Analyse du scénario de Luca : le sens des noms propres

Baptiste Rambaud
Comment c’est raconté ?
23 min readSep 19, 2021

CINÉMA — Analysons le scénario du film Luca (2021) : comment les noms propres de ses personnages, lieux et objets sont-ils pensés ?

Nommer ses personnages ne devrait pas être une fatalité subie par les auteurs, mais plutôt un moyen de narration à mobiliser, parmi d’autres.

Info : Cet article retranscrit un épisode du podcast “Comment c’est raconté ?”, disponible sur Youtube, Apple Podcasts, Soundcloud, Spotify et services de podcast par RSS.

Salut ! Et bienvenue dans ce 71e numéro de “Comment c’est raconté ?”, le podcast qui déconstruit les scénarios un dimanche sur quatre. Aujourd’hui, sortons la tête de l’eau, avec le film d’animation familial américain Luca, écrit par Jesse Andrews, Simon Stephenson, Mike Jones et Enrico Casarosa, réalisé par ce dernier, et sorti en juin 2021 sur Disney +. Ce sera l’occasion pour nous, d’étudier comment les noms propres, dans un scénario, peuvent contribuer à l’histoire.

Dans une jolie petite ville côtière de la Riviera italienne, un jeune garçon, Luca, vit un été inoubliable, ponctué de délicieux gelato, de savoureuses pasta et de longues balades en scooter. Il partage ses aventures avec son nouveau meilleur ami, mais ce bonheur est menacé par un secret bien gardé : tous deux sont en réalité des monstres marins venus d’un autre monde, situé juste au-dessous de la surface de l’eau….

Avant de plonger dans l’analyse, je vous préviens : attention spoilers.

Oui, nommer ses personnages peut être une épreuve pénible, pour les auteurs, sorte d’étape obligatoire, où il est nécessaire de désigner et de différencier ses personnages. « Ah oui, c’est vrai, je dois leur donner un nom…».

Le jeu sur les noms propres m’a, personnellement, longtemps semblé une affaire de science-fiction, exclusivement. Dans ce genre de films, tout est à créer, les auteurs s’éclatent à développer un lore ; cela aurait d’ailleurs été plus simple pour moi d’étudier aujourd’hui Matrix ou Blade Runner. Et pour cause, les noms symboliques y sont à la fois plus répandus et plus acceptés par le public. Mais, avec le temps, j’ai ouvert un peu mon spectre, et dois admettre que, non, les noms propres signifiants ne sont pas qu’affaire de science-fiction.

L’ONOMASTIQUE

Dans son livre Ecrire un scénario, Michel Chion remarque que tous les auteurs, qu’ils le veuillent ou non, sont amenés à faire des choix « onomastiques ». Onomastique, c’est le nom que l’on donne à l’étude des noms propres. De même qu’un auteur touche un peu à la psychologie, à la sociologie, ou à la philosophie, il sera bien obligé de mettre ses mains dans l’onomastique quand viendra le moment définir le nom de ses personnages, mais aussi des villes, des communautés, ou encore des entreprises qui composent ses récits.

Alors, oui, les noms propres ne sont pas la matière narrative première des histoires, j’ai conscience qu’ils vont plutôt jouer un rôle secondaire. Mais, cela ne nous dispense pas de les étudier, après tout.

On va voir ensemble quelles sont les intérêts et limites des noms propres signifiants dans un scénario, ainsi que les façons qu’il y a de jouer avec, mais d’abord, je vous propose un tour d’horizon des approches onomastiques possibles.

Autrement dit : avec quoi un auteur peut-il composer les noms propres, dans ses scénarios ?

AVEC QUOI COMPOSER DES NOMS PROPRES ?

Le terrain de jeu le plus fertile, je pense, est celui de l’étymologie. « Comment qualifierais-je mon personnage, et existe-t-il un prénom qui signifie cela ? », se demande alors l’auteur. Le film Luca est truffé de jeux sur l’étymologie — je vous invite d’ailleurs à consulter l’article du site Screen Rant sur ce film, qui m’a beaucoup aidé. Commençons avec le protagoniste, Luca Paguro. Son prénom Luca signifie « lumière » ; ce qui colle bien à son caractère plutôt solaire, ou au fait qu’il soit attiré par la surface, d’où provient la lumière, et qu’il soit rebuté par les profondeurs, plutôt sombres. Ensuite son nom de famille, Paguro, signifie « bernard-l’ermite » en français, cet animal qui se cache dans sa coquille quand il se sent en danger. Et en effet dans un premier temps, du fait de son éducation, Luca Paguro est un enfant craintif et raisonnable, qui par exemple regagne sagement le foyer après avoir découvert la vie à la surface. Puis, au début de son amitié avec Alberto, Luca restera plutôt la voix de la sécurité, de la raison.

Passons au deuxième protagoniste, Alberto Scorfano. Alberto signifie « brillant », ce qui traduit plutôt bien la fascination qu’il provoque chez Luca à leur rencontre. Alberto connait bien le monde de la surface, qui ne lui fait pas peur, et s’y rend régulièrement — tout ce que Luca s’interdit, malgré sa grande curiosité. Quant au nom de famille, Scorfano, c’en est également un d’animal marin, cette fois à l’esthétique inquiétante, puisqu’il s’agit du « poisson scorpion ». Ainsi, ce mot servirait aussi à qualifier quelqu’un de moche. Alberto Scorfano, par son nom de famille, est ainsi renvoyé à son état de « monstre marin », chassé et méfié par les humains à la surface, notamment lors d’un pivot du film où il leur révèlera sa vraie nature.

La mère de Luca, prévenante et surprotectrice, s’appelle Daniela, prénom qui signifie « dieu qui juge ». Et en effet, elle s’octroie le droit d’envoyer son fils crécher dans les profondeurs chez son oncle pour le prévenir de rejoindre la surface, surface dont elle se méfie aveuglément.

L’étymologie peut aussi servir à faire un peu d’humour, d’ironie, puisque cet oncle de Luca, un poisson des profondeurs dont la principale caractéristique est sa stupidité, porte pourtant le nom d’Ugo, qui signifie « intelligent. »

Enfin dernier exemple Giulia, l’amie humaine des deux protagonistes, et son père, portent pour nom de famille Marcovaldo, dont le sens est : quelqu’un de puissant qui défend les frontières. En l’occurence, le père est un redoutable chasseur de monstres marins, qui défend les côtes de la ville, et la fille, s’évertue à défendre la ville des griffe de l’antagoniste Ercole, qui fait régner la peur chez les ados, qui se soumettent alors à lui.

Donc, un, l’étymologie. Deuxième source d’inspiration pour attribuer des noms propres, qui découle de la première mais que je préfère considérer à part : la mythologie. Là, on mobilise les dieux grecs, romains, égyptiens, les légendes, le folklore… et plus seulement, les racines latines ou autres des mots. Par exemple, l’amie humaine Giulia, dans Luca, signifie « fille de Jupiter », à savoir le dieu le plus important, qui règne sur les autres. Cela rappelle d’une part, qu’elle est la fille d’un personnage tout puissant (rappelez-vous la scène introduisant son père, intimidant, qui découpe des poissons à la chaine), mais aussi qu’elle aspire à cette même toute puissance, puisque Giulia ne désespère pas de détrôner l’antagoniste au concours annuel d’une sorte de triathlon local : nager, puis manger, puis pédaler.

Troisième matériau pour composer ses noms propres, bien plus trivial : l’évocation. Pour le coup, on quitte le côté interprétatif de l’exercice, pour un préférer un plus concret. Je parlais par exemple, dans l’épisode de CCR consacré au thème de la symbolique, de Paul Schrader qui a choisi de nommer « Travis » le protagoniste de Taxi Driver, car cela sonnait comme le mot « travel », et donc évoquait intuitivement une idée du mouvement, du déplacement, de l’errance. Dans Luca, quand le héros rejoint en secret la surface au début, il dresse une statue de pierres pour le remplacer, un genre de leurre pour faire croire à ses proches qu’il est toujours sous l’eau et non à la surface. Luca présente alors cette statue à ses poissons : elle s’appelle Smoka. Pas besoin d’étudier étymologiquement ce mot pour qu’il nous évoque « smoke », la fumée, cette construction est effectivement un écran de fumée — il me semble que ça se traduit littéralement, en anglais, « smoke screen ». Autre prénom évident : celui de l’intimidant père de Giulia, le poissonnier et chasseur de monstres marins : il s’appelle Massimo Marcovaldo. Là encore, pas besoin de parler italien pour que Massimo évoque « massif », qui pourrait très bien résumer la carrure du personnage.

On peut même aller au-delà de l’évocation, et s’en tenir aux sonorités seules. De même que les méchants dans les dessins animés ont des géométries parfois plus anguleuses tandis que les gentils ont des géométries plus rondes, plus douces, les méchants sont souvent affublés de noms rugueux avec des r, comme Jafar, Ursula, Cruella ou Scar, tandis que les gentils auront des prénoms plus doux avec des m, des b, des o, comme Baloo, Bambi ou Némo. Et puis, on peux mélanger les deux styles pour créer un personnage ambigüe, comme Baguerra, doux puis rugueux. Oui je cite du Disney, car ça reste une technique assez schématique, faut se l’avouer, mais n’oublions par qu’un nom propre provoque potentiellement une réponse émotionnelle chez le spectateur, à sa simple énonciation.

Et puis au pire, si la sonorité n’évoque rien, elle peut s’avérer tout simplement musicale, comme le « Silencio Bruno » que se répètent Luca et Alberto pour dépasser leur peur intérieure. De surcroit, petite couche d’étymologie, le prénom « Bruno » signifie « bouclier » — donc quand les personnages lui disent de se taire, ils s’en prennent à leur propre défense intérieure, leur propre bouclier, c’est à dire leurs peurs.

Quatrième source où puiser des noms propres : le monde réel. Tout simplement. Dans Luca, l’antagoniste s’appelle Ercole Visconti. Ce patronyme fait référence à la famille Visconti qui a régné d’une main de fer sur Milan au Moyen-âge, forte de son emprise sur la ville. En effet, dans Luca, Ercole règne sur la jeunesse du village depuis des années, indétrônable au concours local, et surtout faisant régner une peur à son égard.

Le village de la Riviera où se déroule l’action porte le nom fictif de Protorosso, mais qui s’avère inspiré du monde réel : il est d’une part la contraction de Portovenere et Monterosso, deux villages italiens réels, mais serait aussi un hommage au film des Studio Ghibli « Porco Rosso ». D’une pierre de coups. Je trouve intéressant ici, que les scénaristes aient non pas choisi une ville réelle comme Paris dans Ratatouille, mais créé une ville fictive dans un lieu pourtant réel et spécifique — La Riviera. Toujours dans son livre « Ecrire un Scénario », Michel Chion remarque ainsi qu’invoquer le nom d’une ville, c’est mobiliser toute l’Histoire de cette ville, tout ce que ce nom évoque. Ainsi, quand des scénaristes désirent développer leur propre contexte, leur propre univers, sans que le réel ne le contamine ou ne s’y impose, ils peuvent choisir de ne pas ancrer leur intrigue dans une ville réelle, voire de ne carrément pas nommer la ville, comme dans le film Se7en.

À l’inverse, le film Luca comporte un nom propre issu du monde réel que les scénaristes choisissent d’employer : celui de la Vespa. En faisant de cette moto l’idéal des deux protagonistes, le film invoque l’imaginaire associé à la marque Vespa : l’idéal romantique, la créativité italienne, mais surtout la liberté et l’indépendance. Certes, dans un film américain qui se passe en Italie, on peut trouver cliché d’employer la Vespa comme symbole, mais d’un point de vue thématique, ce choix prend tout son sens. Luca a effectivement soif de liberté, loin des profondeurs marines qui l’ennuient ; donc convoquer l’imaginaire du spectateur associé à la marque réelle Vespa a du sens ici.

Et puis, dernier exemple de nom propre tiré du monde réel qu’on trouve dans le film Luca : celui du chat de Giulia et Massimo, expressément hostile et suspicieux à l’égard des protagonistes Luca et Alberto, dont il devine la réelle identité. Ce chat s’appelle Machiavelli. Un nom faisant référence à la personnalité historique réelle, Machiavel, duquel découle le qualificatif qui ici fonctionne par simple effet d’évocation : machiavélique.

Cinquième outil de création de noms propres : la sociologie. Un nom permet par exemple de témoigner d’une origine — en l’occurence, tous les noms propres du film Luca, prénoms comme patronymes, sont italiens. Même les noms propres réels dont ils proviennent, sont eux-mêmes italiens, on parlait de Machiavel, des Visconti, de la Vespa. Toujours sur l’origine, nous disions que les deux protagonistes portent un nom de famille faisant référence à un animal marin, les rapportant à leur milieu géographique d’origine. Le prénom peut aussi témoigner d’une identité de genre : prénoms féminins, prénoms masculins, et pourquoi pas prénoms androgynes. Aussi, toujours sur le plan de la sociologie, Michel Chion remarque que les américains aiment bien employer les noms de famille pour témoigner de l’appartenance à une communauté, par exemple juive, ou musulmane ou catholique.

À ce stade de l’analyse, il est intéressant, je trouve, de réaliser combien le seul nom du protagoniste Luca Paguro, est chargé de sens. Il témoigne, à l’évidence, d’un genre (masculin), mais aussi d’un milieu géographique (la mer, par son patronyme de crustacé), d’un milieu culturel (l’Italie, par la consonance du prénom), d’une éducation protectrice et anxiogène (la coquille du bernard-l’ermite) ou encore d’un caractère solaire, et de son attrait pour le monde lumineux de la surface (étymologie du prénom Luca).

Enfin, sixième moyen qui me vienne d’attribuer des noms propres dans ses scénarios, et qui n’est pas le plus créatif : celui de la fonction. Quand le nom propre est tout bêtement une fonction. Je pense au « Protagoniste » de Tenet — oui, c’est son nom — ou autres films qui jouent sur des noms de codes, genre Réservoir Dogs avec chacun une couleur, Mr Pink, Mr. Blue, etc.

Etymologie, mythologie, évocation, sonorité, monde réel, sociologie et fonction, tels sont quelques matériaux de base avec lesquels vous pouvez forger les noms propres dans vos récits, et qu’il est donc possible de combiner. À vous de voir ensuite, si vous souhaitez ou non unifier votre réseau de personnages, en les nommant selon une même logique — par exemple, que tous les prénoms soient issus de la mythologie, ou, en l’occurence dans Luca, que tous les prénoms soient italiens. Vous pouvez aussi penser à des unifications par petits nombres de personnages, comme un mini-réseau dans le réseau global. Alberto Scorfano et Luca Paguro ont tous deux un nom de famille d’animal marin nous disions mais pas les autres, ce qui les fédère d’une certaine façon. Par ailleurs les acolytes de l’antagoniste, Cicco et Guido, marchent comme une paire, et ont de leur côté un jeu sur la sonorité qui les lie : leur prénoms ont le même nombre de syllabes et comptent deux rimes.

QUEL INTERET AUX NOMS PROPRES SIGNIFIANTS ?

Maintenant que l’on a donné du sens aux noms propres, quels sont leurs intérêts ? En premier lieu, je dirais de contribuer à la caractérisation d’un personnage. Un nom propre chargé de sens permet de définir, de préciser, d’amorcer un personnage, notamment en ce qui concerne l’aspect sociologique, comme on l’a vu.

Et puis, ces noms propres ancrent le récit dans un lieu, mais aussi dans une époque. On ne porte pas les mêmes prénoms aujourd’hui que dans les années 50. Après, me direz-vous, ces deux intérêts de caractériser le personnage et d’ancrer le contexte, ne sont pas si importants, puisque le plus souvent, les noms propres miment ou appuient ce que l’action exprime déjà. Massimo, on voit bien qu’il est massif, Luca qu’il est solaire, que la Vespa est un idéal de liberté, que le village en est un d’Italie… Le jeu sur les noms propres n’est pas en ce sens pas primordial.

Alors oui, mais il existe un intérêt supplémentaire, qui à mon sens rend importante cette composition de noms propres adaptés et signifiants : celui de particulariser. En effet, les lecteurs professionnels de scénarios voient défiler des caisses et des caisses de récits, avec des caisses et des caisses de noms propres. Quand les scénaristes en choisissent des par défaut, on tombe sur les mêmes éternels Paul, Chloé, Léa, Pierre, Jean, et sans nom de famille, bref, des prénoms archi-répandus et du coup — je m’excuse pour ceux qui les portent — qui impriment moins, du fait de leur apparente banalité. Alors qu’un Hubert Bonisseur de la Batte, un Forrest Gump, un Jaquouille, un Cruchot, un Ivan Drago, une Beatrix Kiddo, une Nikita, une Bridget Jones, ou encore une Tatie Danielle, bah ça imprime. Evidemment, tous les styles de films et de séries ne se prêtent pas à des noms iconiques, mais sans aller jusque là, le simple fait de particulariser un prénom, de simplement sortir des premières idées venues, permet de quitter le sentiment de commun, de quelconque, d’éviter que le nom ne glisse sur le spectateur.

Après… tout dépend du rapport que vous souhaitez que le spectateur entretienne avec votre personnage. Dans une vidéo pour la chaîne YouTube StoryTank, l’essayiste Olivier Pourriol différencie deux types de personnage : celui de proposition, et celui de projection. Le personnage de proposition a une gueule, il est une incarnation, et il s’accompagne volontiers, du coup, d’un nom marquant, iconique. Tandis que le personnage de projection, est celui dans les chaussures duquel le spectateur est invité, et donc qui sera campé par un acteur ou une actrice aux traits moins marqués, au physique souvent normé, et portera plus aisément un prénom commun, le tout pour faciliter la capacité de n’importe quel spectateur à s’y projeter. Souvent, dans les films un peu schématiques ou de la vieille école, l’antagoniste et les seconds rôles ont une gueule, une personnalité, là où le protagoniste ne brille pas par son charisme — je pense, au hasard, à Dune de Denis Villeneuve, tout en insistant que je parle bien des personnages et pas des acteurs, je ne me permettrais pas. Luca de Pixar n’échappe pas à cette tendance, avec un prénom assez banal finalement pour les protagonistes sympathique Giulia ou Luca — juste, la prononciation italienne leur confère une forme d’exotisme — tandis que l’excentrique Alberto, l’intimidant Massimo, le suspicieux Machiavelli, et l’irritable Ercole portent des prénoms un peu plus atypiques, un peu plus particuliers, dirons-nous.

Donc ces noms propres particuliers, en plus de contribuer à ancrer le contexte spatio-temporel, et à caractériser les personnages, permettent tout simplement aux spectateurs de mieux imprimer, identifier et différencier ces personnages.

QUELS RISQUES, À BRICOLER LES NOMS PROPRES ?

Cela dit, il y a quelques limites à ce jeu sur les noms propres. Comme nous le disions au sujet de Taxi Driver, une symbolique trop grossière semble vite ridicule — si ce n’est dans un film familial, ou de science-fiction. N’allons pas appeler Dionysos le personnage fêtard d’un film réaliste qui se passe de nos jours. Denis suffira, par exemple.

Par ailleurs, la signification du nom d’un personnage peut opérer une forme de déterminisme, de fatalité, comme enfermer le personnage dans un diagnostic rigide, trahissant l’absence d’évolution du personnage. À moins que, justement, vous n’en jouiez, comme Luca qui s’émancipe de son côté bernard-l’ermite (Paguro) et d’Alberto qui brise la barrière de cette prétendue monstruosité du poisson-scorpion (Scorfano). Et ce que je trouve intelligent dans ce cas précis, est que ce sont leurs noms de famille qu’ils font mentir, et non leurs prénoms. Autrement dit Luca et Alberto défient leur héritage, et non leur individualité.

Plus que de contraindre le personnage dans son évolution, un nom propre trop évocateur peut aussi l’appauvrir dans sa caractérisation, en le réduisant à un attribut ou à un tempérament. Mais, là aussi, à moins que vous n’en jouiez pour surprendre le spectateur : le personnage de Massimo dans le film Luca, potentiel antagoniste que le prénom enferme dans son image d’armoire à glace brutale et intimidante, se révèlera par exemple porter un coeur d’or et aider les trois amis dans leur aventure. Cela déjoue le côté réducteur de son prénom, qui le résumait à son aspect physique.

Enfin, il y a la limite technique de la prononciation, de l’élocution. Par exemple les lecteurs de scénarios se plaignent des personnages dont les prénoms riment, ou commencent par la même lettre, alors difficiles à différencier à la lecture, dans le flux des dialogues. Par ailleurs, le réalisateur de Luca, Enrico Casarosa, explique avoir choisi le prénom Luca car il est facilement prononçable pour le public américain — premier public du film, ne l’oublions pas.

Donc, pour résumer sur les mises en garde, quand un scénariste s’amuse à composer des noms propres, il vaut mieux rester attentif à leur caractère parfois grossier, ou déterministe, ou réducteur, ou encore à leur prononciation — à moins, justement, dans chaque cas, d’en jouer.

Et bien parlons-en, tiens, de jouer des noms propres. Ils ne sont pas qu’une étiquette collée sur un élément de l’histoire. Ils peuvent s’inscrire dans une dynamique.

QUAND INTRODUIRE UN NOM PROPRE ?

À commencer par… leur introduction au spectateur. Michel Chion prévient de ne pas négliger le choix du moment où l’on signifie au spectateur le nom d’un personnage. De même qu’avec n’importe quel élément d’exposition nécessaire à la compréhension de l’histoire, le scénariste devrait réfléchir au timing idéal pour dévoiler les noms propres, dans ses projets.

Le cas le plus intuitif, c’est d’introduire le nom du personnage ou du lieu ou de l’objet dès son apparition. Au début de Luca, quand le jeune berger — car oui, Luca est un genre de berger pour poissons — rassemble ses poissons, il les nomme l’un après l’autre au rythme où on les découvre. Mais cette technique d’énonciation « sur le champ » peut être aussi une façon de prendre de court le spectateur, comme lorsque nous est présenté le personnage d’Ugo, qui sort de nul part, à l’instant même où l’on annonce à Luca que cet oncle va l’héberger dans les profondeurs.

Le deuxième timing, plus efficace et « impactant » diraient les professionnels de la communication, consiste à ne livrer le nom propre au spectateur qu’à la fin de l’entrée en scène mémorable de l’élément. Dans Luca, l’antagoniste Ercole débarque sur sa magnifique Vespa, fait un tour de piste impressionnant sur la place du village, puis terrifie les deux protagonistes après que Luca a failli faire tomber la Vespa, pour enfin livrer son prénom. Alberto, le pote de Luca, ne se présente à lui (et donc au spectateur), qu’une fois que Luca daigne le suivre à la surface et marcher ses premiers pas sur un sol dur. Entre temps, la témérité d’Alberto a capté l’attention de Luca, et du spectateur, sans que nous ne connaissions son prénom. Cette technique répond à l’importance de ne donner de l’exposition au spectateur qu’au moment où LUI la demande, pour ne pas la lui jeter au visage — je vous réfère à l’épisode de CCR consacré aux Gardiens de la Galaxie, sur le sujet de l’exposition en particulier. Les vidéos d’interview sur les réseaux sociaux, avec un court extrait accrocheur suivi de la présentation du locuteur, jouent de cette dynamique où l’on accroche avant de se présenter.

L’introduction du nom propre au spectateur peut ainsi être retardée parfois jusqu’à la fin du film. Le ou la scénariste patiente alors jusqu’au moment où cette annonce aura à son sens le plus d’impact. Souvent, c’est parce qu’il s’agit d’une révélation suite à une enquête ou à un mystère, comme dans les films judiciaires. Parfois, c’est simplement pour le côté cool de la punchline, comme quand Daniel Craig se présente à la fin seulement de Casino Royal, premier des James Bond dans lequel il a joué.

À l’inverse, il est possible d’introduire un nom propre au spectateur avant même l’apparition de l’élément auquel ils réfère. Dans son livre On Film-making, Alexander Mackendrick déconseille cette technique, car, pour lui, les noms de personnages n’ont de valeur pour le spectateur qu’une fois ces personnages vus à l’écran. C’est vrai que, si on vous lance des noms sans que vous ne voyiez les personnages, non seulement vous ne les retiendrez pas forcément, mais en plus il y a moins de chances que vous fassiez le lien une fois que le personnage apparait effectivement. De plus, cela implique que l’élément introduit soit décrit oralement, donc que le récit troque de l’action caractérisante pour de la description dialoguée, potentiellement barbante. Cela dit, nommer un élément avant même son apparition peut avoir un effet d’amorce assez jouissif. Je pense aux films de Tarantino, où un personnage prévient de l’extrême violence d’un autre, avant que cet autre personnage n’apparaisse, cela crée comme une attente chez le spectateur, un pré-frissonnement. Le nom alors précède le personnage tout comme sa réputation le précède. Et puis, c’est aussi un moyen de surprendre le spectateur, notamment en comédie : on annonce la présence d’un terrible personnage, qui en fait se révèlera inoffensif.

COMMENT INTRODUIRE UN NOM PROPRE ?

Après s’être posé la question de quand introduire un nom propre, vous pouvez vous demander comment introduire ce nom propre. Souvent, un personnage se présente au spectateur alors même qu’il se présente au protagoniste, ou qu’un autre le présente au protagoniste : par exemple Ercole et Alberto, dans Luca. Et puis, dans un film bon enfant comme Luca, les personnages se nomment en se saluant : « bonjour monsieur truc », « bonjour madame machin », et il se voit répondre « bonjour Luca ». Mais, dans la réalité, on n’énonce pas le prénom de nos interlocuteurs quand on est seul avec eux, donc les films plus réalistes doivent trouver d’autres techniques pour délivrer les noms propres. Et puis surtout, on peut être plus original que cela.

Ainsi, dans l’épisode 291 du podcast Scriptnotes, le scénariste John August a proposé quelques façon réalistes d’introduire des noms propres au spectateur. Il y a la technique de la conversation de groupe : en groupe, des personnages sont contraints de se nommer pour indiquer à quel autre ils s’adressent. Sinon, présenter visuellement un nom propre écrit, par exemple un badge, dans Shaun of The Dead, ou un panneau d’entrée dans une ville, ou l’enseigne d’un bar. Il y a aussi la technique de l’annonce : dans un cours, ou dans une salle d’attente, ou à la réception d’une entreprise, c’est au tour du personnage et on prononce alors son nom. Une autre technique encore, est celle du téléphone : un personnage se présente en passant un coup de fil, ou en en recevant un (mais dans ce second cas, pour le coup, on ne ne le fait pas en France, on répond juste « Allo »). Et il y a aussi cette technique dont on parlait à l’instant, où deux personnages évoquent un troisième qui, lui, est absent.

Je présume qu’il existe encore pas mal d’autres techniques, retenons qu’il est possible pour un scénariste de jouer sur le moment et sur la façon dont il livre un nom propre au spectateur. Là encore, il ne s’agit pas que d’une étape obligatoire, mais bien d’une opportunité de narration ludique et originale.

NOMS PROPRES ET SURNOMS : TÉMOINS D’UNE RELATION

Deuxièmement, sur cette question de la dynamique des noms propres, il est également possible d’en jouer pour témoigner de la nature d’une relation entre deux personnages — et donc pas seulement pour caractériser un personnage tout seul.

Par exemple, prenons le cas des surnoms. L’antagoniste Ercole appelle Giulia « Vomilia » pour moquer son échec au dernier concours du village, et nomme Luca « Piccoletto », qu’on pourrait traduire par « petit gars », traduisant un regard de condescende porté sur le protagoniste. Plus souvent, le surnom permet de témoigner d’une familiarité entre deux personnages, notamment dans une langue comme l’anglais où la distinction vouvoiement/tutoiement n’existe pas. Le père de Giulia la surnomme par exemple Giulieta. Toujours sur la dynamique des noms propres témoignant de la nature de relations entre les personnages, je pense à cette scène de Luca où Giulia barre son propre prénom à l’intérieur d’un de ses livres d’astronomie, qu’elle remplace par celui de Luca, au moment où elle le lui offre. Enfin, je pense au fait que personne ne livre le patronyme des deux acolytes de l’antagoniste, Ciccio et Guido, tandis que l’essentiel des personnages même secondaires en ont un, privant ces deux personnages d’une identité propre, car réduits à des sous-fifres d’Ercole Visconti auxquels ils sont dévoués malgré eux.

Plus que de témoigner de la relation entre les personnages, le jeu sur les noms propres peut aussi, dans les récits qui s’y prêtent, nous plonger dans la perspective d’un seul personnage, nous faire voir et interpréter les choses comme lui les voit et les interprète. Je pense aux Rois Mages des inconnus, qui comptent l’argent en McDonalds, ou au protagoniste de The Father, qui mélange les prénoms de ses interlocuteurs au rythme que sa mémoire lui fait défaut.

Donc, une fois les noms propres attribués, on peut les dynamiser en jouant sur le moment et sur la façon dont on les introduit, on peut aussi jouer sur la façon dont les personnages les emploient pour témoigner de relations et de perspectives particulières, et, enfin, on peut faire évoluer ces noms propres dans l’histoire à but thématique — le plus souvent lié à l’identité.

L’ÉVOLUTION DU NOM DES PERSONNAGES

Ainsi, toujours dans son livre, Manuel Chion présente trois cas de figure. Il y a le personnage qui est appelé par son nom de famille tout du long, pour à la fin du film gagner un prénom. Par exemple Ripley à la fin d’Alien 3, qu’on nomme enfin par son prénom Ellen, gagne alors une forme d’individualité ; elle existe comme personne et plus seulement comme figure ou icône.

Il y a, deuxièmement, le cas du personnage qui n’avait qu’un prénom, et qui se découvre ou choisit un nom de famille. L’exemple le plus évident étant la saga Star Wars, et notamment le dernier volet où Rey découvre son nom de famille, puis choisit d’en changer.

Il y a aussi la quête d’identité totale, où le personnage n’a ni son nom de famille ni son prénom, et qu’il doit les retrouver tous les deux, par exemple l’agent 47 de Hitman, et son code-barre.

Enfin, troisième cas de figure évoqué par Chion : le personnage, à l’inverse, doit renoncer au cours de l’action à son nom ou à son prénom. Par exemple les soldats au début de Full Metal Jacket, qu’on réduit à des surnoms humiliants au rythme qu’on leur lave le cerveau, signifiant qu’ils passent d’individus à machines de guerre sans existence propre. À la fin de Luca, on retrouve un dispositif dans cette veine : quand les trois amis gagnent la course sous la pluie à la fin, Alberto et Luca révèlent malgré eux à tout le village leur vraie nature d’animal marin. Jusqu’ici, on les nommait par leurs prénoms, mais d’un coup, les villageois les prennent en chassent et les traitent de « monstres marins » — ils perdent ainsi leur identité et deviennent une généralité, une espèce animale. Leur amie humaine commune Giulia se met en travers et, ému de la voir faire, le père de celle-ci rectifie : ils ne sont pas des monstres marins, ils sont Alberto et Luca. Massimo rend donc aux deux protagonistes leur individualité qu’on s’apprêtait à leur enlever.

Et puis je rajouterai un quatrième cas de figure qui me vient, sur la symbolique de l’évolution des noms propres : celui d’un personnage qui choisit de faire cohabiter sa réelle identité avec son nom fonctionnel, plutôt que d’abandonner l’un ou l’autre. C’est le cas de Tony Stark, qui révèle être Iron Man dans le premier film éponyme. Il choisit d’assumer la cohabitation de ces deux identités, sans délaisser l’une ni l’autre.

RÉSUMÉ DE L’ÉTUDE

Pour conclure cette étude. Il existe pour les scénaristes plusieurs ressources permettant d’attribuer des noms propres dans un scénario, parmi lesquelles : l’étymologie, la mythologie, l’évocation, la sonorité, le monde réel, la sociologie ou encore la fonction de l’élément nommé. Ces ressources peuvent être combinées pour forger un même nom propre, et le recours à une seule de ces ressources pour nommer plusieurs éléments permet de les unifier, de les mettre en relation. Donner du sens aux noms propres permet de caractériser ses personnages ainsi que d’ancrer le contexte dans lequel ils évoluent, mais permet également (si on le souhaite) de particulariser ses personnages, afin de les rendre plus marquants. Quand on donne du sens aux noms propres, il conviendra de rester attentif à leur caractère parfois grossier, ou déterministe, ou réducteur, ou encore à leur prononciation — à moins, justement, d’en jouer. Une fois ces noms propres établis, l’auteur peut jouer de leur dynamique, en choisissant quand et comment il les introduit au spectateur, mais aussi en faisant apparaitre, disparaitre ou évoluer des noms propres au court du récit. Cela, permettant notamment de signifier la nature d’une relation entre deux personnages, ou de marquer un tournant thématique relatif à l’identité.

Voilà ! Comme à chaque épisode, je ne prétends pas DU TOUT avoir fait le tour de ce vaste sujet, il était surtout important pour moi aujourd’hui de rappeler que l’attribution des noms propres peut être un véritable terrain de jeu créatif, si étriqué semble-t-il, plutôt que d’être subi comme un passage obligatoire pour les scénaristes.

Fondu au noir pour ce 71e numéro de “Comment c’est raconté ?”, merci pour votre écoute, j’espère qu’il vous a intéressé !

Retrouvez tous les liens du podcast sur ccrpodcast.fr, dont Facebook, Insta’, Spotify, tout ça, mais encore et surtout Apple Podcasts : pour ce-dernier je vous invite à laisser 5 étoiles et un commentaire — c’est très im-por-tant pour le référencement du podcast, podcast dont l’habillage musical était signé Rémi Lesueur je le rappelle, et l’heniheptaconta-remercie.

Je m’appelle Baptiste Rambaud, disponible sur Twitter pour répondre à vos questions, à vos réactions, et vous donne rendez-vous dans quatre semaines pour la 72e séance. Tchao !

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