Analyse du scénario de The Guilty : suggérer grâce au hors-champ
CINÉMA — Analysons le scénario du film The Guilty (2018) : comment le hors-champ catalyse-t-il notre interprétation ?
Les films et séries ont avant tout une grammaire de l’image, ils sont actuellement les médias visuels de référence. Mais… sont-ils pour autant inefficaces quand ils vont à l’encontre de leur ADN, et ne montrent rien ?
Info : Cet article retranscrit un épisode du podcast “Comment c’est raconté ?”, disponible sur Youtube, Apple Podcasts, Soundcloud, Spotify et services de podcast par RSS.
Salut ! Et bienvenue dans ce 57e numéro de “Comment c’est raconté ?”, le podcast qui déconstruit les scénarios un dimanche sur deux. Aujourd’hui, panique au 112 avec le thriller danois The Guilty, écrit par Emil Nygaard Albertsen et Gustav Möller, réalisé par ce dernier, et sorti au cinéma en juillet 2018. Ce high concept à huis clos — non sans rappeler un certain Locke également analysé dans le podcast — nous permettra d’étudier en quoi la suggestion au cinéma n’est pas forcément ou pas juste un cache-misère malin.
Iben, une femme victime d’un kidnapping, contacte les urgences au 112. La ligne est coupée brutalement. Pour la retrouver, le policier qui a reçu l’appel, Asger Holm, ne peut compter que sur son intuition, son imagination et son téléphone.
Si vous n’avez pas vu le film, vous feriez peut-être mieux de raccrocher, car attention, spoilers.
La suggestion. Pour aborder ce sujet, j’ai commencé par me questionner sur ce qu’il couvrait, exactement. On a régulièrement traité dans Comment c’est raconté de l’importance de ne pas tout livrer expressément au spectateur, et de le laisser comprendre par lui-même l’essentiel de l’histoire.
PLUSIEURS FAÇONS DE SUGGÉRER
On a par exemple parlé de la notion de sous-texte, au sujet de Juste la fin du monde, comme quoi ce qui importe bien souvent dans les dialogues est moins ce que les personnages disent que leur comportement trahi. Mais ce n’est pas de sous-texte dont je veux parler aujourd’hui.
On a, plus généralement, rappelé ça et là l’importance de juxtaposer des événements en laissant le spectateur les relier dans sa tête, donc résoudre l’équation du récit lui-même, plutôt que de lui livrer la solution littérale. Bref, mieux vaut faire comprendre, qu’expliquer. Mais, là encore, ce n’est pas ce dont je veux parler aujourd’hui.
On a, au sujet du thème et de la symbolique, en analysant respectivement Grave et Taxi Driver, exposé l’importance d’inviter le spectateur à déduire le propos d’un film, voire à se forger son propre avis, plutôt que de chercher à lui en imposer un lourdement. Mais, là encore, ce n’est pas de cette suggestion que je veux parler aujourd’hui.
Cette fois, je veux parler du hors champ. Je veux parler des événements qui se passent concrètement et expressément dans un film, dont l’existence en elle-même ne prête pas à interprétation puisqu’elle est claire, mais on ne les voit pas, donc c’est leur illustration que nous interprétons. The Guilty met en scène un enlèvement, dont on ne doute pas une seconde de l’existence, mais nous ne le voyons pas de nos propres yeux, puisque le récit adopte exclusivement la perspective du flic, qui mène l’enquête depuis sa plateforme de réception des appels d’urgence. Plus que de ne pas apparaitre dans le champ, les événements n’apparaissent pas dans le contexte du film, on ne fait qu’en entendre les émanations sonores : gyrophares, crissements de pneus, interpellations, accidents, descriptions orales, etc. Bref, ce thriller repose intégralement là-dessus — et pas seulement quelques scènes — voilà pourquoi j’ai choisi de le traiter.
LE HORS-CHAMP : ANTI-CINÉMATOGRAPHIQUE ?
Ce procédé narratif m’intéresse car, si The Guilty nous enfonce dans notre fauteuil et nous captive jusqu’à sa dernière minute, son concept brise des conventions de narration qui, pourtant, étaient respectées et permises par les autres techniques invitant le spectateur à interpréter, et que j’évoquais à l’instant : sous-texte, intrigue à relier soi-même, thème ou encore symbolique. Je m’explique. Yves Lavandier remarque dans Évaluer un Scénario, qu’un défaut récurrent dans les projets de films est de laisser les dialogues faire tout le travail. J’ai eu ce triste sentiment durant les quatre-vingt premières minutes de Glass, de Shyamalan : les personnages ne font que causer de la situation, de qui ils sont, de pourquoi on les enferme, mais il n’y a pas tant d’action, ou du moins les dialogues ne font pas avancer l’action, ils la commentent. Si vous jouez avec le sous-texte, avec l’interprétation de l’intrigue, avec le fait de montrer et non de raconter, avec l’exploration du thème ou avec une symbolique sous-jacente, vous contribuez à éviter cet écueil tout en ayant recours à des dialogues quand même — on a eu l’occasion d’en parler. L’histoire avance et prend forme, au moins dans la tête du spectateur. Mais quand vous jouez avec le hors champ comme dans The Guilty… Bah, là, le seul moyen que le protagoniste ait de faire progresser l’histoire, c’est de dialoguer. Il passe sont temps à questionner des gens, et ces personnes décrivent ce qu’elles voient ou ce qu’elles vivent à l’oral. En résumé, The Guilty semble reposer sur un procédé anti-cinématographique ; les dialogues font bel et bien l’essentiel du travail. Il s’agit heureusement de dialogues d’action, où le protagoniste cherche à faire avancer les choses, mais nombre de ces dialogues viennent seulement décrire la situation. Plus généralement, la suggestion ne laisse au spectateur que le son pour apprécier des péripéties, là où le cinéma, j’en parlais en intro, est un médium considéré comme tant tout visuel. Alors pourquoi ai-je tant aimé ce film ? En quoi est-ce du cinéma au même titre que n’importe quel autre film ? Quelle est la nature exacte de l’interprétation à laquelle invite le hors champ ? Explorons.
LE HORS-CHAMP : PARFAIT POUR IMPLIQUER LE SPECTATEUR !
Bon déjà, un atout que le hors champ a en commun avec les autres techniques narratives qui appellent à l’interprétation, c’est qu’il implique ; il intéresse.
J’approfondissais, en analysant Memento de Nolan, le fait que le spectateur est autant si ce n’est plus narrateur, face à un film, que le film lui-même. Et bien, quand on matte The Guilty, on imagine soi-même les situations à l’autre bout du fil. On imagine Iben, terrorisée sur le siège passager au début, puis dans le coffre plus tard, on imagine sa fille Mathilde maculée de sang quand elle a rendue visite à son défunt petit frère Oliver, bébé dont elle n’a pas compris la mort, on imagine la découverte du logement du ravisseur présumé Michael, décrite par Rashid, le coéquipier du héros, etc. Toutes ces scènes qui ne nous sont pas montrées, on ne peut pas s’empêcher de les matérialiser dans notre tête. Peut-être, car notre cerveau a horreur du vide — David Mamet encourage effectivement, dans son livre On Directing Film, les scénaristes à pratiquer la rétention d’informations, pour laisser le spectateur combler les vides.
Cette rétention d’information — en l’occurence visuelle — provoque une situation de mystère. Un mystère non pas sur la durée, comme dans les whodunit et autres films d’enquête, où il faut patienter jusqu’à la fin du film pour comprendre qui a tué et pourquoi, mais un mystère court-terme de chaque instant. Chaque son que le spectateur perçoit le tourmente, jusqu’à ce que l’interlocuteur au téléphone daigne décrire au protagoniste ce qui se passe. Pourquoi Iben parle-t-elle au début à Asger comme à un enfant ? Parce qu’elle a été enlevée mais ne veut pas que son ravisseur sache qu’elle a composé le 112. Pourquoi un tel silence quand le policier allé prendre des nouvelles des enfants d’Iben arrive dans la chambre du bébé ? Car il a été éventré. Sans compter cette scène d’interpellation d’une camionnette blanche, dont on ne fait là encore qu’entendre le son : ont-ils effectivement intercepté le suspect ? Le flic revient au téléphone de sa voiture et apprend à Asger que non, mauvaise pioche, mauvaise camionnette. Dans chacune de ces scènes, le spectateur doit patienter quelques dizaines de secondes avant de savoir, aux côtés du protagoniste Asger, ce qui se passe à l’autre bout du fil. Cet effet, on le retrouve dans pas mal des films merveilleux de Spielberg : d’abord, le cinéaste nous montre la réaction de personnages abasourdis face à on ne sait quoi — ils écarquillent les yeux, ôtent leurs lunettes et chapeaux, ouvrent bêtement leur bouche, se figent — puis, nous est introduit ce à quoi ils font face — par exemple, des dinosaures majestueux. Un mini-mystère est amorcé au sujet du hors champ, mini car résolu un instant plus tard. C’est un peu l’équivalent du « tu devineras jamais ce qui m’est arrivé » qu’on lance à nos amis avant de leur raconter une anecdote croustillante.
Alors oui, dans The Guilty, il y a un mystère davantage, disons, long terme : qui a enlevé Iben ? Pourquoi ? Mais ce mystère s’accompagne d’un suspense de chaque instant, d’une urgence bien présente à résoudre la situation pour Asger, et donc de mini-mystères provoqués par le hors champ permanent des événements.
Bien sûr, le spectateur pourrait s’en foutre royalement. Après tout, pourquoi prêter attention à des situations dont on ne perçoit que des sons ? En quoi ce mystère nous implique-t-il ? Sans doute un côté voyeur et pervers qu’on a tous, le genre qui nous pousse à exiger des potins puis à les répandre, notre goût pour le trou de la serrure. Mais ce principe de hors champ mystérieux nous implique également par le sentiment inconfortable d’incertitude qu’il provoque. On en parlait dans le podcast au sujet de 10 Cloverfield Lane, l’incertitude figure parmi les ingrédients de la tension. Quoi de plus effrayant qu’un gros monstre ? Un gros monstre dont on ne sait pas où il se trouve. Dans The Guilty, l’incertitude contribue ainsi à tendre le spectateur vis-à-vis des péripéties. À défaut de voir, on imagine perpétuellement le pire, on anticipe vainement. Incertitude et anticipation s’avèrent un combo gagnant en narration, rapporte Mackendrick de William Archer dans son livre On Film-Making. Quand Asger invite Iben à boucler sa ceinture puis à tirer le frein à main pour provoquer un accident et tuer son ravisseur Michael, on entend l’accident, puis le téléphone coupe. Qu’en est-il ? A-t-elle survécu ? Michael est-il mort ? Ou s’est-il retourné contre elle ? A-t-elle pu fuir ? L’accident a-t-il seulement vraiment eu lieu ? Cette incertitude nous fait anticiper tous les scénarios envisageables, nous implique, et nous attendons le prochain appel avec impatience. Combien de films, lors de l’affrontement final, jouent du hors champ quand un coup de feu retentit, nous laissant le souffle coupé, incertains de qui meurt et de qui survit.
Mystère à court-terme provoquant une incertitude inconfortable mêlée d’anticipation, ou voyeurisme pervers, ou simple horreur du vide, voilà quelques pistes pour tenter de comprendre en quoi le hors le champ est un outil redoutable, quand on souhaite impliquer et intéresser le spectateur.
Mais cela n’explique pas tout. Comment un film entier peut-il reposer sur ce principe, et non seulement quelques scènes ? Comment peut-il à ce point se soustraire au caractère visuel de son médium ?
MAIS LE CINÉ… ÇA SERT À VOIR, NON ?
Quid de David Trottier, qui dans sa Screenwriter’s Bible invite les scénaristes à rendre l’abstrait visuel et l’interne externe ? Quid d’Aristote qui dans Poétique invite les dramaturges à mettre au maximum chaque situation sous les yeux du spectateur ? Quid de la remarque de Mabley dans Dramatic Construction, comme quoi le public est saisi plus fortement et plus rapidement par ce qu’il voit que par ce qu’il entend ? Quid de Michael Hauge, qui dans Writing Screenplays that sell conseille les scénaristes de doter leur protagoniste d’un but visuel, afin que la poursuite de ce dernier puisse-t-être montrable ? Et plus généralement quid des paroles sages de Mackendrick, suggérant de ne mettre dans un scénario que ce qui peut être filmé en actions ? Ces différents conseils, je vous les ai rapportés à plusieurs reprises. Concernant The Guilty, je me suis alors questionné sur le fondement du hors champ, de la suggestion.
En fait, ce procédé peut s’avérer bien plus visuel qu’il n’y parait, voyez par vous-mêmes.
LE HORS-CHAMP EST BIEN VISUEL… MAIS DANS NOS TÊTES.
Quand Trottier parle de rendre l’abstrait visuel et l’interne externe, il fait référence, je pense, aux récits psychologiques. Le cinéma n’est pas fort pour capter ce qui se passe dans la tête des personnages, il vaut souvent mieux que leur comportement s’exprime pour eux, plutôt que des tunnels de dialogues ou une voix off. Dans The Guilty, la psychologie des personnages transparait à travers l’action. Le côté sanguin et hâtif du protagoniste transparait dans sa transgression du protocole judiciaire — pour rappel, il mène l’enquête alors qu’il est juste censé prendre des appels. Le collègue du héros, Rashid, est tellement complice avec lui qu’il accepte de mener une enquête au domicile du suspect, alors que la demande ne vient pas de leur direction mais d’une initiative d’Asger, et prend ainsi la voiture tout en étant bourré. Les hallucinations d’Iben l’ont menée à tuer son bébé, en croyant à l’inverse le sauver. Ces trois situations psychologiques sont bien traduites à travers des comportements visualisables, quand bien même on ne les voit pas forcément tous sous nos yeux.
Quand Aristote invite les dramaturges à mettre au maximum chaque situation sous les yeux du spectateur, il entend par là que le spectateur doit être au courant de ce qui se passe. Il ne faut pas abuser du mystère, au risque de laisser le spectateur sur le carreau, et confus. Même si les situations de The Guilty ne se passent pas littéralement sous nos yeux, nous les découvrons pour la plupart, et en temps réel : l’accident, Iben qui risque de se suicider à la fin, l’interpellation de la mauvaise camionnette, Rashid qui pénètre le domicile de Michael, les flics qui découvrent la dépouille du bébé, etc. Une grande partie des péripéties se passent ainsi virtuellement sous nos yeux, et le spectateur n’est pas perdu, ou égaré ; il a le sentiment de disposer de suffisamment d’informations pour s’investir dans l’histoire.
Concernant Mabley, qui remarque que le spectateur est saisi plus fortement par ce qu’il voit que par ce qu’il entend, on peut répondre que, si avec The Guilty le spectateur ne voit pas sur son écran, il voit dans sa tête. On le disait plus tôt, nous matérialisons les événements — un peu comme quand on écoute une fiction audio, ou lit un roman.
Quand Michael Hauge parle de privilégier des buts visuels pour ses protagonistes, celui d’Iben et Asger ne l’est-il pas, visuel ? Il s’agit de sauver la jeune femme des griffes de son ex-mari, or, quoi de plus visuel que la liberté physique ? Alors oui, la poursuite du but n’est pas filmée, techniquement, mais elle est filmable, elle est visualisable.
Ainsi, pour réagir enfin au conseil de Mackendrick, s’il vaut mieux n’intégrer au scénario que ce qui PEUT être filmé en actions, le réalisateur n’est pas contraint de montrer effectivement ces actions.
Voilà, je pense, pourquoi la suggestion que permet le hors champ ne va pas tant à l’encontre de l’ADN du cinéma. La question est moins de savoir si les péripéties d’un film sont visibles, que de savoir si elles pourraient l’être, donc si elles sont visualisables. Les événements qui ont lieu à l’autre bout du fil, dans The Guilty, la plupart du temps, ils pourraient être filmés, ce ne sont pas de simple dialogues sur la pluie et le beau temps, ou qui relatent des actions passées et futures, ce sont des actions qui se déroulent en temps réel.
Bon, The Guilty n’est pas non plus un film totalement exemplaire sur ce point. Par exemple, la backstory du héros — comme quoi, en intervention sur le terrain, il a tué un mineur, puis a été rétrogradé à recevoir des appels d’urgence, et sera jugé le lendemain, soutenu par Rashid qui mentira dans sa version des événements — tout cela est visualisable, mais est seulement relaté dans les dialogues, ça ne se passe pas en hors champ, dans nos oreilles, ce n’est pas une action qui se déroule dans le film en temps réel. Heureusement, ce type de discussions est plutôt dilué dans The Guilty, à petites doses éparses, ne venant ainsi pas trop ralentir le déroulé de l’action, tout en conférant une résonance thématique à la fin, entre le parcours d’Iben et celui d’Asger : pour rappel, tous deux ont commis un meurtre, l’une malgré elle, alors que l’autre, confesse-t-il, pris de remords, avait le choix.
NOTRE CERVEAU AIME VISUALISER DE LUI-MÊME
Bref, suggérer une image a potentiellement autant de force que d’en montrer une. L’un des ressorts de stand up que je préfère, et relaté par Gene Perret dans The New Comedy Writing, consiste pour l’humoriste à créer une image absurde dans la tête du spectateur. Je me rappelle par exemple de Madenian, invité sur le plateau de Clique, qui ironisait sur le public de l’émission Vivement Dimanche, expliquant qu’il est en fait toujours le même, qu’on met et retire une bâche dessus à chaque fois. Cette situation loufoque de bâche disposée sur un public et retirée ensuite, on la visualise tout de suite, et cette image dans notre tête va alors nous faire marrer.
Mais le hors champ au cinéma suggère-t-il des images carrément plus fortes, plus efficaces, plus saisissantes que les images du champ ? Vaste question.
LE HORS-CHAMP, PLUS EFFICACE MÊME QUE LE CHAMP ?
Dans sa Psychanalyse des contes de fées, Bruno Bettelheim fustige les histoires illustrées et vante plutôt celles textuelles, car là où le texte laisse l’inconscient de chacun s’exprimer et imaginer le contenu — autrement dit deux lecteurs ne se forgeront pas le même contexte visuel dans leur tête — l’image détourne du processus créatif en empêchant d’expérimenter l’histoire à sa façon. Pour Bettelheim, un conte illustré constitue une solution de facilité pour le lecteur, puisque ce dernier laisse à un tiers la tâche difficile d’imaginer telle ou telle situation, tel ou tel personnage. Ainsi, dans la mesure où chacun a sa propre conception des événements, qui lui est personnelle, les images que le public se fabrique peuvent résonner bien plus fortement en eux qu’une image prête à l’emploi, qui en saisira peut-être certains, mais pas tous. Quand Rashid entre dans la demeure de Michael, nous craignons ce qu’il y trouvera, et chacun d’entre nous visualise ce que le flic décrit au téléphone. Mais, si la scène nous était montrée, il est probable que la direction artistique et la réalisation n’aient pas fait bien peur à tous les spectateurs — quand bien même le cinéma a notamment pour vocation de provoquer visuellement cette peur. En ce sens, suggérer plutôt que montrer, c’est provoquer dans la tête du spectateur une image potentiellement bien plus forte que celle qu’on lui aurait présentée — d’une part car le spectateur s’implique en proposant son image, et d’autre part car cette image lui est propre.
Dans son passionnant livre Une mémoire infaillible, Sébastien Martinez dévoile que les champions du monde de la mémoire ont pour méthode de se créer dans leur tête un palais de mémoire, c’est à dire un lieu qu’ils visualisent et connaissent bien, puis d’y disposer un circuit de situations loufoques, chacune symbolisant une information à retenir. Pour retrouver leurs informations, ils se déplacent simplement dans le palais de mémoire. La visualisation personnelle de situations et de contextes est si forte qu’elle décuple nos capacités de mémorisation.
PARADOXES DE LA SUGGESTION PAR LE HORS-CHAMP
Pour revenir au cinéma, Stephen King a ainsi pointé, dans son essai L’Anatomie de l’Horreur, un paradoxe intéressant des films d’épouvante : ce qui est tapi derrière la porte ou en haut des escaliers n’est jamais aussi terrifiant que la porte ou l’escalier eux-mêmes. De fait, quand un cinéaste abat ses cartes et présente son monstre — car il faut bien le faire au bout d’un moment — le spectateur risque de le trouver bien moins effrayant que ce qu’il redoutait à la base. Chacun a ses propres critères de ce qui est effrayant ou non, et notre imagination va parfois bien plus loin que ce que les cinéastes sont capables de mettre en image.
Autre phénomène intéressant, prenez Scarface. À sa sortie, le film a d’abord été classé X aux Etats-Unis, notamment à cause de la fameuse scène de la tronçonneuse. Le cinéaste s’est insurgé de cette classification, puisque nous ne voyons pas expressément le personnage se faire charcuter la tête. Justement, peut-on entendre dans le making of, il suffit de voir le regard livide de Toni, l’oeil qui tressaute de la victime, surmonté d’une goutte de sang qui perle, et d’entendre le moteur de l’outil, pour que notre imagination fasse le reste. Ainsi, même si l’action a lieu hors champ, le comité de classification a jugé la scène trop graphique, par sa simple suggestion. Cela procède d’une technique de narration justement plébiscitée par Stephen King : montrer une image choc pour désarçonner le spectateur — en l’occurence une tronçonneuse allumée — puis titiller son imagination.
QUAND LE HORS-CHAMP FAIT PLUS VRAI QUE LE CHAMP
Non seulement la suggestion d’une image est potentiellement plus forte que l’image elle-même, elle peut aussi s’avérer plus juste. David Mamet, toujours dans On Directing film, conseille de ne jamais montrer la réalité mais seulement de la suggérer car, sinon, cela fait soit trop vrai soit trop faux, et le spectateur sort de l’histoire. Pensez au bébé éventré, le pauvre Oliver, dans The Guilty. Avez-vous souvent vu un bébé se faire éventrer au cinéma ? Non. Pourquoi donc ? Notamment car l’image figure peut-être parmi celles qui nous révulseraient beaucoup trop, et nous feraient donc sortir du film. Montrer ne serait-ce qu’un enfant mourir compte parmi les interdits de nombreux cinéastes et producteurs, et pour cause, le spectateur considèrera rarement ces images horribles comme justifiées, il sera ramené à la réalité de l’événement et sortira de l’histoire. En ce sens, le spectateur n’a parfois juste pas envie de voir, comme quand on se masque les yeux devant un film d’horreur tout en écoutant ce qui se passe. Par contre, si le bébé nous était présenté en effet spécial ou visuel douteux, nous n’y aurions pas cru, et cela nous aurait également sorti de l’histoire. Je ne pense effectivement pas, sur des réalités aussi extrêmes, qu’il existe un juste milieu entre le trop et le trop peu réel.
Tout ça pour dire, résume François Ozon dans le livre Ecrire un film, qu’il est parfois plus fort de laisser le spectateur imaginer ce qui va se passer que de le lui montrer. Cette scène dans Watchmen où Rorscharch s’isole avec un antagoniste dans les toilettes de la prison, et que la porte battante se referme petit à petit, masquant le carnage, laisse libre cours au spectateur d’imaginer la plus satisfaisante des vengeances.
CE QUE L’ON MONTRE N’EST PAS TOUJOURS INTÉRESSANT…
Un film comme The Guilty relativise ainsi le pouvoir présumé des images : ce n’est pas parce qu’on peut montrer qu’on doit montrer. Les théoriciens peuvent avoir tendance à sanctifier la place du concret et le choc du visuel, omettant que, parfois, l’image en elle-même n’est qu’un bête outil sensationnaliste et spectaculaire. Godard a ainsi remarqué, dans une interview accordée à SoFilm en 2015 — je m’excuse par avance pour le langage peu châtier — que la caméra est parfois une vraie pute pour les gens qui s’en servent. Plutôt que de penser intelligemment un film qui fait naître des émotions, des réflexions, etc., on braque sa caméra sur des situations choquantes et complaisantes pour bêtement bousculer le spectateur. On en revient alors à l’importance de jouer avec l’interprétation du public, concernant ce qu’il ne voit pas comme ce qu’il voit.
Mener cette réflexion jusqu’au bout m’a quelque peu déstabilisé. Au final, j’ai le sentiment d’avoir démontré que le cinéma n’a pas besoin de l’image, que l’image proposée par le cinéma n’est pas si forte (et parfois gratuite), et qu’au final ce médium n’a vocation qu’à pré-mâcher un imaginaire pour le spectateur flemmard. Je suis à deux doigts de rejoindre la thèse de certains boomers extrêmes pro-littérature, qui ne voient dans le cinéma qu’un divertissement con-con pour adolescents — quand bien même j’ai lu bien peu de romans dans ma vie. Je suis peut-être juste un de ces ados cons cons, d’ailleurs. Heureusement, les précédents épisodes du podcast m’ont permis d’étudier en quoi le cinéma offre d’autres possibilités que le hors champ pour jouer avec l’interprétation des spectateurs, des possibilités qui emploient évidemment les caractéristiques visuelles de ce médium.
THE GUILTY : UN FILM DE “CINÉMA” ?
Pour revenir à notre sujet d’étude, ce qu’il y a de proprement cinématographique dans The Guilty, relève, je pense, de l’immersion contextuelle, de l’empathie avec le flic qui n’en sait pas plus que nous, du contraste entre sa détresse et le calme de ses collègues, et relève du sentiment d’impuissance provoqué par l’incapacité physique qu’il a d’agir malgré les coups de fils qu’il passe à la Terre entière, et ses accès de colère dont le matériel fait les frais. Et j’aime particulièrement cette idée, d’un scénario économe qui se contente de trois ou quatre forces du langage cinématographique, pour les mêler à un récit qui aurait totalement sa place dans un podcast audio ou un roman. Cela m’aura permis d’explorer à nouveau en quoi, comme l’exprime Alexander Mackendrick dans On Film-making, le langage cinématographique transmet du sens non pas aux yeux, mais au cerveau.
Fondu au noir pour ce 57e numéro de “Comment c’est raconté ?”, merci pour votre écoute, j’espère qu’il vous a intéressé !
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