Analyse du scénario de Mary et Max : l’authenticité

Baptiste Rambaud
Comment c’est raconté ?
20 min readMay 30, 2021

CINÉMA — Analysons le scénario du film Mary et Max (2009) : que permet et requiert l’authenticité de ses personnages ?

L’authenticité est-elle l’ingrédient magique de la fiction ?

Info : Cet article retranscrit un épisode du podcast “Comment c’est raconté ?”, disponible sur Youtube, Apple Podcasts, Soundcloud, Spotify et services de podcast par RSS.

Salut ! Et bienvenue dans ce 70e numéro de “Comment c’est raconté ? », dernier de la quatrième saison du podcast qui déconstruit les scénarios un dimanche sur quatre. Aujourd’hui, sortons les enveloppes et les timbres, avec la comédie dramatique d’animation australienne Mary et Max, écrite et réalisée par Adam Elliot, et sortie en septembre 2009 au cinéma. Ce sera l’occasion pour nous d’explorer la fragilité des films qu’on dit « authentiques » ou « sincères ».

Sur plus de vingt ans et d’un continent à l’autre, Mary et Max raconte l’histoire d’une relation épistolaire entre deux personnes très différentes : Mary Dinkle, une fillette de 8 ans joufflue et solitaire, vivant dans la banlieue de Melbourne, en Australie, et Max Horowitz, un juif obèse de 44 ans, sujet au syndrome d’Asperger et habitant dans la jungle urbaine de New York.

Puisqu’il est question de sincérité, je commence par vous prévenir : attention spoilers.

À l’issue de l’épisode de Comment c’est raconté consacré au film Jusqu’à La Garde, je vous partageais mon désir de traiter un jour du thème de la vérité d’un thème, dans la fiction. Nous disions que, si le spectateur compte parfois sur la fiction pour éclairer ses propres choix futurs, cela place entre les mains des scénaristes une certaine responsabilité des vérités qu’ils transmettent. Exemple au hasard, le film Drunk pourrait-il traiter du thème de l’alcool sans aborder les dangers qui l’accompagnent ? Comme le suggère le scénariste de Toy Story 3 Michael Ardnt dans une vidéo du site Pandemonium, une histoire ne peut pas échapper à sa vérité qui fait mal.

Je ne parlerai donc pas tant aujourd’hui de la vérité historique — qui est effectivement importante, mais que j’abordais déjà il y a quatre semaine. Même si Mary & Max est effectivement tiré de faits réels (ce qui n’est pas négligeable) ce ne sera pas sur cet axe que je l’analyserai.

Non, aujourd’hui, je m’attarderai sur les vérités, disons, humaines, philosophiques, spirituelles, thématiques… bref, des vérités autour des éternelles questions « comment être un bon être humain ? », « quel est le sens de nos existences », « comment surmonter telle ou telle épreuve ? », etc. Dans une masterclass en ligne, le scénariste David Mamet suggère que raconter une histoire revient à établir une vérité non-vérifiable. C’est de ces vérités non-vérifiables que je veux parler aujourd’hui. Par exemple, dans Mary et Max, le fait que l’amitié sauve la vie. Dans certains cas peut-être, répondrez-vous, et dans d’autres non.

Ce qui caractérise cette typologie de vérités, alors, est leur côté « personnel », ou « empirique ». Dans son livre Story, Robert Mckee somme les auteurs de toujours croire dans la vérité de leurs histoires. Dans ses mémoires d’écrivains, Stephen King ajoute que le devoir d’un auteur de fiction, est de dire la vérité sur lui-même tout en racontant des mensonges à propos de personnes n’ayant jamais existé.

La vérité thématique d’un récit serait donc affaire, nous y voilà, de sincérité, d’honnêteté, d’authenticité. Peu importe, au final, que le scénariste ait tort ou raison — puisque par nature avec ces thèmes, il est difficile d’avoir scientifiquement raison ou tort — l’essentiel étant qu’il y croit lui-même, qu’il soit sincère.

Je vous propose d’étudier ainsi, pourquoi cette sincérité du récit importe tant quand bien même elle est très personnelle, et pourquoi elle s’avère plus difficile à appliquer qu’il n’y parait — sinon, les films authentiques et honnêtes seraient monnaie courante.

SINCÉRITÉ RÉELLE ET SINCÉRITÉ PERÇUE

Commençons, avec l’importance de la sincérité dans la fiction. Notez que, n’étant pas dans la tête des scénaristes, il me sera impossible d’établir que, oui, quand Adam Elliot écrit Mary & Max, il est sincère. Un spectateur peut difficilement savoir si le scénariste est sincère, en revanche, il peut avoir un sentiment de sincérité — et pour moi, c’est cela qui va compter. Est-ce que je trouve cette histoire sincère — et non est-ce qu’elle l’est vraiment ? Un cas assez parlant est celui du documentaire Netflix oscarisé La Sagesse de la Pieuvre : une partie des spectateurs a fondu d’émotions devant cette relation estimée authentique entre la pieuvre et l’homme, quand d’autres ont dénoncé des grosses ficelles de narration et donc une certaine hypocrisie. Si j’ai pris Mary et Max pour exemple aujourd’hui, c’est parce qu’on y trouve deux personnages sans filtre, décrivant chacun la réalité sous son prisme, m’ayant donné un sentiment de sincérité.

© Gaumont Distribution

L’AUTHENTICITÉ DÉSENSEIGNE

Le premier intérêt de cette sincérité au cinéma, je pense, est celui de désenseigner. L’éducation à échelle nationale, ou à l’échelle d’une classe, ou même d’une famille, rend difficile l’enseignement au cas-par-cas. De fait, on simplifie, on s’appuie sur des grandes phrases, des proverbes, des principes généraux,… Ainsi, propose Bergson dans son livre Le Rire, l’art n’a d’autre objet que d’écarter les généralités conventionnellement et socialement acceptées, pour nous mettre face à la réalité-même. Être sincère, c’est donc, notamment, se soustraire aux généralités. Dans Mary et Max, la protagoniste déplore à son ami ne pas être souriante, contrevenant aux injonctions de sa mère. Max, la rassure comme quoi, de sa propre expérience, sa bouche ne sourit jamais et pourtant il sourit dans son cerveau. Mary désapprend ainsi l’idée que sourire serait naturel et simple pour chacun, et qu’une bouche fermée traduirait forcément de la négativité. La sincérité écarte ainsi les « il faut », les « on doit », et, ajoute le scénariste Charlie Kaufman dans une masterclass accordée aux BAFTAs, elle évite au spectateur d’être piégé dans l’idée que la façon dont les choses fonctionnent est celle dont elles doivent fonctionner. Le psychiatre du personnage de Max considère le syndrome d’Asperger comme une maladie. Or, Max se dit fier d’être un « Aspie », comme il se décrit. Sa façon différente de raisonner, de percevoir ou de ressentir ne devrait pas, d’après lui, être considérée comme pathologique, quand bien même la société des années 70 (voire l’actuelle parfois aussi…) la considère comme telle. L’authenticité de ce personnage remet en question la façon dont les choses fonctionnent, en l’occurence la façon dont le corps médical le considère.

L’AUTHENTICITÉ APPAISE

En désenseignant, la fiction sincère se dote d’un deuxième intérêt = elle apaise. Je me souviens du témoignage dans un podcast d’une femme victime d’une relation toxique, qui expliquait avoir réalisé la nature de sa relation en visionnant le film Mon Roi. Ainsi, une histoire nous fait parfois vivre, à l’instar de ses personnages, une sorte d’épiphanie sur la nature d’une situation ou d’un sentiment qui nous échappe. Traduire par les mots ce qui est confus dans l’esprit ou dans le ressenti oblige un travail de clarification, remarque la docteur en psychologie Anna Tcherkassof dans son livre Les Emotions et leurs expressions. Le dialogue personnage-spectateur, quand il est sincère, met donc parfois des mots — ou en l’occurence des images — sur nos tracas jusqu’ici indéfinissables.

L’AUTHENTICITÉ RAPPROCHE

Troisièmement, le plus important à mon avis, un récit honnête rapproche les humains. L’échange authentique entre Mary et Max au sujet de leurs détresses sociales respectives — l’une moquée à l’école et l’autre du fait de son syndrome — noue une amitié profonde entre les deux personnages. Si un individu peut ne pas se retrouver dans une norme, alors chacun le peut et, ironiquement, c’est la rencontre de singularités qui génère un sentiment d’appartenance à une communauté. Vous connaissez surement la phrase de Paul Valery comme quoi les Hommes se distinguent par ce qu’ils montrent et se ressemblent par ce qu’ils cachent. Ainsi, un film sincère nous rassemble, car traduit le fait que chacun fait comme il peut, et que pour tout le monde la vie est plus compliquée qu’il ne le souhaiterait, qu’ils ne le montrent. Mary a une tâche de naissance en plein front qui l’obsède comme beaucoup d’entre nous vivent dans un corps qui les complexe. Max est boulimique, comme beaucoup d’entre nous apaisent leur anxiété avec un remède inapproprié.

L’AUTHENTICITÉ SORT L’AUTRE DE LA SOLITUDE

Enfin quatrièmement, en conséquence de nous apparier, la fiction sincère nous sort d’une forme de solitude. Car c’est bien ça, la finalité de cette relation personnage-spectateur. Voir des personnages idéalisés qui réussissent tout, qui s’en sortent toujours, dont les aventures sont immenses et les solutions parfaites, isole le spectateur, le laisse seul avec ses imperfections et ses problèmes. Invité dans l’émission Un Bon Moment, Clément Viktorovich remarque qu’en matière de prise de parole, la justesse compte plus que le virtuosité, car en suscitant l’admiration la virtuosité éloigne, tandis que la justesse rapproche. Si on perpétue, dans nos récits, des schémas parfaits, on court le risque de faire se sentir le spectateur de plus en plus seul. Cela recoupe avec la différence entre conte et mythe, que nous détaillons dans l’épisode du podcast consacré à Mr. Nobody.

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ANTI-HÉROS ET AUTHENTICITÉ

Petit aparté. J’ai choisi de parler de Mary et Max aujourd’hui mais, en fait, j’aurais pu parler d’à peu près n’importe quelle comédie dramatique. Lost In Translation, Forrest Gump, American Beauty, Little Miss Sunshine, Le Lauréat, bref, ces protagonistes qu’on pourrait qualifier d’anti-héros. Il est dommage, je trouve, que ce mot présente une connotation si péjorative, car, les anti-héros ne sont au final, pour la plupart, que des humains normaux, authentiques, sincères, en proie au doute, à la peur, à des crises existentielles. J’ai d’ailleurs le sentiment que, ce qui me plait tant dans l’essentiel des productions A24 par exemple, est ce panel de protagonistes authentiques, isolés dans un monde qui ne les comprend ou ne leur convient pas — The Lobster, Moonlight, Room, Midsommar, Mid90’s, Dernière Année, Locke, A Most Violent Year, et j’en passe. En s’identifiant à la détresse solitaire et particulière d’un personnage, d’une certaine façon, on sort un peu de la sienne.

Alors, pourquoi les films qui nous semblent sincères sont-ils si rares, et pourquoi ne sont-ils pas plus populaires ? Je vous propose, dans cette deuxième partie, de balayer quelques freins à l’authenticité dans les histoires.

SINCÉRITÉ VS. PUDEUR

Le premier frein, est la pudeur du narrateur. Charlie Kaufman, toujours dans sa masterclass, explique qu’il faut être à poil quand on écrit, sinon, il est très dur de séparer la chose du marketing. Lisa Cron ajoute, dans son livre Wired for Story, que l’essence d’une histoire réside dans la révélation de choses que dans la vraie vie nous n’exprimons pas à voix haute. C’est donc parfois l’auteur, qui est mal à l’aise avec le problème du personnage. L’enfance avec une mère alcoolique, les séances de psychiatrie, l’obésité, la religion, l’inconfort du sentiment amoureux, la solitude, l’anxiété, l’autisme, le harcèlement scolaire, autant de thèmes très intimes traversés par les authentiques personnages de Mary et de Max.

Au delà de sa propre pudeur, le scénariste peut légitimement redouter qu’on le moque pour son regard voulu honnête sur un thème, ou le critique pour les sensibilités qu’il heurtera, les convictions qu’il bousculera. Je pense au procès d’intention collé à Maïmouna Doucouré aux Etats-Unis, qui en souhaitant traiter du problème de l’hyper-sexualisation des mineures, s’est vue à tort taxée de l’encourager…

Mais pour les auteurs qui évitent les sujets intimes ou le traitement intime de tel ou tel sujet, chassez le naturel et, parfois, il peut revenir au galop. Dans son livre La Dramaturgie, Yves Lavandier invite les narrateurs à affirmer un point de vue conscient sur leur sujet car, laisser parler son inconscient, c’est prendre le risque de dire n’importe quoi. Nombre de personnages féminins sous-développés et sujets à une caractérisation sexiste, ne sont, par exemple, pas le fruit d’une intention consciente, d’une volonté, mais d’une inconscience, d’une écriture par défaut qui trahit l’authenticité de l’auteur. Dans un autre registre, le personnage de Mary, sincère malgré elle par son jeune âge, emploie le terme d’ « homophobie » au lieu d’ « agoraphobie », pour décrire la peur dont son voisin souffre. Après, la comparaison s’arrête là : Mary est une ado naïve, pas un scénariste adulte. Mais vous voyez l’idée.

Pour terminer sur la question de se dévoiler et de la pudeur, Stephen King remarque dans ses mémoires, que tous les personnages que vous créez sont un peu vous mêmes. Du seul fait que vous les créiez vous, quand bien même vous les dotez d’une caractérisation qui leur est propre, votre façon de les dépeindre dira fatalement quelque chose de vous, de votre regard conscient ou inconscient sur eux.

SINCÉRITÉ VS. INTERET

Un deuxième frein à la sincérité dans la fiction, à mon sens, est celui de l’intérêt. Mon authenticité intéresse-t-elle vraiment le spectateur ? Est-ce que quelqu’un en a quelque chose à foutre, de mes états d’âme, de mes sentiments, de mes petites vérités du quotidien ? À ce titre, Robert Mckee déconseille vivement aux auteurs (nous en parlions dans le podcast au sujet de Brazil) de raconter une histoire personnelle. Pour lui, c’est le meilleur moyen d’ennuyer le spectateur. Ce n’est pas parce que ce que vous racontez est vrai que cela intéressera. Dans son livre Telling your own Stories, Donald Davis déplore en effet qu’il soit difficile de raconter ce qui nous est familier, car il faut savoir ce que l’auditoire ignore, et nous hésitons à décrire ce qui nous semble évident. Peut-être que, de votre point de vue de scénariste, cette histoire de première relation amoureuse, de première colocation, ou de premier emploi vous semblent incroyable et particulière, mais peut-être que l’essentiel des spectateurs sont déjà passés par là et, alors, n’y verront rien d’incroyable, seulement une anecdotique et banale étape de vie parmi d’autres. Peut-être que, dans Mary et Max, la timidité maladive des deux personnages, si authentique puisse-t-elle paraitre, vous semblera au final assez quelconque. Peut-être que cette ode à l’amitié ne vous marquera pas plus que ça. D’où le fameux point de vue d’Hitchcock exprimé à Truffaut dans le livre qui porte leur nom : « je ne désire pas qu’un film soit une tranche de vie, car les gens en ont à la maison, dans la rue, ou même devant le cinéma. Ils n’ont pas à payer pour voir une tranche de vie. L’histoire racontée ne doit jamais être banale. Qu’est-ce que le drama, si ce n’est la vie, sans les parties ennuyantes », termine-t-il. De ce type de crainte, naissent parfois des films à sensations, avec des meurtres, du mystère, des courses-poursuites, des complots, là seulement pour susciter l’intérêt, au cas où la romance ou l’amitié des protagonistes ne suffiraient pas. Dans son livre On Film-making, Alexander Mackendrick déplore en contrepoint que le dramaturge inexpérimenté est terrifié par l’évidence, qu’il assimile à l’ennui et à la banalité. Tel est le piège de la peur d’ennuyer : noyer son authenticité dans une narration sophistiquée parfois artificielle, et superficielle.

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Alors comment. Comment trouver le juste milieu ? Comment intéresser avec sa sincérité, mais sans recourir à des péripéties insignifiantes ? Dans le recueil d’interviews de Laurent Tirard intitulé Leçons de Cinéma, Milos Forman tente d’apporter une réponse. Il déplore qu’effectivement, la vérité est souvent rébarbative, tandis que les mensonges sont plus intéressants, plus intrigants, plus fascinants. Forman propose trois solutions à cela. Déjà, découvrir de nouvelles vérités. La société évolue constamment, et cela génère autant d’opportunités de rapporter de nouvelles vérités. Je pense par exemple à la série anthologique Black Mirror, qui explore la nature de nos relations à l’aune du développement technologique. Ou alors deuxième possibilité, suggère Forman, redécouvrir une vérité que le public a oublié. Il y a là cette idée de revenir à l’essentiel. Je pense au film Soul des studios Pixar, qui rappelle notamment que l’ambition, la passion, la vocation, ne sont pas des finalités en elles-mêmes. Je pense aussi à Mary et Max, qui suggère qu’une amitié authentique, quand bien même virtuelle, lointaine, unique, et avec un grand écart d’âge, est parfois plus bénéfique que la somme des relations « réelles » que nous menons au quotidien. Et puis, troisième solution évoquée par Forman au potentiel inintéret des vérités thématiques (celle la plus répandue, estime-t-il) : présenter une vérité connue de façon surprenante. Votre authenticité divergeant de celle de votre voisin, chacun aura par exemple sa façon d’exprimer qu’il faut profiter de l’instant présent. On en revient au mantra de Jean-Marie Roth dans son livre L’Ecriture de Scénarios : tout a déjà été écrit, mais pas par toi. Dire la vérité à sa façon est une forme d’originalité, nous en parlions en fermeture de l’analyse de The Truman Show, précédemment dans Comment c’est raconté. Par exemple, Max a sa propre façon d’exprimer et de vivre son syndrome d’Asperger. Pour pallier à sa difficulté à lire les émotions sur les visages, il porte avec lui une sorte d’antisèche, à laquelle comparer l’expression de ses interlocuteurs. Plus généralement, Mary et Max est un film en pâte à modelée, où les mésaventures cruelles des deux protagonistes sont narrées par une voix off bienveillante, qui commente par euphémismes l’horreur de leur quotidien. Une étrange poésie-noire, qui captive notamment par sa forme singulière. Ainsi, suivant l’interprétation d’acteurs, la direction artistique, la mise en scène, mais aussi les choix de narration ou la singularité de personnages (pour rester sur le scénario), des vérités thématiques banales nous touchent encore et encore. Le Daim raconte l’obsession narcissique avec l’absurdité propre au cinéma de Dupieux. Dans Little Miss Sunshine, Michael Arndt raconte les crises familiales universelles à travers des personnages haut en couleur portés par des acteurs tout aussi hauts en couleurs.

SINCÉRITÉ VS. AMBIANCE

Troisième potentiel frein à la sincérité dans la fiction, après la pudeur et la quête d’intérêt : l’humeur, le mood, l’ambiance. Quand un spectateur lance un film ou se rend dans une salle de cinéma — moi compris — il a bien souvent l’intention de se changer les idées, de changer d’air, de se divertir, bref, de s’éloigner de lui-même et de son quotidien plutôt que de s’en rapprocher. Les films authentiques et sincères, ceux qui disent la vérité sur notre existence, du fait notamment qu’ils mettent en scène des anti-héros, ont la réputation de plomber l’ambiance — c’est d’ailleurs la mise en garde qu’un ami m’a faite, quand je lui ai appris que l’épisode de ce jour traiterait de Mary et Max… On a assez de malheurs dans nos vies pour s’en infliger davantage au cinéma. Dans le recueil d’entretiens intitulé Une Renaissance Américaine, Michel Ciment demanda à Paul Schrader pourquoi la classe ouvrière était si peu représentée à l’écran et voici sa réponse : « les ouvriers vont peu au cinéma. S’ils y vont, ils ne veulent pas se voir sur un écran. Si les spectateurs voulaient voir des ouvriers au cinéma, il y aurait beaucoup plus de films sur eux. ». Ça me fait par ailleurs penser à cette vidéo de la chaîne YouTube Nerdwriter sur pourquoi y-a-t-il si peu de smartphones dans les films populaires tandis qu’ils rythment notre quotidien, ou à un tweet que j’avais vu passer et qui questionnait le le fait que les personnages de films aient si peu de problèmes d’argent, alors que tant de gens en ont. Comment être sincère, authentique, comment traiter véritablement des problèmes du quotidien, quand le spectateur désire justement s’en évader ? Si poétique et teinté d’humour soit le film Mary et Max, j’aurais du mal à le conseiller à n’importe qui. Il traite de dépression, de solitude, de suicide, de phobie sociale, d’alcoolisme, de deuil, de rupture amoureuse, de précarité, d’injustice… Quel programme.

D’ailleurs, une critique que certains formulent parfois aux films cannois à la Ken Loach ou à la frères Dardenne, est de sombrer dans le pathos, dans le misérabilisme, voire dans ce qu’on appelle la porno-misère (ou tragedy porn en anglais) — notion que la chaîne YouTube Videodrome détaille en profondeur dans une vidéo que je vous conseille. Il y a donc ce risque, en cherchant la vérité d’un thème, d’empiler du triste pour du triste, d’exiger des spectateurs qu’ils pleurent toutes les larmes de leurs corps, de jouer d’une fascination morbide pour la misère, en suscitant la pitié plutôt que la compassion. La pitié, impliquant une forme de distance, voire de condescendance, tandis que la compassion rapproche, humanise. Peut-être ai-je vraiment connecté avec les personnages de Mary et Max, dans leur rapport tourmenté au monde social et à l’amitié, par compassion, ou peut-être ai-je plutôt purgé ma mauvaise conscience dans l’émotion, par pitié.

De même qu’un film sincère casse potentiellement l’ambiance, il présente parfois aussi un rythme moins entrainant. Mary et Max, c’est beaucoup de voix off, beaucoup de descriptions de situations, et peu d’action en soi. En termes d’efficacité de narration, on repassera. C’est aussi ça, parfois, un film sincère. C’en est un qui prend le temps. Qui ne crée pas une relation forte et éternelle entre deux personnages en deux-scènes, qui n’emprunte pas de raccourcis émotionnels.

SINCÉRITÉ VS. CERTITUDES

Quatrième frein aux récits sincères : l’incertitude. Nous en parlions au sujet de Jusqu’à la Garde, le spectateur que nous sommes cherche parfois dans la fiction des réponses aux grandes questions de la vie. Les questions, on les connait, on se les pose aussi ; donc, quelles réponses nous offre-t-on ? Quelle est LA solution magique à nos tracas ? Les films à fin ouverte, tels The Secret ou La Fille au bracelet, contraignent par exemple le spectateur à s’acquitter de l’ambivalence, de l’incertitude. Ils ne donnent pas les réponses qu’on attend, mais posent davantage encore de questions.

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Il y a sur ce point, je dirais, deux écoles de la sincérité. Celle plébiscitée entre autres par Lavandier, qui suggère aux auteurs d’affirmer un point de vue clair et personnel dans son récit, de proposer sa propre vérité — auquel cas, pas d’incertitude.

Mais il y a aussi l’école de Charlie Kaufman, encore lui, qui explique commencer chaque session d’écriture en se faisant la remarque honnête qu’il ne connait rien. Ne pas chercher à démontrer quelque chose à travers son scénario, au risque encore une fois de faire se sentir le spectateur seul. Résister à la tentation d’établir des certitudes, et préférer explorer toujours plus son thème, quitte à se perdre un peu. Le film Mary et Max ne dit pas aussi purement et simplement que l’amitié sauve la vie. Elle sauve celle de Mary, certes, mais pas celle de Max. Et elle n’est pas si facile à vivre : les questions intimes et authentiques que pose Mary dans ses lettres réveillent par exemple les crises d’angoisse de Max, qui alors sombre par intermittence dans des épisodes dépressifs, et dans encore plus de boulimie. Et puis, il y a cette amitié qui croit bien faire car bien intentionnée, mais qui blesse, comme Mary qui se met en tête de trouver un remède au syndrome d’Asperger, pour sortir son ami Max de la solitude, alors que Max justement ne considère par son syndrome comme une maladie, comme quelque chose à « soigner ». Le film est ainsi parsemé de mésententes et de froids entre les deux personnages, renvoyés de plus belle dans la solitude. L’amitié n’est pas la solution absolue et automatique, et chaque personnage, avec ses particularités, y travaille et y met du sien. Jusqu’au pardon sincère, qu’accepte Max de formuler à Mary, et qui la prévient du suicide suite à une rupture amoureuse tragique alors qu’elle était enceinte.

Toujours dans sa vidéo sur le site Pandemonium, Michael Arndt suggère par exemple que le climax d’un film ne réponde pas point pour point à une question thématique, mais la redéfinisse par une autre question plus profonde et généreuse. Si un récit explore par exemple l’importance de voyager, son issue peut signifier : mais que signifie réellement « voyager » ? Est-ce voyager physiquement ? Ne peut-on pas voyager, dans une relation ? Un film comme Mary et Max suggère par exemple qu’être ami ne signifie pas être proche, ni partager des moments ensemble, mais être juste pleinement à l’écoute, et répondre avec sincérité. À la fin, indépendante et forgée, Mary se rend enfin à New York pour rencontrer physiquement Max pour la première fois. Malheureusement, elle le trouve mort. Le scénariste a alors choisi de présenter une forme de beauté dans cette tragédie : Mary découvre que l’homme plastifiait et collait au mur toutes leurs correspondances. Si elle n’a pas connu Max physiquement, elle obtient la confirmation qu’ils ont vécu une réelle et profonde relation d’amitié, dans leur vie faite de solitude. Adam Elliot confère à une scène à première vue dramatique un traitement lumineux et philosophe. Robert McKee, qu’on a souvent taxé de formater l’écriture de scénario, a lui-même déclaré dans son livre Story consacré aux dialogues, que la créativité ne consiste pas à apprendre quelles sont les bonnes réponses, mais à se poser les questions les plus pertinentes.

Et pour rajouter un peu à l’inconfort de l’incertitude, il y a celui de la contradiction. Si pour certains, la narration met du sens dans le réel en y mettant de l’ordre, les auteurs qui choisissent l’honnêteté rendent compte de vérités parfois contradictoires qui y cohabitent. Dans ses Entretiens sur le cinématographe, Cocteau a ainsi déclaré : « notre tissu est de contradictions et, bien que je sache l’intérêt qu’il y a pour un artiste à simplifier sa ligne, j’y renonce. Morale que je m’oblige et que j’appelle honnêteté. » J’ai été frappé par une scène en particulier dans Mary et Max , à ce sujet. Tout dans ce film nous pousse à la compassion pour le pauvre Max, sympathique, que la moindre nouveauté ou le moindre contact humain fait paniquer. Mais, si bienveillant soit-il, l’obsession du personnage pour l’écologie et la propreté, couplée à ses crises de nerfs et à son incompréhension des codes sociaux, l’amènent lors d’une scène à violenter un sdf ayant jeté sa cigarette à terre, jusqu’à manquer de le tuer. Cette scène terrifiante, en contradiction avec les autres, n’angélise pas Max, nous rebute, altère l’affection que le spectateur lui portait. Mais être authentique et sincère, c’est aussi accepter de représenter ce type de contradictions.

Cocteau précise alors qu’il arrive un moment, pour l’auteur dans son écriture, où « il devient impossible de changer quoi que ce soit d’un texte dont les fautes apparaissent. C’est que les fautes sont du même tissu que les trouvailles qui nous frappent et que les fils en sont si entremêlés qu’en les tirant, nous risquerions de tout détruire. C’est de cet amalgame que la beauté naît, tout nettoyer risquerait de tuer les microbes et les pourritures qui composent, la vie » termine-t-il. L’authenticité de l’auteur à travers ses personnages ne mène donc pas ou rarement à des narrations calibrées, en ligne droite, homogènes.

LIMITER SA SINCÉRITÉ PAR RAISON… OU PAR PEUR ?

Voilà donc les principaux freins que j’ai identifiés, à l’expression sincère de l’auteur dans son thème, son histoire, ses personnages.

Certains d’entre nous trouveront peut-être raisonnables d’en prendre compte. Tandis que les puristes de la sincérité, ne les appelleront pas des freins ou des risques, mais des peurs. Stephen King affirme, toujours dans ses mémoires d’écrivain, être convaincu que la peur est à l’origine de la plupart des mauvais textes. Pour formuler autrement l’étude que je viens de mener, ce qui causerait de mauvais textes serait donc la peur de se dévoiler, la peur d’heurter les sensibilités, la peur d’être banal et de ne pas intéresser, la peur de casser l’ambiance, la peur d’une narration molle, ou encore la peur de l’incertitude et des contradictions.

Ces peurs, viendraient de ce qu’Yves Lavandier appelle, dans son ouvrage Evaluer un Scénario, le fascisme culturel. Oui, le terme est un peu fort. Il décrit néanmoins assez bien, je trouve, le poids des injections de forme et de fond qui pèsent sur les récits — de notre fait, comme de celui de l’industrie, des théoriciens, des critiques… — et qui risquent d’affecter l’authenticité des histoires, leur sincérité, leur vérité.

© Gaumont Distribution

Fondu au noir pour ce 70e numéro de “Comment c’est raconté ?”, merci pour votre écoute, j’espère qu’il vous a intéressé !

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