Analyse du scénario de Des Hommes et des Dieux : le juste ton

Baptiste Rambaud
Comment c’est raconté ?
19 min readOct 17, 2021

CINÉMA — Analysons le scénario du film Des Hommes et des Dieux (2010) : de quoi son ton, son ambiance, son atmosphère, sont-ils faits ?

Comment définir la tonalité qui accompagne une histoire ?

Info : Cet article retranscrit un épisode du podcast “Comment c’est raconté ?”, disponible sur Youtube, Apple Podcasts, Soundcloud, Spotify et services de podcast par RSS.

Salut ! Et bienvenue dans ce 72e numéro de “Comment c’est raconté ?”, le podcast qui déconstruit les scénarios un dimanche sur quatre. Aujourd’hui, retirons-nous parmi des moines cisterciens, avec le drame français Des Hommes et des dieux, écrit par Etienne Comar et Xavier Beauvois, réalisé par ce dernier, et sorti en septembre 2010 au cinéma. Ce sera l’occasion pour nous d’observer l’importance du ton d’un film dans sa narration.

Un monastère perché dans les montagnes du Maghreb, dans les années 1990. Huit moines chrétiens français vivent en harmonie avec leurs frères musulmans. Quand une équipe de travailleurs étrangers est massacrée par un groupe islamiste, la terreur s’installe dans la région. L’armée propose une protection aux moines, mais ceux-ci refusent. Doivent-ils partir ? Malgré les menaces grandissantes qui les entourent, la décision des moines de rester coûte que coûte, se concrétise jour après jour… Récrit inspiré de la vie des Moines Cisterciens de Tibhirine en Algérie de 1993, jusqu’à leur enlèvement en 1996.

Je vous prie de prendre garde aux spoilers à venir.

LE TON, C’EST QUOI ? EUH…

Le ton d’un film est une donnée un peu énigmatique. Elle n’est pas rationnelle et concrète, contrairement par exemple à l’objectif du personnage, ou à son enjeu. Elle est par ailleurs diffuse, à travers chacun des aspects d’un film ou d’une série, à ne plus en savoir qui porte le ton comment, exactement. Ça me fait penser un peu à cette question du genre cinématographique, qu’on explorait dans CCR en analysant le film Last Action Hero, et où on se rendait compte qu’il est difficile à définir. Qu’est-ce qui fait un genre ? Qu’est-ce qui fait un ton ? Difficile à dire.

Pourtant, le ton au moyen duquel on raconte une histoire, n’est pas anodin. Pour le scénariste de Basic Instinct, Joe Eszterhas, le ton serait même encore plus important que la structure. Sans ton spécifique, le film ne marchera pas, lit-on dans son livre À la conquête d’Hollywood.

Il y a le ton ironique de Deadpool, le ton solennel des films avec Tom Hanks, le ton dépressif de Requiem for a Dream, le ton candide d’Onoda, le ton inquiétant des films d’épouvante, le ton glacial des films d’Haneke, le ton envoûtant de The Lighthouse, le ton intimiste de La Nuit Venue, le ton nerveux de Whiplash, le ton cynique de Kaamelott, ou encore le ton calme et apaisé du film Des Hommes et des Dieux.

Je ne sais pas si les mots que je choisis sont justes, je ne sais pas non plus s’ils suffisent à résumer le ton des oeuvres que j’énonce ; en fait, le terme de « ton » me semble un fourre-tout intuitif, une palette infinie de qualificatifs décrivant des attitudes, des atmosphères, des ambiances, des sentiments ou sensations, etc, que l’on attribue instinctivement — je me permettrais donc une sorte d’amalgame entre tout cela. Après tout, je qualifie Des Hommes et des Dieux de calme et apaisé, mais on pourrait parler pourquoi pas d’un ton de recueillement, d’un ton sage ou d’un ton bienveillant — tous ces qualificatifs traduisent bien, je trouve, l’humeur globale, l’atmosphère globale que dégage ce film.

Ainsi, je vous propose aujourd’hui de tenter d’y voir plus claire, pour faire la part des choses entre cette dimension insondable et si particulière du ton — après tout, deux films cyniques n’auront pas la même façon de l’être, chacune aura sa personnalité — et la partie un peu plus concrète, que nous allons étudier.

Tout d’abord, à défaut de définir de façon claire les différents types de ton et ce qu’il est, nous pouvons nous demander ce qui implique le ton d’un film ou d’une série. Quelles composantes du récit peuvent en définir le ton ?

EST-CE BIEN UNE AFFAIRE DE SCÉNARIO ?

Alors, la première réflexion qui vous viendra à l’esprit sera peut-être : mais est-ce seulement une affaire de scénario ? Le scénariste William Goldman remarque en effet, dans le recueil de témoignages Tales from the Script, que la qualité de l’écriture n’est pas ce qui fait fonctionner un scénario — entendons par là, la qualité littéraire d’un scénario. Et bien oui, au final, le ton sera donné… par le jeu des acteurs, par la lumière du chef opérateur, par l’univers du chef déco, par la mise en scène du réalisateur, par le design sonore du mixeur, et surtout, par la musique… Que vous écriviez votre scénario de façon neutre et descriptive, ou en y ajoutant un ton, rien ne garantit que ce dernier finira à l’image — quand bien même, à lire, ce serait plus immersif ou entrainant, je vous conseille la lecture par exemple du scénario original d’Oxygène, écrit en anglais par Christie Leblanc, narré avec un enthousiasme saisissant.

Le ton, dans un film ou une série, on l’associe le plus souvent à ce qu’on appelle la « patte » ou le « style », comme celle d’un acteur ou d’un metteur en scène — le terme de « couleur » revient souvent, pour qualifier ce qu’apporte un comédien au personnage. Un film avec Ryan Reynolds vous garantit par exemple un certain ton, un film réalisé par Tarantino, à part peut-être son dernier, pareil. Alexandre Astier explique par exemple écrire les dialogues sur mesure pour les acteurs. Et puis, remarque Robert Towne dans le livre The Craft of the Screenwriter, si certains scénaristes ont un style identifiable, il y a tellement de façon de les porter à l’écran qu’ils sont difficiles à établir. Donc d’accord, le ton ne vient pas forcément du scénario en lui-même. Mais quand on l’y trouve, où prend-il potentiellement racine ? Ce n’est pas qu’une question de ton littéraire des descriptions, évidemment.

DANS QUELLE SOURCE PUISER LE TON ?

Avant d’y avoir un acteur, il y a un personnage, et pour Viki King dans son livre Comment écrire un film en 21 jours, c’est ce personnage qui implique le ton du film. Dans le cas du film Des Hommes et des dieux, il est vrai que la sagesse et le calme qui caractérise les moines dénotent avec le chaos et la violence du contexte environnant. Or, le ton du film n’est pas celui du climat de guerre, mais celui des personnages. Le récit, est lent, posé, et met l’emphase sur le retour aux tâches quotidiennes après chaque séquence d’inquiétude. Le ton du film Zootopie, autre exemple, est celui de sa protagoniste solaire. Le ton raffiné de de la série Le Jeu de la Dame est celui de sa protagoniste qui l’est tout autant. Ici, on reboucle à mon sens avec la question de l’authenticité, traité dans Comment c’est raconté en analysant le film Mary et Max. L’ambiance du récit transpose, incarne l’authenticité du personnage.

Mais, concernant le personnage, le ton n’est pas qu’affaire de caractérisation. Il peut être aussi, plus précisément, affaire de perspective. La perspective depuis laquelle on écrit permet de cerner le ton, suggère le scénariste Scott Franck dans l’épisode 476 du podcast Scriptnotes. La question n’est plus seulement « qui sont vos personnages », mais « racontez-vous depuis leurs yeux » ? Dans Des Hommes et des Dieux, les deux scènes où le monastère est investi par les terroristes demeurent dans le ton du reste du film. Malgré la tension des péripéties, elles restent posées, lentes. La première fois, père Christian (incarné par Lambert Wilson) entreprend une négociation, un dialogue ; la seconde fois, ni cris ni fuites, les moines sont simplement escortés un à un, en marchant, vers un fourgon. Mais il y a UNE scène dans le film, chaotique, sanglante, violente, emprise d’un ton affolé, et c’en est une où les moines sont absents : il s’agit de la scène de tuerie. Puisque nous sommes essentiellement aux côtés des moines, le récit adopte leur perspective et du même coup leur ton sage et calme, tandis qu’en leur absence, on quitte leur perspective et du même coup le ton général du film.

Et puis, en termes de perspective, la question n’est pas seulement : « quel personnage suit-on dans cette scène ou dans ce film », mais aussi, « s’agit-il d’une perspective interne ou externe », autrement dit, voit-on le monde comme le personnage le voit, donc est-on dans sa tête, ou voit-on le monde du point de vue du narrateur, du scénariste ? (Je vous rapporte à l’épisode de CCR consacré au film Les Misérables, sur cette notion de perspective.) Prenez le film Uncut Gems : trépignant, hyperactif, qui semble aller dans tous les sens, parfois hystérique… Le ton du récit semble incarner la façon dont son protagoniste, lui-même, expérimente le monde, donc nous plonge dans sa tête. De même, avec le ton paranoïaque du film Bug, réalisé par William Friedkin, nous faisant éprouver la folie progressive des protagonistes. Un autre marqueur, plus évident, de recours à la perspective interne, est celui de la voix off. Dans son livre Écrire un Scénario, Michel Chion remarque que la voix off peut donner le ton du film. Si on prend la scène finale des Hommes et des Dieux, on entend en voix off père Christian lire sa lettre-testament, la voix posée et sereine, en paix, sur des images hivernales d’un monastère vide, puis des moines gravissant une montagne neigeuse comme s’ils entreprenaient leur propre chemin de croix, avant de disparaitre dans la brume. Ce ton très spirituel nous invite concrètement dans la tête des moines, au moyen de cette voix off, perspective interne de Christian — alors qu’en réalité, les moines ont fini décapités, et c’est sur une note-choc de chaos que le film aurait pu se finir.

Voilà pour la perspective interne, mais le ton peut aussi trouver racine dans une perspective extérieure aux personnages. Dans son livre Wired for Story, Lisa Cron suggère ainsi que le ton de l’histoire reflète comment l’auteur voit ses personnages. Dans ce cas de figure, le film ne traduit pas le monde tel que le personnage le voit, mais traduit le personnage tel que le scénariste le voit, ou souhaite le montrer — quand bien même cela dénoterait avec la caractérisation réelle du personnage. Dans ce cas de figure, le ton varie assez peu d’un personnage à l’autre, d’un moment à l’autre, on est sur une atmosphère présentée comme objective. Si on fait abstraction de la voix off à la fin des Hommes et des Dieux, j’ai l’impression que le reste du récit se présente plutôt comme extérieur. Dans les scènes décisives de débats entre les moines attablés, par exemple, ou dans les scènes de doutes individuels, les personnages sont expressément tendus, cherchent leurs mots, envisagent leur propre péril, confrontent leurs arguments, multiplient les gestes nerveux d’auto-contact, il y a là tout le terreau pour développement une narration interne psychologique et anxiogène. Mais non, le récit reste droit, digne, pudique, précède les personnages dans leur retour au calme, plutôt que de les suivre dans cette potentielle perte de contrôle. Le ton témoigne ici, à mon sens, du regard des auteurs sur la foi jugée invincible des protagonistes, en dépit de leurs doutes momentanés et de l’orage qui gronde.

Donc, la première source d’inspiration pour établir le ton d’un scénario est la caractérisation des personnages, en accord soit avec la perspective subjective (interne) soit objective (externe) du récit.

Plus en amont, le ton peut découler tout simplement, du moins en parti, du genre et du registre du scénario. Il va de soi qu’une comédie impliquera un ton davantage léger, où les mésaventures des personnages seront plutôt désamorcées que sanctionnées, et où les blessures ne seront jamais vraiment graves, comme dans les cartoons. De même, il va de soi qu’un thriller psychologique à la Black Swan favorisera un ton anxiogène et mystérieux, qu’une série B d’action favorisera un ton décomplexé, qu’un film familial adoptera un ton bienveillant, ou qu’un drame comme Des Hommes et des Dieux optera plutôt pour de la retenue, voire une certaine gravité. Après, comme toujours, on peut jouer avec. Jouer avec le genre, c’est aussi jouer avec le ton du genre. Des Hommes et des Dieux nous épargne le pathos exacerbé et le potentiel glauque de son histoire vraie, au bénéfice d’une tonalité plus proche de ses personnages, à savoir apaisés, relativisant la lourdeur émotionnelle inhérente à son intrigue et aux mésaventures des moines et de leur entourage.

Troisième foyer où forger le ton de son récit : son contexte. Car oui, reprend Lisa Cron toujours dans Wired for Story, le ton de l’histoire aide également à définir le monde dans lequel l’auteur lâche ses personnages. Autrement dit : l’endroit, l’époque ou encore le milieu social où l’histoire se déroule. Un scénario qui se déroule dans un monastère favorise, pourquoi pas, un récit plutôt calme et propice au recueillement, souvent même silencieux, sans dialogue ni musique extra-diégétique. De même ; le contexte de guerre civile des Hommes et des Dieux aurait pu donner lieu, on le disait, à un ton plus chaotique et anxiogène — mais ce n’est pas le choix que les auteurs ont faits.

Un film comme le Loup de Wall Street, qui nous plonge au coeur de l’hystérie incontrôlée du temple de la finance, contribue à justifier le ton irrévérencieux qu’il emploie. De même, le contexte à la fois exigüe, pressurisé et submergé du Chant du Loup, le tout dans un univers militaire, favorise un ton lui-même constamment oppressant.

Au delà de la tonalité choisie due au contexte du récit, il y a la tonalité induite par le contexte du narrateur. Chaque époque et pays de création a, quelque part, son style. Par exemple, la dernière série-phénomène Squid Game témoigne de la culture Sud-Coréenne, avec des personnages exacerbant leurs émotions, où le rire, la tristesse, la colère, la surprise et autres s’avèrent toujours très appuyés, quand bien même une séquence passe parfois bien vite de l’un à l’autre. En contraste, le cinéma britannique, qui plus est des années 50, impliquera un ton beaucoup plus en retenue, beaucoup plus subtil. Concernant Des Hommes et des Dieux, je ne suis pas sûr d’avoir le recul suffisant pour établir ce qui qualifierait le cinéma dramatique français de 2010, peut-être le caractère existentiel et torturé des personnages, très dans l’introspection. Mais ce ton induit par le contexte de création d’un scénario peut également être pastiché ou parodié à dessein, en conscience, et pas juste subi par défaut par les auteurs, comme l’a fait Jean-François Halin avec la Saga OSS 117 qui mime les vieux James Bond, où comme l’essentiel des films d’horreur de la fin des années 2010 vis-à-vis de ceux des années 80.

Enfin, Lisa Cron définit d’une manière générale le ton comme la façon de communiquer le thème, comme la forme que l’on donne au thème. Et c’est peut-être là, le support d’inspiration le plus englobant pour constituer la tonalité d’un récit. Qu’est-ce que je raconte, au fond ? Quelle est l’idée, le message, le propos ? Nous parlions, précédemment dans le podcast au sujet du film Faute d’Amour, de l’importance d’une construction dite « organique » d’un récit, où tous les éléments découlent d’une même intention. Et bien, le ton peut simplement s’inscrire dans cette continuité, sans chercher absolument à coller juste au contexte, juste au personnage ni juste au genre. Si le film Titane traite d’une certaine fluidité d’identité de genre, il se permet ainsi de jongler entre les tons, depuis des phases réalistes et froides vers d’autres expérimentales et oniriques. Si Tarantino désire sauver l’esprit des 60’s, il les représentera dans Once Upon a Time in Hollywood comme essentiellement empruntes de légèreté et d’insouciance. De même, on peut comprendre que Dupontel emploie un ton cruel et acide dans ses films pour dépeindre une société qu’il critique comme telle. Le thème des Hommes et des Dieux, à mon sens, rapporte à la puissance, et plus précisément à la puissance collective, de la sagesse permise par la foi. Sorte de force presque tranquille. La scène où cela m’a le plus sauté aux yeux, est celle où père Luc, interprété par feu Michael Lonsdale, soigne la plaie au visage d’une enfant. La scène s’ouvre en gros plan sur le visage tuméfié de l’enfant, mais tout de suite désamorcé par la voix posée, chaleureuse et rassurante de père Luc, dont le vocabulaire minimise la plaie, estime qu’elle est déjà sur la voie de la guérison, et voit ainsi au delà de l’aspect très graphique de la situation. Cette résilience acquise aux protagonistes, implique un ton toujours apaisé, même dans les scènes où tout appellerait à la panique. Ainsi, on le disait, les mésaventures n’auront jamais de conséquences pérennes sur le ton du récit, de même que leur emprise sur les moines demeurera contenue, limitée.

Pour résumer là-dessus, quelle qu’en soit la définition, le ton d’un scénario peut s’enraciner notamment dans ses personnages, dans la perspective adoptée, dans le registre et le genre, dans le contexte diégétique comme extra-diégétique, ou plus largement dans le thème.

POURQUOI LE TON ? À QUOI SERT-IL ?

Demandons-nous maintenant : à quoi cela sert-il ? Pourquoi un scénario devrait-il se préoccuper de sa tonalité, après tout ? Les intérêts que j’ai identifiés s’avèrent multiples.

En premier lieu, le ton permet de conditionner le spectateur à ce qu’on s’apprête à lui raconter. Il permet de provoquer une humeur, un « mood » diront les amateurs d’anglicismes. La grande lenteur de l’introduction des Hommes et des Dieux, faite de tâches quotidiennes simples et banales, de silences, et d’un chant a capella des moines à l’unisson, plonge émotionnellement le spectateur dans un climat harmonieux. Ainsi, le cinéaste David Lynch explique à Laurent Tirard, dans le livre Leçons de Cinéma, que le vrai pouvoir du cinéma ne réside pas dans le simple fait de raconter une histoire, mais plutôt dans la façon dont on la raconte, dans la façon que l’on a de créer un monde, une atmosphère ou une sensation dans lesquels le spectateur se retrouve immergé. Donc les états affectifs du spectateurs ne dépendant pas que de l’identification aux personnages, mais aussi, tout simplement, de la tonalité globale du récit.

Pour aller plus loin, le conditionnement du spectateur ne se limite pas à son humeur, poursuit Lisa Cron : le ton expose le prisme émotionnel à travers lequel l’auteur désire que le spectateur reçoive l’histoire. Disqualifier le pathos et la violence, pour les scénaristes des Hommes et des Dieux, c’est quelque part informer le spectateurs qu’ils n’auront pas leur place dans ce récit, qu’il n’en traitera délibérément pas. En ce sens, termine Lisa Cron, le ton est un moyen de concentrer l’attention du spectateur. Il permet aux auteurs d’accorder le spectateur avec la narration, de l’aligner sur la route qui se trace, de n’égarer personne. L’urgence et l’intensité de chaque scène que dégagent des films comme 120 battements par minutes ou Mommy, par exemple, focalisent l’attention et les émotions du spectateur sur la préciosité comme sur la précarité de l’instant présent. Le reste n’a pas tant d’importance, semblent nous dire ces films. Le ton nous dicte à quoi faire attention, sans nous donner le sentiment de le faire, termine Scott Franck, toujours dans l’épisode 476 du podcast Scriptnotes.

Mais le ton, ne sert pas qu’à conditionner le spectateur. Il est, par lui-même, un canal de narration indépendant, un outil pour raconter. En ce sens, il fait gagner du temps. La scène emblématique des Hommes et des Dieux qui me vient à ce sujet, est celle du Lac des cygnes. Les moines partagent un repas, en cercle, peu avant leur enlèvement et alors qu’ils sont tous définitivement d’accord à l’idée de rester. Ils partagent, en quelque sortent, leur dernier repas — pour rester dans la symbolique chrétienne. L’un d’eux lance la musique du Lac des cygnes, avant de rejoindre la table, et voilà nos protagonistes qui, sur cette musique, sans un mot, sans un geste ou presque, sourient, partagent des regards, entrent en introspection, et finalement partagent des larmes, et communient ainsi dans leur résilience. Par cette tension invisible, par cette tonalité émouvante pourtant basée sur une forme de statisme qui dure — le statisme n’est pas considéré comme cinématographique — le film nous présente le paroxysme de la complicité des personnages, où plus rien n’a d’importance en dehors de leur foi et de leurs convictions, et certainement pas la mort certaine qui les attend. Cette puissance-là n’aurait jamais été possible au seul moyen de mots, ou d’actions visuelles, à mon sens. Le « style », théorise Cocteau dans son livre d’entretiens, consiste à dire des choses compliquées de la manière la plus simple. Et bien je trouve, que le ton d’un récit remplit ici un rôle semblable à celui d’une symbolique, par exemple, notion que l’on traitait dans CCR à travers l’étude du film Taxi Driver. Quand on cherche à raconter l’interne, le non-mouvement, la pensée plutôt que l’acte, et bien le ton, le mood, l’atmosphère, sont de bons moyens de créer de l’émotion et du sens.

Un autre intérêt du ton propre à un film, quand on le retrouve dans l’essentiel de ses scènes, est celui de l’unifier, de créer comme un tout. Quand on prend Dune, réalisé par Denis Villeneuve, qui nous éparpille sur différentes planètes, différents enjeux politiques, différentes civilisations, différentes technologies inédites de science-fiction, et une multitude de personnages, le spectateur peut demeurer immergé, entre autres, grâce à l’homogénéité de cette tonalité empreinte de mystère, de solennité, d’incertitudes et de distance. On se retrouve immergé dans un univers cohérent, si vaste soit-il. Bon, après, j’ai conscience que peu d’entre nous auront la chance de voir un récit de science-fiction porté à l’écran, mais ça peut s’avérer aussi pratique pour des films à sketchs ou de longues séries, où l’unité de ton compense en partie l’absence d’une unité d’action, par exemple. Je vous rapporte à l’analyse de 3 Billboards, sur cette question des unités et des contrastes.

Mais quand le ton n’est pas unique sur la durée d’un récit, et qu’il évolue, le scénariste peut également en jouer, par exemple pour rendre sa narration plus humaine. En effet, remarque Michel Chion dans son livre Ecrire un Scénario, mélanger les tons, c’est la vie-même. Les touches de ruptures de ton permettent de dissimuler la dimension mécanique des récits, donc de les humaniser. La scène de tuerie dont je parlais dans Des Hommes et des Dieux, nous rappelle le monde violent dans lequel les personnages s’inscrivent. Ils ne sont alors pas des robots juste incapables de peur, genre apathiques, la terreur existe autour d’eux, et c’est en contraste avec elle que leur tonalité prend le pas, donc qu’elle est d’autant plus mise en valeur.

D’ailleurs, toujours dans cette idée de « donner de la vie », le ton est un bon moyen de personnaliser son scénario. Il faut être spécifique dans le ton, prévient Scott Franck, il permet d’éviter les descriptions génériques, et permet de passer d’un résumé de faits qu’on trouve par exemple dans un synopsis ou un traitement, à une incarnation spécifique de l’action. Le ton des Hommes et des Dieux est calme, serein, mais n’est pas par exemple naïf, ni assuré, il est empreint de doutes, de gravité, c’est tout un dosage. Peut-être est-ce dû aux limites de ma culture cinématographique, mais j’aurais du mal à vous citer un film qui reproduise la tonalité exacte des Hommes et des Dieux, avec lequel on pourrait le confondre. Ce n’est pourtant pas le premier drame français tiré de faits réels, ni le premier film spirituel qui baigne dans un milieu religieux, ni le premier film qui nage en guerre civile, et, justement, c’est peut-être à la croisée de tout cela que surgit la particularité du ton qui caractérise le film. L’autre exemple de ton inédit et original qui me vienne, est celui de Midsommar, à la fois très lumineux et très anxiogène, nous ballotant de l’un à l’autre comme une sorte de nausée émotionnelle, fascinante.

En somme, façonner la tonalité particulière de son récit permet de conditionner émotionnellement le spectateur, de raconter ce que l’action ne peut pas raconter, d’unifier, d’humaniser la narration, et enfin de personnaliser son scénario, pour qu’il apparaisse non seulement unifié mais aussi unique.

GARE AUX FAUTES DE TON

Maintenant qu’on a fait le tour de comment et de pourquoi forger le ton de son scénario, prenons garde. Aussi vrai qu’il s’agit d’une donnée difficile à définir, elle s’avère également difficile à manier. Parmi les principaux motifs de refus de projets de scénario, nous dit une étude d’un lecteur américain à laquelle je me réfère souvent, se trouvent la rupture de ton au troisième acte, et le pas que prend la forme sur le fond. Comprenons par là, qu’il n’est pas rare qu’à son climax, un récit se permette des ruptures de ton parfois trop invraisemblables pour être acceptées par le spectateur, ou que le scénario donne plus un sentiment d’exercice de style que d’histoire incarnée à travers son style. Donner de la vie, d’accord, mais comment doser ? A-t-on le recul là-dessus, quand on écrit ? Et oui, déplore Scott Franck, l’écriture méthodologique et mécanique est plus simple à faire marcher. Quand on prend Des Hommes et des Dieux, par exemple, on aurait pu craindre une certaine répétitivité dans la banalité de ses 20 premières minutes, ou un risque d’ennui du fait que les irruptions des antagonistes ne mettent jamais vraiment le récit en mouvement, comme la dramaturgie le recommanderait ; à chaque fois nos personnages réfléchissent, doutent, puis choisissent de poursuivre leurs actions quotidiennes, sur place. Si vous rajoutez à ça une tonalité lente et introspective, je dois admettre qu’à la lecture, j’aurais peut-être déprécié le scénario. Et pourtant, cette ambiance colle justement parfaitement à la forme narrative du récit, pour servir au mieux ce thème de la force de la foi, immuable face à l’adversité, soit-elle mortelle. Le style, estime Cocteau, c’est la plus haute pointe de l’inconfort. Non seulement l’auteur peut se planter, mais le producteur aussi, voire le spectateur, après tout.

En contrepoint, les scénaristes anxieux comme moi qui doutent de leur intuition et lui préfèrent la méthode, pourront se rassurer en lisant les propos de Lars Von Trier recueillis par Laurent Tirard, toujours dans le livre Leçons de Cinéma : « tout réalisateur travaille avec ses propres règles. D’autres appellent cela un style. ». Autrement dit, le style d’un film ou d’un auteur se travaillerait, comme tout, et ne serait pas qu’affaire d’intuition.

CONCLUSION

Pour conclure. S’il est difficile de définir exactement les palettes possibles de tonalités d’un scénario, on sait avec quoi le forger — les personnages, la perspective, le registre, le genre, le contexte, ou encore le thème — et on sait pourquoi le forger — pour conditionner émotionnellement le spectateur, pour raconter plus simplement et efficacement, pour unifier, pour humaniser ou encore pour personnaliser son récit.

Pour autant, et que le ton soit une affaire d’intuition ou de réflexion, il n’en demeure pas moins un outil sensible, fragile, et difficile à maîtriser.

Fondu au noir pour ce 72e numéro de “Comment c’est raconté ?”, merci pour votre écoute, j’espère qu’il vous a intéressé !

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