Analyse du scénario des Noces Rebelles : dialogues aliénants

Baptiste Rambaud
Comment c’est raconté ?
17 min readNov 14, 2021

CINÉMA — Analysons le scénario du film Les Noces Rebelles (Revolutionary Road, 2009) : comment les deux personnages s’adressent-ils l’un à l’autre ?

Comment deux personnages peuvent-ils passer tout un film à dialoguer sans se comprendre ?

Info : Cet article retranscrit un épisode du podcast “Comment c’est raconté ?”, disponible sur Youtube, Apple Podcasts, Soundcloud, Spotify et services de podcast par RSS.

Salut ! Et bienvenue dans ce 73e numéro de “Comment c’est raconté ?”, le podcast qui déconstruit les scénarios un dimanche sur quatre. Aujourd’hui, un couple confronte sa routine, dans la romance dramatique américano-britannique Les Noces Rebelles, écrite par Justin Haythe, adaptée du livre de Richard Yates, réalisée par Sam Mendes, et sortie au cinéma en janvier 2009. Ce sera l’occasion pour nous, d’étudier les attitudes qui enveniment les débats entre personnages.

Aux Etats-Unis, dans les années 50, April et Frank Wheeler forment un couple à part, soucieux de vivre une vie différente avec des objectifs élevés. En emménageant dans leur belle maison, ils jurent qu’ils ne se laisseront pas envahir par la torpeur ambiante. Pourtant, les Wheeler finissent par vivre l’existence qu’ils redoutaient. Frank a un travail sans intérêt et April, femme au foyer, voit ses rêves d’évasion s’envoler. Décidée à changer de vie, April imagine un plan audacieux pour tout recommencer, quitter leur petite routine confortable dans le Connecticut pour aller vivre à Paris…

Pour ne froisser personne, je préviens de suite concernant le film du jour : attention spoilers.

Dans le 32ème numéro du podcast consacré à Terminator 2, je portais à votre attention l’importance que les scénarios émouvants accordent à l’aspect relationnel de leur histoire, donc à la nature, à la fécondité, à l’évolution des interactions entre leurs personnages. Les conflits internes et externes sont une chose, ces conflits centrés sur la psychologie et l’objectif du personnage seul, mais ils gagnent moins nos émotions que les conflits interpersonnels. C’est notamment pourquoi la majorité des films américains commerciaux nous calent un enjeu familial — parfois prétexte et superficiel, d’ailleurs, mais passons.

Par ailleurs, dans l’épisode 17 du podcast consacré à Juste la fin du Monde, nous abordions comment les besoins psychologiques des personnages ternissent leurs relations personnelles, à travers notamment le sous-texte des scènes.

Enfin, dans l’épisode 68 de CCR consacré à Quai d’Orsay, je survolais cette idée comme quoi un dialogue gagne en dynamisme et en conflit, quand deux personnages peinent à échanger sur la forme — avant même de peiner à se mettre d’accord sur le fond.

Et bien, l’épisode du jour prolonge ces trois précédentes analyses — bien qu’il ne soit pas nécessaire de les avoir écoutées avant. Il sera donc question aujourd’hui de l’aspect relationnel du récit, de sous-texte relatif aux besoins des personnages, et en conséquence de leur difficulté à communiquer. Ou, pour faire court, on va parler de communication aliénante.

Pour ce faire, et comme régulièrement dans l’émission, je ne me réfèrerai pas à une batterie de livres de dramaturgie, mais à un unique ouvrage, et de sciences sociales en l’occurence. Le livre en question traite du thème (très à la mode, je dois admettre) de communication non-violente ; il s’intitule « Les Mots sont des fenêtres », écrit par Marshall Rosenberg — considérez que mes propos du jour viennent tous de là.

Et quoi de plus approprié, pour traiter de l’insoluble résolution des conflits entre personnages intimes, que de déconstruire un drame romantique. J’aurais pu me pencher sur Mariage Story, ou sur Malcolm & Marie, et finalement notre objet d’étude sera Les Noces Rebelles.

Comment son scénario est-il écrit, pour que cette crise de couple que traversent April et Frank soit un engrenage à la fois si tragique, et si réaliste ? Comment ces deux personnages réussissent-ils dans un premier temps, mais surtout échouent-ils dans un second temps, à échanger sereinement ?

Je vous propose de scinder l’analyse en 3 parties, pour y voir plus clair : d’abord, la façon dont les personnages expriment leurs souffrances, puis, la façon dont ils reçoivent les souffrances de l’autres, et enfin, la responsabilité dont ils font preuve ou non.

LA COMMUNICATION NON-VIOLENTE

Donc commençons avec l’expression des doléances. Quel serait le cas idéal ? La façon la plus fluide, la plus respectueuse, la plus pacifique de témoigner son insatisfaction ? Je vous la fais courte. D’après Rosenberg, cela se fait en quatre temps : il convient de formuler une observation de la situation, puis d’expliquer le sentiment que cela provoque chez nous, pour ensuite témoigner du besoin qui n’est pas satisfait, et enfin formuler une demande. Ça, c’est de la communication « non-violente ». Par exemple, dans Les Noces Rebelles, il y a cet appel à l’aventure, où April suggère à Frank d’enfin changer de vie. Alors, elle ne fait pas tout dans l’ordre que je viens d’énoncer, mais on retrouve : l’observation — comme quoi ils ont une vie bien rangée, ils ont abandonné leurs rêves depuis la naissance de leurs enfants, et Franck a un métier et une maison qu’il déteste — le sentiment — la frustration d’avoir abandonné leur promesse qu’ils s’étaient formulée, à savoir d’être un couple exceptionnel avec une vie exceptionnelle — le besoin — celui de trouver sa vocation pour Franck, et de renouer avec leur idéal de vie exceptionnelle pour April — et enfin la demande — celle de partir s’installer à Paris avec les enfants. Voila, je mets de côté la partie argumentaire, celle du pour et du contre, dont on a déjà exploré les approches dans l’épisode du podcast consacré à Douze Homme en Colère.

Disons que là, dans cette scène, April exprime pacifiquement sa demande, fondée sur une observation, ayant induit un sentiment négatif, lui-même motivé par un besoin non-satisfait. Sauf… que cette communication non-violente n’est pas la norme, dans le film.

Et j’ai presque envie de dire, d’un point de vue dramaturgique, tant mieux. Tant mieux, car une narration où tout est fluide et pacifique manquera à l’évidence de conflit. Mais aussi tant mieux, car un personnage réaliste, surmené par ses sentiments, ou aveuglé par son but, ou autres, ne saura pas toujours s’y prendre.

Du coup, maintenant qu’on a vu le cas idéal d’expression non-violente d’une doléance, jetons un coup d’oeil à quelques mauvais comportements — donc intéressants pour le spectateur — qu’un personnage peut adopter.

DIFFICULTÉ À EXPRIMER SES SOUFFRANCES

Il y a par exemple celui, de confondre une demande avec une exigence. Dans ce cas, le personnage ne propose pas sa solution, mais semble l’imposer — ce qui à l’évidence annihile le dialogue. Par exemple, quand April apprend être enceinte d’un troisième enfant, elle redoute que cela dissuade son mari d’emménager à Paris, mais sollicite tout de même son avis. Commençant par temporiser, Frank finit furieux d’apprendre qu’April s’est équipée pour avorter. Il ne lui propose ni ne lui demande de garder l’enfant. Cet accès de colère ressemble plutôt à une exigence — ce qui contribuera à dissuader April d’avorter, dans un premier temps.

Mais plus tard, quand leur couple sera au plus bas, Franck la culpabilisera de ne pas avoir avorté à temps, expliquera à April qu’il aurait préféré qu’elle avorte plutôt que de ne pas aimer son enfant. En réagissant ainsi, Franck sous-entend qu’il laissait le choix encore à sa femme, qu’il lui suggérait seulement de le garder — ce qui dans les faits, n’était à l’évidence pas le cas, remarque le spectateur.

Toute demande qui s’accompagne d’un jugement, d’une culpabilisation, d’une critique ou autre attaque personnelle, sera perçue comme une exigence. Alors, explique Rosenberg, l’interlocuteur redoute la punition, et ne verra que deux options : se révolter ou se soumettre — mais certainement pas dialoguer. En l’occurence, April se soumet, malgré l’argumentaire pacifique qu’elle déployait.

Un autre point sur lequel on peut se tromper, plus en amont, c’est sur l’observation. Le personnage peut confondre ce qu’il observe d’une situation, en toute objectivité, avec ce qu’il interprète de cette situation, en toute subjectivité. C’est dans ce cas de figure justement que l’on bascule dans le jugement et les attaques personnelles, comme quand Franck considère sa femme comme immature ou nécessitant l’aide d’un psy, plutôt que de considérer une divergence de point de vue factuelle, d’égal à égal.

Par ailleurs, le personnage peut aussi ignorer tout simplement ses propres besoins. Car, si en effet, il est intéressant dans un film qu’un personnage épouse d’abord son besoin pour prétendre ensuite à atteindre son but, toujours faut-il qu’il ait connaissance de ce besoin ! April, par exemple, en a conscience et l’exprime : elle a besoin d’aventure, de nouveauté, de perspectives dans son couple. Alors que Franck… ne partage pas ou pas assez cette conviction. Quand sa femme lui propose de partir, il ne semblait pas lui-même s’être fait la réflexion que son mode de vie avait pris l’eau, tandis qu’il s’ennuyait au boulot et trompait sa femme sans remords. Puis, il s’enthousiasme en effet de cette nouvelle vie, mais surtout pour fanfaronner au travail, ou auprès de ses voisins. Pour briller, quoi, pas forcément par besoin conscient. Ce n’est que quand son boss lui propose une vie d’autant plus confortable et dénuée de sens — à savoir de progresser dans l’entreprise — que Franck est mis à l’épreuve de la compréhension de son besoin. Le boss lui suggère même de considérer ce nouveau poste comme une revanche de la carrière misérable que son père a eu avant lui dans cette même entreprise — lui suggérant ainsi un besoin contradictoire avec celui de retrouver un sens à sa vie professionnelle, suggéré par April. Malheureusement, Franck fera le mauvais choix, celui de s’enfoncer dans le confort et la sécurité, et le reste de ses échanges avec sa femmes seront compromis par le simple fait qu’il n’a pas intégré ce dont il avait vraiment besoin dans sa vie.

Je pense par exemple à cette scène tragique, avant qu’April n’avorte, où tous deux sortent de leur pire engueulade. Au matin, April joue le jeu de la femme au foyer modèle, a cessé de chercher à convaincre son mari, et lui sert son petit déjeuner comme si de rien n’était, avant qu’il ne parte travailler. Franck, lui, ne remarque pas qu’au fond d’elle la décision est prise, ne réalise pas qu’il s’agit d’une résignation et non d’une résilience ou d’un pardon et, méconnaissant son propre besoin, explique qu’il n’a jamais été aussi heureux au petit déjeuner. Comment le couple aurait-il pu trouver un terrain d’entente, tandis que Franck a échoué à évaluer le problème — en tout cas, c’est ce que le récit nous suggère.

Autre cas de figure : le personnage peut formuler une demande, mais sans s’en rendre compte. Quand Franck commence à douter à l’idée de partir s’installer à Paris, suite à la proposition de promotion et la promesse d’un salaire juteux, il discute avec un couple d’amis sur la plage, en présence d’April. Leurs amis demandent où en est leur projet de partir vivre à Paris, et Franck répond, l’air de rien, que comme par hasard une opportunité d’évolution professionnelle tombe pile à ce moment là. Ni une ni deux, April prend son mari à part, ayant compris la demande sous-jacente à cette intervention : il souhaite renoncer à partir. Lui, pris de cours par sa femme, fuit la discussion, et part se baigner.

Un personnage aussi peut échouer à formuler pacifiquement une doléance, quand il ne motive pas sa demande par un sentiment et un besoin — quand bien même il se tromperait sur le besoin. C’est toujours frustrant, de ne pas savoir pourquoi on nous demande ce que l’on nous demande. Quand Franck intimide April à l’idée qu’elle avorte, celle-ci veut comprendre : a-t-il vraiment envie de cet enfant, au fond ? A-t-il ce besoin ? En réponse, son mari esquive et la culpabilise — là encore, on troque une observation pour du jugement — comme quoi si son regret d’une vie ennuyeuse la fait songer à avorter, c’est qu’elle aurait tout autant pu avorter pour leurs deux premiers enfants. Ainsi, Franck ne motive pas un désir d’enfant, mais culpabilise sa femme de ne pas le désirer.

Donc voilà quelques mauvaises façons, quelques exemples de communication qualifiée « d’aliénante » par Marshall Rosenberg, où un personnage échoue à formuler pacifiquement sa demande : confondre demande et exigence, confondre observation et interprétation, ignorer ses propres besoins, demander sans s’en rendre compte, ou encore demander sans justifier.

DIFFICULTÉ À ÉCOUTER LES SOUFFRANCES DE L’AUTRE

Deuxième partie maintenant : quelles seraient les mauvaises façon de recevoir les doléances d’autrui ? Comment un personnage échoue-t-il à écouter ? Cela va un peu plus loin que de juste ne pas couper la parole, ou de juste être attentif. Il est question d’empathie. Combien le personnage qui reçoit l’information connecte-t-il émotionnellement avec celui qui l’émet ?

Un personnage peut échouer à offrir cette qualité de présence, quand par exemple il se hâte à rassurer ou à donner des conseils. Vers le début des Noces Rebelles, April, alors comédienne, sort d’une représentation de théâtre jugée loupée. Honteuse, elle demande à son mari de renoncer à une soirée entre amis. Puis, ils sont en voiture sur le retour, et Franck s’évertue à rassurer sa femme comme quoi elle était la seule à jouer correctement sur scène, sauf que si April a demandé à rentrer, c’était justement pour se changer les idées et passer à autre chose, pas pour être rassuré et remettre ça sur la table. Franck s’est trompé sur le besoin profond d’April à cet instant.

En plus de chercher à rassurer ou de donner des conseils, Rosenberg liste comme ça plusieurs obstacles de l’auditeur à une bonne empathie : surenchérir, moraliser, consoler, clore, compatir, expliquer, corriger… bref, toute intervention hâtive, et non-sollicitée par la personne qui témoigne de ses sentiments, et de ses besoins. Je pense à la scène où April vide son sac à un ami dans un bar, et que celui-ci se sent obligé de la rassurer comme quoi, si, son couple serait extraordinaire — ce qu’il, à l’évidence, n’est plus.

Ensuite, le personnage qui reçoit les doléances risque parfois d’écouter non pas les besoins de l’autre, mais ce que l’autre pense de lui. Constater que sa femme ne cherchait pas à être rassurée dans son jeu d’actrice déstabilise Franck, lorsqu’il la flatte en voiture, à la sortie de la pièce de théâtre. Alors, Franck pète un cable, prend les choses personnellement, et se lance dans une diatribe virulente comme quoi il n’y peut rien si la pièce est nulle et si sa femme est mauvaise actrice. Non seulement il lève le masque, car se contredit sur le champ concernant ce qu’il pense vraiment du talent de sa femme. Mais surtout, il a pris comme une attaque personnelle le fait qu’April soit de mauvaise humeur — alors qu’elle a juste besoin de temps et de silence pour digérer la représentation ! Franck n’a pas écouté le besoin de sa femme, il a interprété — à tort — ce qu’elle penserait de lui. Et voilà qui met le feu aux poudres, projetant le couple dans une escalade de colère.

De plus, remarque Rosenberg, notre analyse des propos de l’autre reflète en réalité nos propres besoins et sentiments. En réagissant ainsi, Franck exprime malgré lui au spectateur son égocentrisme, en sous-texte. Quand il taxe, plus tard, April d’irrationnelle, il témoigne malgré lui de son aversion au risque, de sa peur de s’éloigner de la norme.

Derrière les messages intimidants, poursuit Rosenberg, il y a simplement des individus qui prient de satisfaire leurs besoins. Et cela, April l’a bien compris : elle passe le film à rappeler à son mari qu’il est malheureux dans son travail, que c’est la peur et non l’envie qui le pousse à scléroser leur quotidien. Jusqu’à la dispute décisive où elle quitte physiquement la maison, April se refuse ainsi à prendre personnellement les attaques que son mari lui assène, elle a la sagesse de les prendre pour ce qu’elles sont : des manifestations des peurs de Franck, de ses insécurités, de sa vulnérabilité. Enfin jusqu’à ce qu’April se résigne finalement.

Si on a généralement besoin d’empathie pour pouvoir écouter ce que l’autre dit, April fait justement preuve du maximum d’empathie dans ses échanges, à l’écoute des besoins sous-jacents de son mari qu’il ne parvient même pas à comprendre ni à formuler lui-même, et pourtant, en retour, il n’écoutera jamais vraiment ce que sa femme essayera de lui dire. Il croira l’écouter, mais s’écoutera lui, ou écoutera son entourage.

NIER SA RESPONSABILITÉ : UN TUE-LE-DÉBAT

On arrive ainsi sur la troisième partie de l’analyse : la responsabilisation des propos Une fois que les personnages ont commencé à débattre d’un problème commun à résoudre, un autre risque intervient : celui de se déresponsabiliser. Parce que oui, s’il est question pour chacun (je le rappelle) de témoigner de SES sentiments consécutifs à SES besoins dans l’espoir de trouver un terrain d’entente, le dialogue peut vite dévier vers les sentiments et besoins présumés de personnes extérieures, qui n’ont pourtant rien à voir avec la choucroute.

Prenez la façon dont Franck argumente. Quand il estime finalement que le projet de s’installer à Paris est un enfantillage, il se base sur un principe général, donc sur un « il faut » sur un « on doit », sur ce que la société jugerait raisonnable ou non. Quand Franck trouve inapproprié de chômer à Paris, tandis que sa femme ramènera l’argent, il se réfère à sa fonction sociale — pour lui, un bon père de famille met lui-même le pain sur la table. Au moment de l’engueulade la plus violente, vers la fin du film, Franck rappelle que la seule personne de leur entourage qui les encourageait à partir à Paris était un fou — il parle alors du personnage de John, joué par Michael Shannon, malmené en centre psychiatrique. Franck le présente comme « incapable de vivre une vie sociale normale ». Par cet argument, Franck s’en remet à la pression sociale. Quand Franck accepte la promotion pour venger la carrière médiocre de son père, il remet son acte également à autrui. Quand il présente à ses amis, sur la plage, l’opportunité de cet emploie bien payé, Franck s’en remet aux circonstances.

Marshall Rosenberg prévient ainsi dans son livre, que l’on a vite fait de se déresponsabiliser de ses demandes, de ses choix, de ses besoins, de ses sentiments. Non seulement on peut se méprendre à son propre sujet ou au sujet de l’interlocuteur, mais on peut aussi avoir l’impression d’échanger avec l’autre, alors qu’en réalité on contraint l’autre à échanger avec l’extérieur. April n’argumente pas contre les besoins et sentiments de son mari Franck, mais est confrontée à travers lui aux prétendus besoins de leur entourage, des circonstances, de la morale, de leur rôle social, etc.

Rosenberg invite ainsi ses lecteurs à troquer ce langage déresponsabilisant par un qui reconnait le choix. Remplacer par exemple « je n’ai pas le temps » par « je ne prends pas le temps », ou « tu m’as déçu » par « je suis déçu », à assumer notre responsabilité dans nos décisions, sentiments, réactions, plutôt que d’obéir bêtement aux « je dois » et aux « il faut ». Car cette attitude de Franck, qui se défile là encore en sous-texte et sans même s’en rendre compte, qui se réfère à des besoins et demandes qui ne dépendraient pas de lui, le présente comme incapable de régler les problèmes qu’on lui adresse, comme si tout cela, au fond ne le regardait pas.

Je ne suis pas en train de dire qu’il devrait être d’accord avec son épouse, je remarque juste qu’il n’assume pas ses sentiments ou choix personnels — cela dit, je reconnais, on entre peut-être là dans les travers du développement personnel, qui a tendance à considérer qu’on a toujours le choix, que quand on veut on peut, qu’on est entièrement responsable de notre bonheur, etc. Or, ce n’est pas toujours le cas. Après, dans le film Les Noces Rebelles, il y a clairement l’école d’April, qui demande avant tout à ce que leur couple s’écoute pour ne pas exploser, et celle de Fanck, qui renvoie le débat à des principes, à des devoirs, à des contraintes sur lesquelles ils n’auraient finalement pas la main.

Rosenberg justifie l’importance de cette responsabilisation, en suggérant que nous devenons dangereux justement quand nous ne nous savons pas responsables de nos actes, sentiment et pensées. Dans The Last Duel, le personnage joué par Adam Driver n’envisage pas d’avoir commis un viol, il s’en remet au sentiment amoureux. Dans Les Noces Rebelles, Franck non seulement s’en remet à autrui dans sa décision finale de rester, il n’en a surtout pas conscience. April ne parvient pas à lui faire témoigner de ce que LUI veut, de ce dont LUI estime avoir besoin. C’est cette attitude irresponsable du mari qui empêchera les deux protagonistes de réellement échanger, qui mettra l’avenir de leur couple entre les mains des « il faut » des « on doit ».

LA LIBÉRATION AFFECTIVE

Du coup. Quand une relation ne laisse la place ni aux formulations pacifiques de doléances, ni à l’écoute de celles de l’autre, ni à la responsabilisation de ses actes et pensées, que reste-t-il à un personnage comme April, comme solution face à l’adversité ?

Rosenberg suggère l’existence de trois étapes successives de ce qu’elle appelle la libération affective.

D’abord, première étape, l’individu est un esclave affectif, autrement dit il se sent responsable des sentiments de l’autre. Dans Les Noces Rebelles, initialement, c’est April qui prend en charge l’avenir de leur couple, qui propose de partir à Paris, avec pour motivation que c’est son mari qui n’est pas heureux dans ce travail et dans cette maison. Elle se sent donc responsable des sentiments de son mari, ou du moins elle en prend la responsabilité puisque lui ne le fait pas.

Puis, deuxième étape, la colère : April confronte son mari à chaque fois qu’il se déresponsabilise de son choix, elle l’invite à prendre sa part, à s’investir, et ne le fera plus à sa place.

Enfin, troisième étape, la libération : aux abords de leur pire joute, April sait qu’elle a fait au mieux, qu’elle a fait son possible, et ne cherche plus à satisfaire les besoins réels de son mari — donc ceux de son couple. Du coup, Franck poursuit sa communication aliénante, culpabilisante, implore sa femme de l’aimer, jusqu’à témoigner fièrement de ses infidélités dans l’espoir qu’elle réagisse, ce qui n’arrivera pas. April ne prendra plus rien personnellement, sera en paix avec l’absence d’amour qu’elle lui porte, résigné à l’idée qu’il se responsabilise, et il pourra crier autant qu’il veut.

CONCLUSION

Voilà pour aujourd’hui. J’ai conscience que la puissance de ce film ne réside pas dans la seule difficulté des personnages à témoigner de leur mal-être à l’autre. Je trouvais juste intéressant de braquer les projecteurs là-dessus. Non pas qu’un scénariste va plaquer bêtement ces quelques attitudes aliénantes de communication dans ses personnages. Je trouvais intéressant de constater, combien leur méprise sur leurs propres besoins, sentiments, demandes et observations, permet de composer une infinité de sous-textes poignants, variés, et surtout progressifs.

Car, dans ce type d’histoire où deux personnes initialement intimes finissent par se hurler dessus et jeter des objets, on se demande souvent comment on en est arrivés là ? Comme si la violence était apparue d’un coup. Or, et je terminerai sur cette prévention de Marshall Rosenberg, c’est la violence passive — celle de la communication aliénante — qui alimente le feu de la violence physique.

Fondu au noir pour ce 73e numéro de “Comment c’est raconté ?”, merci pour votre écoute, j’espère qu’il vous a intéressé !

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