Alors qu’ici, on en sait plus que lui, car au courant de la discorde familiale, et on en sait plus que la famille, car au courant que Marta a causé le décès malgré elle. Du coup, on anticipe, on s’implique, on se demande comment et quand Benoit Blanc arrivera à ses conclusions, et ce qu’il adviendra de Marta ainsi que de sa mère en actuelle situation irrégulière.

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Si le spectateur ne dispose pas de plus d’information que le personnage, il lui est appréciable de disposer d’au moins autant d’information que lui, ne serait-ce que pour le comprendre. Dans Wired for Story, Lisa Cron suggère en effet que l’audience soit toujours consciente du fil de pensée du protagoniste, sur tout ce qui arrive. Pour connecter avec lui et avec ses choix. Par exemple, j’ai régulièrement vécu une frustration à la lecture de scénarios, où des personnages se prennent la tête, pour ne révéler qu’en fin de joute pourquoi ils s’engueulent ainsi. « Tu ne m’as jamais aimé » « ça fait plusieurs fois que tu agis de telle façon », etc. Dans ce cas de figure, le spectateur est incapable de s’investir dans les conflits, comme quand on assiste à une engueulade dans la rue entre deux inconnus, et doit en attendre la fin pour enfin s’investir… mais trop tard, du coup.

Après l’exposition, autre point où lequel le spectateur prime sur le personnage : l’émotion. Vous connaissez peut-être l’adage « ce n’est pas parce que le personnage rit que le spectateur rit, et ce n’est pas parce que le personnage pleure que le spectateur pleure ». Si vous avez la main lourde sur le pathos, mais que le spectateur, lui, n’est pas triste — il peut se sentir forcé à le faire d’ailleurs, ce qui est inconfortable — bon et ben la scène est ratée. Dans À Couteaux tirés, le spectateur s’amuse de voir Ana de Armas — alias Marta — saboter en urgence les indices qui la trahiraient au rythme qu’elle les découvre, en présence du crédule Benoit Blanc. Nous, on rit, mais elle, non, chaque action est décisive et sous tension, du point de vue de son personnage. Aussi, quand on découvre les circonstances du décès du vieux Harlan, on a de la compassion pour lui, on est émus, à la fois par l’injustice de la situation — un bête échange de flacons par inadvertance, semble-t-il — mais aussi de le voir consacrer ses derniers instants à disculper Marta. On est émus pour lui, mais lui reste serein, digne, calme, et s’emploie d’ailleurs à calmer Marta, affolée par la situation. Il en va de même pour la peur : le trope des « scream girls » dans les films d’horreur des années 80 consistait à faire crier une jeune femme en détresse dans l’espoir que le spectateur partage son effroi par simple mimétisme. Invité dans l’épisode 476 du podcast Scriptnotes, Scott Franck remarque ainsi que le spectateur ne doit pas par exemple se dire « tiens, je suis censé être heureux devant cette scène », mais qu’il doit se sentir effectivement heureux.

Troisième point, le conflit. Et oui. Dans l’épisode de CCR dédié à cette notion, on détaillait la définition du conflit par Robert McKee issue de son livre Story, à savoir un fossé qui s’ouvre entre une attente et un résultat. Le personnage entreprend une action, s’attend à une certaine réaction de la part de son environnement, et cette réaction diverge de celle prévue. Et bien, ajoute McKee, le fossé s’ouvre aussi pour le spectateur. Quand on voit À Couteaux Tirés, comme devant n’importe quel whodunit, on cherche l’espace où une information nous a été dissimulée, on cherche le coupable. Du coup, quand au tiers ou quart du film, on apprend non seulement le mode opératoire — inversion des flacons — mais aussi le mobile — l’accident — ainsi que la coupable — Marta — et surtout quand on voit la victime se trancher la gorge elle-même, on se dit « mais merde, j’ai toutes les infos, là ». Je sais qui, comment, pourquoi, j’ai même vu la mise à mort, il n’y a plus rien à chercher, le film entrave notre anticipation à nous, et nous invite plutôt à voir comment Marta s’en sortira ou non. Plus tard, deuxième fossé entre notre attente et le résultat, et tandis que nous croyions nous-même l’enquête bouclée, qu’on avait baissé notre garde de spectateur, nous apprenons qu’elle ne l’était pas, bouclée, et que l’accident avait été intentionnellement orchestré par un tiers — le petit-fils Ransom, interprété par Chris Evans. Secouer le spectateur face à son anticipation est encore plus payant que de secouer le personnage.

Encore un autre point où le spectateur prime sur le personnage : l’arc, l’évolution. Dans son livre Construire un Récit, Yves Lavandier remarque que si quelqu’un doit grandir à l’issue du récit, c’est surtout le spectateur, et pas nécessairement l’un des personnages. Un récit peut indiquer la voie pour grandir, sans qu’aucun des personnages ne l’emprunte — c’est d’ailleurs souvent comme ça que les comédies fonctionnent, où les protagonistes victimes de leur bêtise reproduisent inlassablement les mêmes erreurs. Dans À Couteaux Tirés, les descendants du défunt sont tous entretenus par ce dernier, menés par leur égo, convaincus de leur mérite dans la société, aveuglés par l’appât de l’héritage. Une fois qu’ils apprennent être déshérités au profit de Marta, ils s’unissent mais dans l’égoïsme, et mettent tout en oeuvre pour faire pression sur l’aide-soignante, afin qu’elle abandonne le lègue à leur profit. Marta, elle, reste résolument intègre, et Benoit Blanc de même. Personne n’évolue, si ce n’est la confidente de Marta, la jeune Meg, mais qui n’évolue pas dans le bon sens car trahit et culpabilise Marta pour la pousser à rendre l’argent. Du coup, le spectateur lui-même, attristé d’assister à un spectacle aussi malsain et hypocrite, réalise combien le comportement des personnages n’est pas approprié à l’encontre de Marta, et combien ils ont cherché ce qui leur arrive. Pas besoin de montrer les uns et les autres réaliser leur cupidité — là encore, quand l’arc est grossier, le spectateur peut se sentir infantilisé, moralisé.

Ou alors, le personnage peut vivre une évolution, mais tout de même le spectateur le précède dans les révélations qui précipitent cette évolution — je pense à ce conseil donné par John Truby dans l’Anatomie du Scénario, où il suggère de fournir au spectateur la révélation décisive du personnage — son épiphanie — juste avant que le personnage n’en prenne conscience lui-même, en jouant du recul dont bénéficie le spectateur. Je pense à cette scène du film Soul où, tout de suite après avoir atteint son rêve de devenir jazzman, le protagoniste se sent con — alors, le spectateur réalise AVANT le personnage que faire carrière était un but superficiel qui ne suffirait pas à le combler de joie.

Cette question de priorité donnée au spectateur peut se jouer parfois à quelques secondes. Je me souviens d’un propos de Hans Zimmer dans une Masterclass en ligne, où il invite les compositeurs à laisser un bref instant entre une révélation à l’image et son accompagnement en musique, pour laisser le temps aux spectateurs de la comprendre par eux-mêmes.

Donc, laisser de la place au spectateur, c’est notamment le faire passer avant soi, auteur, et avant ses personnages.

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Pour autant, il serait dommage de sombrer dans une forme de clientélisme, de tout sacrifier pour ce qu’on croit satisfaisant pour le spectateur — c’est là tout l’exercice d’équilibriste du narrateur.

MAIS, PRÉSERVER SES PERSONNAGES

Déjà, les personnages : si le scénariste trahit leur caractérisation, leur cohérence, leur humanité, en les forçant dans une direction que le spectateur ne trouve pas naturelle, le spectateur perd son empathie, décroche, voit les coutures, et donc, on ne l’atteindra pas de toute façon. Car, oui, le personnage reste un intermédiaire clé et sensible pour permettre au spectateur de participer au récit. Pour revenir à cette problématique de quitter son point de vue d’auteur pour adopter celui de son personnage, Lisa Cron questionne les scénaristes : compte-tenu de ce que votre personnage croit vrai dans telle ou telle scène, comment agirait-il ? Je pense à cette scène d’À Couteaux tirés, dans le dernier tiers, où Marta se rend au rendez-vous fixé par un maître chanteur dans une laverie désaffectée, et qu’elle tombe sur la gouvernante, ligotée, intoxiquée, qui l’accuse d’être responsable de la mort d’Harlan. Marta pourrait s’enfuir, la laisser mourir, et, se croyant elle-même coupable du premier meurtre, risquer de se rendre manifestement coupable du second — c’est d’ailleurs ce qu’espérait le commanditaire de toute cette mise en scène, Ransom. Mais, conformément à sa bonté naïve et entière, Marta renonce à s’enfuir, ne cherche pas à sauver son innocence, à éviter les quiproquos, et appelle une ambulance pour sauver la gouvernante. Rian Johnson a ainsi écrit son scénario de façon à ce que justement, ironiquement, c’est en étant fidèle à elle-même, en ne cherchant pas à tout prix à se déresponsabiliser du meurtre d’Harlan, que Marta mène Benoit Blanc à découvrir qui se cachait depuis le début derrière tout ça. Marta ira même jusqu’à l’inviter à renoncer à l’enquête, à se livrer expressément comme coupable, par accident — là encore, sacrément original comme whodunit — mais toutes ces coïncidences ne feront qu’éveiller la perplexité du chevronné détective privé. Stephen King résume dans ses mémoires d’écriture, que son boulot d’auteur est de faire un sorte que les personnages se comportent d’une manière qui contribue à faire avancer l’histoire ET qui nous paraisse raisonnable en fonction de ce que nous savons d’eux. Justement, dans une interview accordée à la chaîne YouTube Gold Derby, Rian Johnson explique que le travail de scénariste est le même pour lui que ce soit sur un gros Star Wars 8 ou un « petit » À Couteaux tirés : ce qui compte est que les personnages engagent les spectateur. Oui, atteindre le spectateur est la finalité, mais le personnage reste le vecteur indirect, le fragile vecteur indirect, de cette interaction.

ET, PRÉSERVER LA VISION D’AUTEUR

Par ailleurs, en plus de préserver l’intégrité de ses personnages, le scénariste a également intérêt à préserver l’intégrité de sa vision d’auteur. George R.R. Martin résume assez bien la chose, interviewé dans le livre Wonderbook : l’écriture n’est pas une démocratie, les lecteurs ne choisissent pas la fin. En nous donnant le sentiment d’avoir trouvé le coupable d’À Couteaux Tirés, Rian Johnson s’expose au risque que nous nous désintéressions de son récit, à supposer que le virage au thriller ne nous emballe pas. Il pourrait alors chercher à éveiller nos soupçons, comme quoi l’enquête va revenir, avec des amorces de chainons manquants, mais non : jusqu’à ce que Marta avoue, le récit est pensé de façon à ce que nous soyons convaincus qu’elle soit effectivement coupable. Le scénariste éparpille à notre insu toutes les circonstances qui permettront de justifier qu’il y avait un « trou dans le donut”, comme le verbalisera enfin son personnage Benoit Blanc. Quand un scénariste opte pour un genre, une perspective, un thème, ou un quelconque choix artistique fort, il aurait tord d’y renoncer en cours de route au seul motif d’espérer garder le spectateur à bord.

Du coup : prioriser l’expérience du spectateur sur celle du personnage et de l’auteur, tout en préservant les personnages et la vision d’auteur ; et s’il y peut-être une chose qui vraiment passe à la toute fin en termes de priorité, on y revient toujours, c’est l’intrigue. De même qu’on peut tordre son intrigue pour l’ajuster à ses personnages et non l’inverse, on peut tordre l’intrigue pour l’ajuster au spectateur, et non, l’inverse.

L’INTRIGUE : PAS SI PRIORITAIRE…

Alors, ça peut paraitre contre-intuitif comme ça, car à priori tout le ludisme d’un scénario comme À couteaux tirés repose sur le jeu de piste invisible que dispose Rian Jonhson pour faire cavaler un réel coupable sans même qu’on ne suspecte son existence. Il y a des histoires de flacons inversés, de bilan sanguin substitué, de labo de toxicologie brûlé, de fenêtre dérobée à l’étage de la demeure, d’une témoin oculaire présumée sénile (l’arrière-grand-mère mutique), de Marta et Ransom qui font chacun un aller-retour dans la maison le soir du décès, du coup monté par Ransom pour faire croire que Marta a tué la gouvernante, etc. etc. C’est ficelé, tout ça, non ?

Alors oui, mais justement, ça l’est presque trop, ce n’est pas pour rien. Toujours dans la vidéo de la chaîne YouTube Behind the Curtains, Rian Jonson explique avoir en premier lieu réfléchi au spectateur et à ses personnages — c’est à dire à son dispositif d’une non-coupable qui s’ignore et à l’anticipation du spectateur qui en découle — pour ensuite échafauder en conséquence toute la situation, le contexte, les découvertes, l’intrigue de façon à préserver l’expérience du récit.

Plus encore, cette fois en interview pour Entertainement Weekly, le scénariste-réalisateur explique ne s’être même pas embêté à créer des fausses pistes artificielles. « Le spectateur se crée tout seul des fausses pistes dans sa tête », explique-t-il.

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Non seulement Rian Johnson a bricolé son intrigue pour satisfaire son dispositif ludique, mais je dirais même — et ça n’engage que moi — qu’il l’a sacrifiée un peu, son intrigue. Certes, elle est ficelée, sans incohérence trop manifeste, mais on arrive à un tel niveau de complexité, que le détective Benoit Blanc passe 20 minutes à la fin à détailler oralement tous les détails que nous avons manqués, et qui ont permis à Marta de se croire coupable sans suspecter quoi que ce soit, alors qu’elle ne l’était pas. Je parle de sacrifice car, pour reboucler avec l’introduction de cet épisode, l’idée dans une enquête s’avère quand même que le spectateur résolve l’affaire de son côté, qu’il participe. Or, laisser le personnage tout déballer oralement, c’est quelque part déplorer au spectateur : « bon, ce sera trop dur pour vous de reconstituer le puzzle tout seul, je vais le faire à votre place ». Rian Johnson fait passer la pilule avec la technique d’un personnage sceptique, Marta, auquel Benoit Blanc s’adresse pour ne pas que ce soit trop gros, pour donner l’impression qu’il ne nous parle pas à nous, qu’il argumente contre quelqu’un, mais le problème reste entier.

La réponse de Johnson est la suivante : son travail est que l’audience vive l’histoire comme un tour de grand huit, pas comme un exercice de maths. De nous donner un sentiment de simplicité même si le dispositif est complexe, de façon à ce que nous restions à bord. Et il termine, que selon lui, le plus important est que le spectateur passe un bon moment, qu’il ait deviné ou non l’issue de l’intrigue.

Et en effet, en y repensant, toute cette scène d’explication m’avait plutôt impliqué, un peu comme celle du film Shutter Island. Pourquoi ? Car nous ne l’attendions pas. En mettant au coeur de son récit un thriller à ironie dramatique où Marta doit sauver sa peau, Rian Johnson n’en appelle pas à notre patience, il ne fait pas comme dans les whodunit classiques, nous le disions, à disséminer quelques indices clairs. Du coup, le plaisir du spectateur ne vient pas du fait de reconstruire ou non lui-même le puzzle, mais de simplement constater combien ce puzzle était bien caché. Ce qui est satisfaisant pour le spectateur, espère Rian Johnson, toujours dans l’interview sur YouTube, est que le spectateur reconnaisse les amorces au moment du paiement final, peu importe qu’il les ait connectées ou non. Et en effet, me concernant, c’est ce qui s’est passé. En même temps, l’enquête est résolue pour moi, à ma place, mais en même temps, paradoxalement, j’ai le sentiment qu’on m’a pris en considération, qu’on a joué avec moi, qu’on n’a pas oublié qu’un spectateur assistait au film. Et tant pis s’il faut déballer soi-même la solution à l’équation tant pis s’il faut tordre son intrigue pour la rendre claire et fonctionnelle, quitte à inventer un syndrome chez la protagoniste où, quand elle ment, elle vomit — voilà, comme ça le spectateur n’ira pas s’imaginer que ce personnage manipule les autres ou quoi. C’est clair, elle est sincère. Et puis c’est rigolo, donc ça passe.

CONCLUSION

Pour conclure. Un scénariste a la tâche difficile de différencier ce qu’il sait lui de son histoire, de ce que chaque personnage croit, et de ce que le spectateur croit ; le tout au fil du récit. Sachant qu’une histoire fonctionne quand le spectateur s’implique comme s’il en était le narrateur lui-même, le scénariste a plutôt intérêt à lui laisser de la place, à prioriser l’expérience de spectateur sur l’expérience de scénariste ou des personnages — mais le tout, sans sacrifier sa vision ni ses personnages. À la rigueur, il est toujours possible de tordre son intrigue pour satisfaire tout le monde.

Je terminerai ainsi sur la question suivante : quel est le moteur d’une histoire ? Le but ? Le conflit ? L’enjeu ? Les personnages ? Leurs relations ? La réponse que je préfère est celle proposée par Philippe Barrière dans une interview pour la chaîne YouTube StoryTank : le moteur d’une histoire, c’est que celui à quoi la raconte y croit, et s’y engage.

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Fondu au noir pour ce 75e numéro de “Comment c’est raconté ?”, merci pour votre écoute, j’espère qu’il vous a intéressé !

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Je m’appelle Baptiste Rambaud, disponible sur Twitter pour répondre à vos questions, à vos réactions, et vous donne rendez-vous dans quatre semaines pour la 76e séance. Tchao !

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