Analyse du scénario de Midnight Spécial : raconter l’irréel

Baptiste Rambaud
Comment c’est raconté ?
24 min readFeb 6, 2022

CINÉMA — Analysons le scénario du film Midnight Special (2016) : quelle limite donne-t-il à sa science-fiction, à son imagination ?

Comment ne pas se perdre, quand on raconte l’irréel, le magique, l’impossible ?

Info : Cet article retranscrit un épisode du podcast “Comment c’est raconté ?”, disponible sur Youtube, Apple Podcasts, Soundcloud, Spotify et services de podcast par RSS.

Salut ! Et bienvenue dans ce 76e numéro de “Comment c’est raconté ?”, le podcast qui déconstruit les scénarios un dimanche sur quatre. Aujourd’hui, la destinée d’un enfant surnaturel est en jeu, dans le drame aventureux de science-fiction américain Midnight Special, écrit et réalisé par Jeff Nichols, et sorti au cinéma en mars 2016. Ce sera l’occasion pour nous d’explorer les trois lois qui régiraient la fiction imaginaire : les lois de Sanderson.

Fuyant d’abord des fanatiques religieux et des forces de police, Roy, père de famille et son fils Alton, se retrouvent bientôt les proies d’une chasse à l’homme à travers tout le pays, mobilisant même les plus hautes instances du gouvernement fédéral. En fin de compte, le père risque tout pour sauver son fils et lui permettre d’accomplir son destin. Un destin qui pourrait bien changer le monde pour toujours.

Si vous êtes étrangers à la magie de ce film, je vous préviens : attention spoilers.

Dans l’épisode de CCR consacré au film Brazil, nous énumérions les trois principales sources de création pour l’auteur : son vécu, sa documentation et… son imaginaire. Et bien je vous propose aujourd’hui d’explorer les contraintes de narration liées à cette troisième source de création. Si l’imagination permet aussi de forger des récits réalistes qui se déroulent dans un monde réel, je parle bien aujourd’hui des récits propres aux genres de l’imaginaire, à savoir la science-fiction, le fantastique, ou encore la fantasy — et tous leurs dérivés.

Exemple : l’histoire d’un gamin qui interagit avec les ondes radio, qui plonge dans l’esprit des autres avec son regard-laser, et qui perd tout contrôle en présence de la lumière du jour. Midnight Special.

Qui dit imaginaire dit libertés. Tout est possible. « Enfin », se dit l’auteur. Un homme-araignée, des morts-vivants, des animaux qui parlent, des rêves fabriqués, un pote extra-terrestre, un dialogue avec des fantômes, une armée d’orcs ou de gobelins,… La seule limite est l’imagination de l’auteur. Vraiment ?

Et bien non. Dans la fameuse liste des 22 règles de Storytelling chez Pixar tweetée par Emma Coats il y a une dizaine d’année, on peut lire dès la deuxième : garder à l’esprit ce qui est intéressant pour le spectateur, et non ce qui est amusant à écrire. Les deux peuvent être très différent. On en parlait dans le dernier épisode de Comment c’est raconté, au sujet d’À Couteaux Tirés, l’expérience du spectateur devrait primer sur celle de l’auteur. Commençons ainsi, avec petit un tour d’horizon de ce que cela implique, dans les récits de l’imaginaire.

LA DRAMATURGIE RESTE MAÎTRESSE

Déjà, au niveau de l’intrigue. Dans une interview rapportée par la chaîne Yt Behind the Curtains, Damien Chazelle met en garde les primo-réalisateurs, contre cette recherche frénétique de l’originalité. Prioriser l’orginalité, prévient-il, donne souvent lieu à des histoires centrées sur leur intrigue. En effet, est-ce vraiment intéressant, au fond, de suivre un personnage ramasser des reliques magiques pour faire fonctionner un vaisseau spatial, ou que sais-je ? Je veux dire, pendant 90 minutes ? Est-ce que cela suffit ? À l’évidence, non, le mécanique peut vite l’emporter sur l’humain, sur l’émotion. L’intrigue de Midnight Special, à l’inverse, ne capitalise pas sur une suite d’étapes magiques à cocher pour atteindre l’objet d’une quête, mais sur un père qui véhicule et protège son enfant, de lui-même comme de l’extérieur. Voilà ce qui dirige l’histoire, son moteur, et il est humain.

Ensuite, au niveau du thème. Dans leur Antimanuel de scénario, les Cahiers du Cinéma remarquaient qu’une « idée » de film n’est pas une situation de série Z, mais une question de fond, par exemple « un enfant-robot peut-il aimer, et si oui comment » ? Je ne sais pas si l’idée d’origine de Midnight Special était celle des pouvoirs de l’enfant en particulier ou de son origine extraterrestre, mais j’en doute, car ils restent assez mystérieux finalement — nous y reviendront. Là encore, le thème tourne plutôt autour de la relation parent-enfant : lui faire confiance tout en le protégeant de lui-même, assurer son avenir sans savoir de quoi il en retourne, préserver son individualité des récupérations politiques ou religieuses, le laisser quitter le nid (en l’occurence, pour une autre planète), etc. Je rappelle, que dans Midnight Special le père, Roy, véhicule son fils à une destination dont il ignore, jusqu’au milieu du film, la signification — il ne sait même pas que son fils vient d’un autre monde, qu’il s’en va retrouver.

Troisième niveau, le conflit. Dans le livre Wonderbook de Jeff VanderMeer — que je citerai allègrement aujourd’hui — l’auteur Thomas Ligotti remarque que la plupart des récits surnaturels ne sont pas écrits pour créer une sensation d’étrangeté, mais pour faire peser une menace sur des personnages. Quel intérêt d’un pouvoir, s’il ne fout pas un peu la merde ? Dans Midnight Special, le gosse perd tout contrôle en plein jour, attire les foudres des fédéraux en faisant s’écraser leurs satellites et en captant leurs échanges radio, ou manque de faire repérer son convoi fugitif quand il plonge son regard-laser dans celui de quelqu’un d’autre, puisqu’il provoque ainsi moults tremblements de terre et autres flashs lumineux. Si l’imaginaire nous raconte un monde idéal où tout va pour le mieux, alors où sont les problèmes, les conflits chers à la dramaturgie ?

Quatrièmement, l’enjeu, et les personnages — je vais les mettre ensemble. Jeff VanderMeer prévient de ne pas les perdre de vue. Le spectateur se demandera constamment : mais pourquoi devrais-je me faire du soucis pour eux ? Le petit Alton est un enfant traqué par les sbires armés d’un gourou de secte, par un membre de la NSA débauché par le FBI, et son père qui le protège est décrit dans les médias comme un kidnappeur. Question enjeu, on n’est pas mal.

Enfin, et je m’arrêterai là-dessus : l’arène. Certains récits de l’imaginaire développent des contextes particulièrement irréels — je pense notamment à la fantasy ou à la SF. Il n’est alors pas question que d’un pouvoir, d’une créature, d’une maladie, ou autre prémisse minimaliste à la Midnight Special, mais bien de tout un monde foisonnant d’inventivité : Le Seigneur des Anneaux, Dune, Star Wars, etc. Et bien y compris dans des récits de cette ampleur, Jeff VanderMeer invite les auteurs à mettre les contextes au service de la vie. De les échafauder non pas indépendamment, à part, mais en accord avec les histoires, les personnages, les relations qui y prendront vie.

Voilà donc pour ce premier petit tour d’horizon au sujet des fictions de l’imaginaire : ne jamais oublier que l’on raconte une histoire, avec tous les aspects de la narration que cela implique. L’auteur de science-fiction, de fantastique ou de fantasy ne se soustrait pas aux principes fondateurs que sont le conflit, l’enjeu, le thème, les personnages. L’une des plus grosses erreurs des écrivains fantastiques, lit-on dans Wonderbook, est de penser que l’émerveillement suscité par l’événement spectaculaire suffira au spectateur. C’est faux.

LES TROIS RÈGLES DE SANDERSON

Aux contraintes universelles de la narration que nous venons de voir, s’ajoutent celles propres aux narrations de l’imaginaire — ou qui du moins y sont plus importantes que dans d’autres genres. Car avec toutes les libertés supplémentaires que la SF, la fantasy ou le fantastique permettent, viennent un lot de limites. Je vous propose de dérouler les trois plus connues, théorisées par Brandon Sanderson. Première règle : ne recourir à la magie pour résoudre un conflit que si le spectateur comprend cette magie. Deuxième règle : les contraintes sont plus importantes que les capacités. Et troisième règle : développer ce que l’on a déjà, avant d’ajouter quelque chose de nouveau. Déroulons.

On commence donc avec la première règle de Sanderson : ne recourir à la magie pour résoudre un conflit que si le spectateur comprend cette magie. Décortiquons-la.

DÉFINIR SA MAGIE

Déjà, étape 1 avant de transmettre votre magie au spectateur, définissez-en un minimum les principes. Ça peut paraitre un peu bête, mais si la magie de votre univers est totalement chaotique est sans aucun once de logique, il sera difficile pour le spectateur d’en cerner les enjeux, l’intéret, les opportunités, les risques, l’importance, bref, de s’investir dans votre histoire. Dans Midnight Special, même si la nature du pouvoir du laser de l’enfant n’est jamais vraiment claire — les adultes peinent à décrire ce qu’il provoque chez eux — on comprend que ce pouvoir intervient si on lui retire les lunettes bleues, et surtout de jour. Par ailleurs si on ne mesure que progressivement tout ce que le gosse est capable de faire avec les ondes radio, on comprend à minima qu’il est une sorte d’émetteur/récepteur d’ondes. Y’a un minimum de « cadre » à ce pouvoir, on va dire.

AMORCER (OU JUSTIFIER) SA MAGIE

Une fois la règle magique définie (ou du moins dégrossie), il conviendra de l’amorcer. En effet cette première règle de Sanderson — ne recourir à la magie pour résoudre un conflit que si le spectateur comprend cette magie — vise à prévenir de l’effet “Deus Ex Machina”. Si votre personnage sort un pouvoir spécial de nul part, PILE au moment où sa vie est en jeu, sans que le pouvoir n’est été amorcé, présenté au spectateur préalablement, il sonnera alors comme une facilité de narration, un deus ex machina bien pratique. Si par exemple le petit Alton se sert à la fin de son pouvoir vis-à-dis des ondes radio pour deviner la route la moins surveillée et ainsi échapper le plus possible aux militaires qui les traquent, et que cela ne nous semble pas une grosse ficelle de scénario, c’est notamment parce qu’on l’en savait capable.

Après, amorcer un tel pouvoir ne suffira pas forcément à faire passer la pilule auprès du spectateur. Dans son livre Construire un Récit, Yves Lavandier s’amuse à lister plusieurs autres moyens de camoufler un Deus Ex Machina — qui à mon sens peuvent s’appliquer aux solutions magiques. Par exemple, que le pouvoir crée un problème en plus d’en résoudre un, comme quand Alton fait s’écraser un satellite pour ne plus qu’on le piste, mais que du coup il attire encore plus l’attention des médias et du FBI sur sa présence. Autre technique : faire refuser le pouvoir aux personnages, dans un premier temps. Avant que le fils n’assiste à son premier lever de Soleil, à sa demande, où il comprendra par magie ce qu’il est — à savoir un extra-terrestre qui doit se rendre à tel endroit tel jour pour être rapatrié par les siens — son père Roy redoute et refuse d’abord qu’il assiste au lever du jour. Il protège d’ailleurs son fils de la lumière avec des cartons fixés aux fenêtres dès que le jour se lève.

Autre technique encore : présenter la solution magique comme un conflit. Ici, cette solution ne provoque pas un conflit, elle est elle-même un conflit. Par exemple, exposer l’enfant à la lumière du jour l’expose du même coup à un affaiblissement et à des effusions incontrôlées de lasers, qui semblent le faire souffrir — ce qui explique d’ailleurs pourquoi son père est réticent à l’idée de laisser Alton assister à un lever de Soleil, malgré son insistance.

Bref, pour qu’un spectateur accepte le recours des personnages à la magie face à une situation conflictuelle, il conviendra déjà de définir cette magie, puis de l’amorcer en amont de son utilisation dans le conflit — ou autre moyen d’éviter l’effet deus ex machina.

RESTER COHÉRENT DANS SA MAGIE

Cette première règle de Sanderson parle de compréhension, et cela implique à mon sens une troisième donnée : la cohérence. Une fois l’élément magique introduit, il conviendra pour l’auteur de chercher la sur-logique dans ce qu’il implique, prévient Alexander Mackendrick dans son livre On Film-making, au sujet de la fameuse suspension consentie de l’incrédulité. D’accord, le spectateur accepte d’être crédule, telle magie existe effectivement dans l’histoire, mais si elle se reconfigure tout le temps, on ne la comprend plus, et de nouveau, on décroche. Quand Alton est finalement capturé par le FBI, il a recours aux mêmes pouvoirs préalablement amorcés : contrôler des ondes pour déjouer le système de sécurité, puis entrer dans l’esprit de l’agent Sevier (Adam Driver) via son regard-laser, pour en faire un complice à son service. C’est cohérent.

Donc première règle : ne recourir à la magie pour résoudre un conflit que si le spectateur comprend cette magie. Définir une règle, puis l’amorcer, et enfin s’y tenir. Cela dit. J’aimerais aborder les limites de cette première règle de Sanderson avec vous.

DE LA MAGIE, PAS DE LA SCIENCE

Premièrement, quand Sanderson parle de comprendre la magie, il parle d’en comprendre les effets — et pas nécessairement la source, ou le fonctionnement. Vous ne savez pas comment fonctionne un sabre laser, ni par quelle technologie Alton perçoit ni déchiffre les ondes qui lui parviennent, et ça ne vous empêche pas de vous impliquer dans l’histoire. D’ailleurs, ça pourrait même créer l’effet inverse : plus vous justifiez votre magie avec des théories scientifiques impossibles, plus vous mettez en lumière leur absurdité. On en parlait dans CCR en étudiant les films à High Concept, avec comme sujet d’étude The Truman Show.

Et puis, conclue là-dessus George R.R. Martin dans le livre Wonderbook, une magie qu’on rationalise, donc qu’on définit et qu’on comprend trop parfaitement, n’est plus une « magie » ; mais se voit réduite à une sorte de pseudo-science.

GARDER DU MYSTERE

Deuxièmement, non seulement il n’est pas nécessaire de comprendre la source de la magie, il n’est pas nécessaire non plus de comprendre TOUTE la magie, mais seulement celle mobilisée dans le conflit. Voilà pourquoi je parlais des pouvoirs d’Alton, comme grossièrement définis. Dans l’épisode 11 de la 5e saison du podcast Procrastination, une intervenante rappelle que le mystère en magie c’est cool aussi, et que le spectateur apprécie qu’on lui laisse une part d’imagination, de possibles. Trop définir sa magie, c’est aussi retirer au spectateur un peu de ce plaisir d’anticipation. Au final, dans Midnight Special, on ne sait pas ce qui se passe dans la tête des personnes traversées par le regard-laser d’Alton. L’acolyte du père, Lucas, joué par Joel Edgerton, est incapable de décrire ce phénomène — c’est pourtant ce qui l’a convaincu d’accompagner et de soutenir les deux protagonistes, aux dépens de sa vie. Justement, rendre cette magie innommable, indicible, indescriptible, ne fait que la rendre plus mystérieuse aux yeux du spectateur, qui l’imaginera de lui-même.

Ou alors, le effets de la magie peuvent effectivement être dévoilés plus exhaustivement, mais petit à petit. Dans son Wonderbook, VanderMeer remarque effectivement que garder une zone inexplorée du contexte magique confère un potentiel d’aventure et de découverte — et justement, Midnight Special est un film d’aventure. Nos personnages ne savent d’abord pas exactement où ils vont — se basent sur des coordonnées interprétées par le gosse — et en tout cas ne savent pas pourquoi ils s’y rendent, ce qu’ils y trouveront. Heureusement que le récit nous garde pour la fin, pour son climax, le dévoilement des extraterrestres, et de leur cité futuriste.

En plus de générer du mystère et un potentiel d’aventure, ne pas tout dévoiler de sa magie permet de provoquer un certain effroi, chez le spectateur. L’inconnaissable effraie, rappelle l’encore George R. R. Martin dans le Wonderbook, ainsi la magie devrait toujours rester un peu mystérieuse, pour rester un peu dangereuse. Ce n’est pas seulement ce qui est présenté qui provoque un sentiment d’étrangeté, mais aussi ce qui manque, complète Thomas Ligotti dans le même ouvrage. Ignorer quand et comment les pouvoirs d’Alton se manifesteront, dans sa situation déjà précaire d’enfant fugitif traqué par une secte, les médias, les flics et le FBI, dispose le spectateur dans un état de vigilance permanente, d’appréhension permanente, et donc, d’immersion. N’importe quand, un aspect imprévisible du pouvoir du gosse peut envenimer la situation.

Et aux auteurs précautionneux qui craignent que les trous dans leur magie ne frustrent les spectateurs, VanderMeer rassure, que l’essentiel demeure, comme toujours, de boucler ou résoudre les arcs de personnages, plus que de boucler les mystères magiques. Dans Midnight Special, Roy passe d’un père archi-protecteur à un qui fait confiance à son enfant, qui l’accompagne, pour enfin le laisser s’en aller. Alton, lui, prend conscience de sa vocation, et s’y engage. Ces 2 parcours nous émeuvent, et peu importe que nous ne comprenions pas pourquoi cet enfant est magique et pas un autre, comment il est apparu sur Terre, pourquoi les extra-terrestres viennent le chercher, etc.

Enfin, si vous craignez vraiment que le spectateur se sente trop extérieur à votre magie mystérieuse, vous pouvez employer la bonne vieille technique du personnage tout aussi extérieur. Tout comme nous disions dans CCR au sujet du film OSS, que le spectateur peut apprécier s’identifier à un personnage choqué pour ne pas se sentir seul à l’être, le spectateur peut apprécier s’identifier à un personnage ignorant pour ne pas se sentir seul à l’être. Au début de Midnight Special, l’agent Sevier de la NSA ne comprend pas comment le gamin a communiqué à la secte des informations secret défense — nous non plus. Les personnages traversés par le regard lumineux du gosse sont incapables de le décrire — nous non plus. Quand un satellite s’abat sur Terre dans la station service, Roy et Luca ne comprennent pas plus que nous ce qui vient de se passer. Ou encore, très longtemps, personne ne sait pourquoi il faut véhiculer Alton tel jour à tel endroit — la secte pense à une sorte de jugement dernier, mais on devine qu’il s’agit d’une fausse piste. Bref, autant une large partie de la magie nous échappe, autant elle échappe aussi à l’essentiel des personnages, ainsi, on ne se sent pas seuls, on s’identifie à leur méconnaissance, et on ne sort pas du film.

CONCLUSION SUR LA PREMIÈRE RÈGLE

Pour conclure sur cette vaste première règle de Sanderson : ne recourir à la magie pour résoudre un conflit que si le spectateur comprend cette magie. Cela implique de la définir, de l’amorcer, puis de s’y tenir. À défaut de l’amorcer, vous pouvez la présenter comme un conflit, comme l’amorce d’un conflit, ou la faire refuser aux personnages, pourvu qu’elle ne passe par pour un Deus ex Machina aux yeux du spectateur. Par contre, cette règle n’implique pas d’expliquer votre magie, ni de totalement la définir — en effet entretenir une part d’inconnu dans sa magie permet de la garder mystérieuse, dangereuse, et avec un potentiel pour l’aventure. Il suffira alors de présenter juste la partie de cette magie nécessaire à la compréhension de l’histoire, et de présenter des personnages tout aussi ignorants que le spectateur.

MAGIE : L’INFINI DES POSSIBLES

Deuxième règle : les contraintes sont plus importantes que les capacités. Dans une interview sur YouTube pour la Guilde des Scénaristes, Yves Lavandier parle de cet abord de l’écriture, vertigineux pour l’auteur, où tout est possible. Des milliers de personnages, de lieux, de péripéties, d’évolutions — à partir de son idée de base, le narrateur peut tout raconter tout et n’importe quoi. Ecrire consiste alors, poursuit Lavandier, après avoir ouvert cette porte initiale qu’est l’idée de base, à en fermer 1000 derrière. À prendre des milliers de décisions. Ça se passe dans telle ville et pas dans une autre, le personnage a tel âge et pas tel autre, ça se passe à telle saison et pas telle autre etc. Et bien, pour les récits de l’imaginaire, ce terrain de jeu est encore plus vertigineux. Les potentialités de l’irréel s’ajoutent aux potentialités déjà infinies du réel.

Alors il faut focaliser, choisir, réduire, encadrer. Les contraintes sont plus importantes que les capacités. Mais pas seulement pour soi-même, auteur.

“QU’EST-CE QUI L’EMPÊCHE DE… ?”

Aussi, pour le spectateur. Dans son livre Ecrire un Scénario, Michel Chion déroule certaines des erreurs les plus communes des scénarios, parmi lesquelles celle qu’il appelle « qu’est-ce qui les empêche de ». Quand le spectateur visionne un film dont la magie permet trop pour ce qu’elle contraint, il déplore vite « mais qu’est-ce qui empêche les personnages d’employer tel aspect de leur magie pour s’en sortir ? » Je pense au film à high concept The Room réalisé par Christian Volckman, que personnellement j’avais bien aimé. Il met en scène une maison, dont une pièce permet d’obtenir tout ce que l’on veut, la contrainte étant que ce qu’on y obtient ne peut pas sortir de la demeure. Alors c’est déjà une belle contrainte, mais cela n’a pas suffit à une bonne partie du public, qui reproche à The Room un concept trop vaste, avec trop de possibles, où les personnages peuvent n’importe quand obtenir n’importe quoi qui les sortiraient d’affaire.

Mais contraindre sa magie, vis-à-vis du spectateur, est aussi une affaire d’intérêt. Si l’audience n’identifie pas ce qui importe ni ce qui n’importe pas, alors rien ne comptera, remarque Lisa Cron dans Wired for Story. Dans Midnight Special, la magie est circonscrite à un enfant. Ses pouvoirs sont importants, il est difficile de les mesurer — on va y revenir — mais il est le seul élément magique de cet ensemble réel — du moins, jusqu’au Climax.

Et puis, on le disait plus tôt, la contrainte importe aussi pour les personnages — c’est là le coeur de la 2e règle de Sanderson. Si le personnage peut tout faire, mais que rien ne le contraint, si le recours aux pouvoirs ne présente pas de contrecoups, de prix à payer, ni une quelconque difficulté dans leur mise en oeuvre, alors les personnages ne vivent pas de conflit, et, pas de conflit, pas de dramaturgie — nous le disions en première partie.

DIVERSES FAÇONS DE CONTRAINDRE SA MAGIE

Cependant « contraindre » la magie, ce n’est pas seulement en contraindre les effets. Prenez Midnight Special. On ne mesure pas tout ce que cet enfant est capable de faire vis-à-vis des ondes. Plus le film avance, plus on découvre des implications importantes, comme faire tomber un satellite, déchiffrer un message secret défense, figer les écrans de surveillance, ou encore déverrouiller une serrure. Et puis, prenez le pouvoir relatif à ses yeux laser : il permet en un regard à l’enfant de convaincre l’agent Sevier de le libérer — en une regard ! Alors oui, le danger de la magie impliqué par le mystère de ses effets est saisissant pour le spectateur, on en parlait, mais là, ça fait un peu « facile », non ? La magie d’Alton n’est pas tant contrainte dans ses effets ; c’est un risque de perde le spectateur, non ? Et bien regardons ensemble les autres moyens qu’il existe de contraindre sa magie, du moins à un point où elle demeure appréciable pour le spectateur, sans entacher l’expérience de narration.

La première technique qui me vient, et qui est à l’oeuvre dans Midnight Special, est relative au personnage, et à son arc. Plutôt que de limiter les effets de la magie, vous pouvez limiter le personnage dans son rapport à la magie. Dans L’Anatomie de L’Horreur, Stephen King remarque ainsi que le thème principal du film fantastique n’est pas la possession ou l’usage de la magie, mais la découverte et l’apprentissage de la magie. Une façon possible, donc, de contraindre la magie, est de jouer sur l’incapacité du personnage à la maitriser. Oui, Alton dispose d’un pouvoir de persuasion, mais il est incapable de le canaliser. Oui, il peut contrôler des ondes, mais il ne le fait pas d’une façon mature, adulte. Il fait s’écraser un satellite parce que le satellite l’observait, dit-il, mais s’il agissait en adulte, Alton aurait anticipé que cet incident attire à l’inverse l’attention sur lui — alors qu’il veut justement qu’on le laisse tranquille. L’immaturité, l’inexpérience, la méconnaissance, la faiblesse physique, autant de moyens de contraindre les possibilités liées à la magie de votre histoire, via votre personnage.

Deuxième technique : l’arène. Je prenais l’exemple de The Room, à savoir circonscrire la magie à un lieu, à une portion physique du contexte, dont elle ne peut pas s’extraire. Dans Midnight Special, l’arène en elle-même n’est pas magique tout court — là encore, si on fait fi du climax à la fin. Seul l’enfant est irréaliste. Pas de créatures magiques, de bâtiments magiques, etc. Dans le Wonderbook, VanderMeer remarque qu’un risque des arènes magiques, est d’y noyer justement le personnage, de rendre sa propre magie anodine en comparaison, ce qui ne peut pas arriver dans un film comme celui de Jeff Nichols. Plus que d’être dénuée de magie, l’arène de son film contraint, d’ailleurs, la magie, puisque la lumière du jour provoque les transes de l’enfant. Ainsi, cela oblige Roy et Lucas à véhiculer l’enfant de nuit, à le faire dormir derrière des cartons, ce qui réduit le champ d’action de le magie.

Troisième technique : la perspective. VanderMeer différencie ce que l’auteur sait de son monde magique, de ce que ses personnages en savent, à travers les termes respectifs de worldview et de storyview — et je rajouterais la perpective du spectateur, pour revenir là aussi au dernier numéro de Comment c’est raconté. Prenons Midnight Special. Si on considère la perspective de son auteur, il est conscient de la présence d’un monde supérieur, où des extraterrestres communiquent avec le jeune Alton, pour venir le récupérer sur Terre. Bon, question limite de magie, on a vu mieux. Quel est ce monde ? Quelles sont ses possibilités ? Ça peut aller loin, ça peut nous perdre. Maintenant, si vous prenez la perspective des personnages : ils ont conscience des pouvoirs de l’enfant, mais pas de ce monde supérieur, qui ne leur est présenté qu’à la fin. Alton en parle à partir du milieu du film, quand il a sa révélation, mais à ce stade, ce n’est qu’une hypothèse, ils n’y ont pas assisté.

Et si par dessus ça vous prenez la perspective du spectateur : nous vivons dans la voiture, avec les personnages — donc ne savons rien de plus qu’eux au sujets des aliens — et même, nous en savons longtemps encore moins qu’eux, au sujet de l’enfant. Le premier pouvoir manifeste de l’enfant auquel nous assistons, intervient à la 20e minute de film, quand leur premier hôte plonge son regard dans celui d’Alton. Et encore, à ce stade, nous ne savons pas ce qu’implique cette magie. Et le coup des satellites ? À plus de 30 minutes. Et oui, un bon moyen de contraindre sa magie aux yeux spectateurs, bah c’est tout simplement de ne pas la lui présenter, si ce ne sont des bribes. Ce n’est que dans le dernier acte de Midnight Special, que le spectateur et le protagoniste mesurent la totalité du potentiel de son pouvoir, une fois que l’enfant en a usé pour se soustraire aux griffes du FBI — sans parler du monde des aliens, qui pour le coup n’apparait qu’à la toute fin.

Ou alors, vous pouvez présenter cette magie au spectateur quand même et tôt, mais la garder secrète aux yeux de certains personnages, dans un dispositif d’ironie dramatique, comme dans Le Géant de Fer, où l’enfant est longtemps seul, avec nous, à connaitre l’existence robot géant. L’avantage de ce dispositif, est qu’il favorise l’immersion du spectateur, qui se sent alors privilégié d’être seul ou presque à témoigner d’un phénomène extraordinaire — en plus de contraindre la propagation de la magie, donc de contraindre la magie elle-même. Dans Midnight Special, oui le FBI et la secte ont eu vent des pouvoirs de l’enfant, mais nous, spectateurs, avons une longueur d’avance sur eux. Nous savons où sont Alton, Roy et Luca, nous les suivons, et assistons aux manifestations de la magie.

Enfin quatrième moyen de contraindre la magie : l’intrigue. Tout simplement jouer sur les péripéties pour limiter la propagation de la magie. C’est bête hein, mais dans le film de Jeff Nichols, bon bah les personnages sont des fugitifs recherchés de partout. Ils conduisent seuls et de nuit, fréquentent le moins de personnes possibles… Ça laisse peu de place à l’usage de la magie, à l’expérimentation de ses capacités. J’avais fiché un article, comme ça, traitant de comment limiter les choix du personnage principal, dont je ne retrouve plus la source. L’une des possibilités, était que les adversaires la jouent sale — comme dans cette scène de Midnight Special ou des sbires de la secte surprennent les protagonistes à la sortie d’un Motel, et kidnappent le gosse en recouvrant sa tête d’une taie d’oreiller, pour se prémunir du pouvoir de l’enfant dont ils ont connaissance. Ils contraignent ainsi la magie. Une autre technique, qu’on a déjà évoquée dans le podcast, c’est le temps limité. En l’occurrence, Alton dispose de seulement quelque jours pour rejoindre un lieu où il accomplira sa destinée, ce qui, là encore, ne laisse pas de temps pour faire autre chose que de rouler la nuit ou de dormir en journée.

CONCLUSION SUR LA 2e RÈGLE

Bref, pour ne pas vous perdre en écrivant des récits irréels, et pour ne pas perdre votre spectateur, Sanderson prévient que les contraintes comptent plus que les capacités. Soit, en contraignant les effets de la magie en eux-mêmes, soit en contraignant l’expression de ces effets magiques par un jeu sur les personnages, sur l’arène, sur la perspective du récit ou encore sur l’intrigue.

DEVELOPPER SA MAGIE, PLUTÔT QUE LA MULTIPLIER

Enfin, troisième règle quand on raconte des histoires de SF, de fantastique ou de fantasy : développer ce que l’on a déjà, avant d’ajouter quelque chose de nouveau. Là encore, une règle qui pourrait s’appliquer à n’importe quel type d’histoire, et qu’on évoquait précédemment au sujet du film Réalité dans CCR : le milking. Plutôt que de multiplier les personnages, les intrigues, les lieux, les enjeux, les conflits, commençons par exploiter et lier ceux qu’on a déjà introduit. J’ai presque envie d’appeler ça une « écologie de la narration ». Mettons fin aux éléments narratifs à usage unique. Et bien en matière de magie, c’est vrai que la tentation peut être grande de rajouter toujours plus de pouvoirs. Quitte à faire sauter la barrière de l’irréel, autant s’y engouffrer à fond, non ? Et bien non.

Le pouvoir d’Alton vis-à-vis des ondes sert de nombreuses fois : il a un rôle amusant, quand l’enfant récite une émission de radio en playback, il a un rôle d’enjeu ou d’intrigue, le fait que l’enfant capte des données pourtant secret défense, il sert de péripétie quand Alton fait tomber le satellite, ou nous le disions de solution quand il contrôle les systèmes de sécurité du FBI ou devine quelles routes sont surveillées ou non. L’enfant n’a que deux pouvoirs, ça, et celui des yeux.

Alors, certains diront, deux pouvoirs, c’est déjà trop de pouvoirs. Dans son livre Save the Cat, Blake Snyder prévient les auteurs en effet que, si le spectateur est prêt à accepter une dose d’irréel dans un récit, on risque de le perdre dès l’introduction d’une deuxième dose, qui risque effectivement d’apparaitre comme une facilité de scénario. J’ai eu ce sentiment devant le film Titane de Julia Ducourneau : après avoir digéré l’idée saugrenue d’une romance entre une humaine et une voiture, il faut accepter l’idée, en sus, qu’un père psychotique dans le déni de la mort de son fils prenne cette humaine pour son fils. De plus, il faut non seulement accepter deux éléments irréels distincts, mais aussi accepter leur rencontre d’autant plus improbable. Si le fait qu’Alton ait 2 pouvoirs dans Midnight Special ne m’a par contre pas dérangé, c’est probablement parce que ceux-ci sont tous deux introduits dans le premier quart du film, à cette étape où l’auteur signe une sorte de contrat tacite avec son spectateur sur la nature du récit. Alors qu’on apprivoise le protagoniste, on apprend tout de suite ses deux capacités — les rayons et les ondes — lesquelles seront développées ensuite. Enfin… C’est ma théorie.

La troisième règle de Sanderson rejoint un peu la deuxième, dans le sens où contraindre sa magie d’une part et ne pas la multiplier d’autre part, visent à un même but : celui de concentrer l’attention du spectateur. Mais il y a deux autres intérêts, propres à la troisième règle.

Tout d’abord, développer la magie qu’on a déjà, cela signifie d’aller au bout de sa promesse. N’oublions pas qu’un pouvoir ça peut être fun, ça peut être cool, et le spectateur risque de sortir frustré de la salle de cinéma si l’auteur n’en a pas exploré le plein potentiel.

UN IMAGINAIRE ORIGINAL, PARTICULIER

Mais aussi, deuxièmement, cela permet de personnaliser votre magie. Dans son Wonderbook, VanderMeer remarque en effet qu’un dragon dans une histoire doit idéalement être différent d’un dragon dans une autre histoire. Quel intérêt d’imaginer un truc… qui au final n’est pas si original ? Un gamin qui contrôle des ondes et envoie des lasers avec ses yeux, là comme ça, ce n’est pas si original. Ça pourrait donner lieu à des tas d’histoires différentes. Mais chez Alton, le pouvoir n’est pas une fin en soit. Il est la manifestation d’une identité, un symptôme tout autant qu’un moyen. Il met les protagonistes sur la route de la destinée de l’enfant : celle de rejoindre le monde auquel il appartient. Et puis, ses pouvoirs ont leur façon propre de se manifester, et leurs intérêts propres, compte tenu du contexte et de la psychologie de l’enfant, comme nous l’avons vu.

CONCLUSION GENERALE, ET “RÈGLE ZÈRO”

Pour conclure. Une histoire fantastique, ou de science-fiction, ou de fantasy offre une infinité de libertés, mais ne déroge pas aux règles de dramaturgie classiques. Plus encore, les récits de l’imaginaire répondent particulièrement à trois règles, théorisées par Brandon Sanderson : ne recourir à la magie pour résoudre un conflit que si le spectateur comprend cette magie ; les contraintes sont plus importantes que les capacités ; et développer ce que l’on a déjà avant d’ajouter quelque chose de nouveau.

Cela dit. Dans l’épisode 12 de la 5e saison du podcast Procrastination, est mentionnée l’existence d’une « règle zéro » de Sanderson, peut-être la plus importante de toute : dans le doute faites ce qui est cool. De même qu’il faudrait se méfier de ce qui est cool pour l’auteur, car cela peut saboter son récit, il faut se méfier des il faut, au profit de ce qui est cool pour le spectateur. Et tant pis si Alton a deux pouvoirs au lieu d’un, si des extra-terrestres s’ajoutent à la fin, si les pouvoirs ne sont pas tant définis et pas tant limités, tant que le spectateur prend plaisir à voir le film Midnight Special.

Fondu au noir pour ce 76e numéro de “Comment c’est raconté ?”, merci pour votre écoute, j’espère qu’il vous a intéressé !

Retrouvez tous les liens du podcast sur ccrpodcast.fr, dont Facebook, Insta’, Spotify, tout ça, mais encore et surtout Apple Podcasts : pour ce-dernier je vous invite à laisser 5 étoiles et un commentaire — c’est très im-por-tant pour le référencement du podcast, podcast dont l’habillage musical était signé Rémi Lesueur je le rappelle, et l’hexaheptaconta-remercie.

Je m’appelle Baptiste Rambaud, disponible sur Twitter pour répondre à vos questions, à vos réactions, et vous donne rendez-vous dans quatre semaines pour la 77e séance. Tchao !

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