Analyse du scénario d’Illusions Perdues : qu’est-ce qu’une bonne voix off ?

Baptiste Rambaud
Comment c’est raconté ?
17 min readMay 1, 2022

CINÉMA — Analysons le scénario du film Illusions Perdues (2022) : comment sa voix off est-elle pensée ?

Si y’a bien un truc auquel, parait-il, les manuels de scénarios feraient la guerre, c’est la voix off.

Info : Cet article retranscrit un épisode du podcast “Comment c’est raconté ?”, disponible sur Youtube, Apple Podcasts, Soundcloud, Spotify et services de podcast par RSS.

Salut ! Et bienvenue dans ce 79e et avant-denier numéro de “Comment c’est raconté ?”, le podcast qui déconstruit les scénarios un dimanche sur quatre. Aujourd’hui, tentons notre chance dans le Paris du XIXe siècle, avec le drame français Illusions Perdues, écrit par Xavier Giannoli, Jacques Fieschi et Yves Stavrides, réalisé par Xavier Giannoli, adapté de l’oeuvre d’Honoré de Balzac, et sorti au cinéma en octobre 2021. Le succès critique et commercial de ce film tapissé de voix off, nous permettra peut-être de répondre à LA question : au fond, c’est quoi, une bonne voix off ?

Lucien est un jeune poète inconnu dans la France du XIXème siècle. Il quitte l’imprimerie familiale de sa province natale pour tenter sa chance à Paris, au bras de sa protectrice Louise de Bargeton. Bientôt livré à lui-même dans la ville fabuleuse, le jeune homme va découvrir les coulisses d’un monde voué à la loi du profit et des faux-semblants, où tout s’achète et se vend, la littérature comme la presse, la politique comme les sentiments, les réputations comme les âmes. Lucien survivra-t-il à ses illusions ?

Alors oui, vous avez bien lu en intro, l’épisode du jour est l’avant-dernier de Comment c’est raconté ?. Et comme le 80eme et dernier me demandera un peu plus de taff de préparation, il ne paraitra pas dans 4 semaines, au rythme habituel, mais plus tard en 2022, probablement à la fin de l’été voire à l’automne. Restez donc abonnés pour ne pas le manquer.

Voilà, et pour ne briser aucune illusion concernant le film analysé aujourd’hui, je préfère prévenir : attention spoilers.

Dans un numéro à paraitre de mon autre podcast, « Et le scénario », j’ai demandé à des critiques cinéma leur point de vue sur les manuels et méthodes d’écriture de scénario. Bien vite, évidemment, l’épineux sujet de la voix off est arrivé sur la table.

En effet, la défiance de la voix off, Spike Jonze et Charlie Kaufman s’en moquaient, et de façon assez méta si je ne m’abuse, dans le film Adaptation, où le théoricien le plus célèbre de la dramaturgie, Robert McKee, joue son propre rôle, à asséner qu’il ne faudrait surtout pas de voix off dans un scénario, mais s’avère tourné en dérision par la voix off du film. Comment en est-on arrivé là ? Et comment, en 2022, des films aussi populaires que Batman ou Illusions Perdues ont-ils pu gagner le coeur du public et des critiques malgré leur copieux recours à la voix off, réputé à risques chez les scénaristes. Et bien penchons-nous là-dessus. Démêlons tout ça.

VOIX OFF “HÉTÉRO-” VS. “HOMO-DIÉGÉTIQUE”

Déjà, qu’est-ce qu’une voix off ? Il s’agit d’une voix qui n’est pas prononcée par un personnage, mais superposée à la scène. Car si les répliques off sont prononcées dans l’action par un personnage, il sera plutôt question de « hors-champ » que de voix off — notion traité précédemment dans le podcast, au sujet de The Guilty.

Une voix off peut essentiellement être de deux natures, telles que définies par Michel Chion dans son livre Ecrire un scénario : hétéro-diégétique, ou homo-diégétique.

Une voix off hétéro-diégétique, c’est quand le locuteur n’est pas partie prenante de l’histoire. Bref, quand il s’agit d’un narrateur extérieur à la diégèse, à l’action, comme dans la plupart des documentaires, ou comme dans le film Barry Lindon par exemple.

Une voix off homo-diégétique, elle, c’est quand le locuteur est partie prenante de l’histoire. Bref, quand il s’agit d’un personnage. C’est le cas du film Illusions Perdues, commenté en voix off par le personnage Nathan d’Anastasio, incarné par l’acteur Xavier Dolan.

© Gaumont Distribution

Après, une voix off ne se caractérise pas par son son rapport à la diégèse. Elle présente aussi, par nature, une certaine perspective.

LA PERSPECTIVE DE LA VOIX OFF

Beaucoup de voix off adoptent une perspective dite « interne » : non seulement elles proviennent d’un personnage propre à l’histoire, elles véhiculent en particulier ses pensées, ses états d’âme, ses réflexions, et en temps réel. C’est le cas par exemple de films comme Memento, Watchmen, ou Apocalypse Now — il est alors le plus souvent question de la voix off du ou de la protagoniste.

D’autres voix off adoptent une perspective dite « externe » : l’action, alors, est commentée ou rapportée « à froid », objectivement, et ce, pas forcément par le protagoniste. C’est le cas du film Usual Suspect, par exemple, ou de beaucoup de films avec Morgan Freeman. Ce pourrait aussi être le cas, par exemple, d’une bonne partie des Illusions Perdues, puisque l’histoire de Lucien, le protagoniste incarné par Benjamin Voisin, est rapportée en voix off par le personnage secondaire Nathan.

Sauf que dans Illusions Perdues, on est encore un cran plus loin, je dirais. La voix off de Nathan procède, à mon sens, d’une 3ème typologie de perspective : « omnisciente ». Non seulement la voix off bénéficie ici d’un certain recul, elle connait même le futur du personnage, ou ce qui se passe au même moment ailleurs, ou ce qui s’est passé il y a longtemps, etc. Dans Illusions Perdues, Nathan nous présente ainsi, en off, le fonctionnement de la vie aristocrate parisienne, le pouvoir et la réputation des personnages que Lucien rencontre, les enjeux politiques en cours entre la royauté et les libéraux, etc. Tout cela dépasse la seule action qui se déroule en direct sous nos yeux.

Cette omniscience d’un personnage pourtant partie prenante de l’action, est permise par un autre aspect de la nature la voix off : son ancrage temporel. C’est à la fin d’Illusions Perdues, que le romancier Nathan commence à écrire l’histoire de Lucien — cette histoire qu’il nous raconte en voix off depuis le début du film. Ainsi, le film est une sorte de flashback géant, que Nathan a déjà documentée, ce qui lui permet de nous prévenir de péripéties qui ne sont même pas encore arrivées. Quand par exemple Lucien rencontre pour la première fois la marquise d’Espard, incarnée par Jeanne Balibar, Nathan anticipe en voix off qu’elle « jouera un rôle essentiel dans le drame de la vie de Lucien ». La perspective omnisciente de Nathan lui permet donc non seulement d’avoir une vision globale du contexte, mais même une prévision de ce qui va arriver.

Je vous rapporte à l’épisode de CCR consacré au film Les Misérables, pour approfondir cette notion de perspective, dans les scénarios.

Voilà pour les généralités. Alors, que reproche-t-on à la voix off, en dramaturgie ? Pourquoi lui fait-on la guerre ?

LE PARADOXE DE LA VOIX OFF

Dans une interview pour la chaîne YouTube StoryTANK, le scénariste et monteur Matthieu Taponier résume assez bien la chose, je trouve : la dramaturgie étant héritée de l’art théâtral, on a cette tradition d’une action qui se déroule en direct sous nos yeux. De là, découle une théorie bien connue du « show don’t tell » : ce serait au spectateur de commenter l’action dans sa tête, pas aux personnages de le faire à sa place en direct oralement. Il s’agirait donc pour les auteurs de montrer, au lieu de raconter. Mais, à côté de ça, bon ben… le cinéma permet techniquement la voix off. On peut choisir de ne pas l’utiliser, de la disqualifier par sorte de purisme dramaturgique, mais elle est là, à disposition. On peut raconter et commenter avec une voix qui se superpose à l’action.

Jetons d’abord un oeil, à toutes ces façons déconseillées qu’il y a d’employer la voix off au cinéma.

DANGERS ET RISQUES LIÉS À LA VOIX OFF

Employer une voix off pour déverser une grande quantité d’exposition, une grande quantité d’informations nécessaires — ou pas — à la compréhension de l’histoire, à la longue, ce peut être un peu indigeste pour le spectateur.

Deuxièmement, rapporter en voix off ce que le spectateur constate déjà à l’image, sous ses yeux, en n’apportant rien de significatif, risque de sacrifier l’intérêt de l’image, de l’action.

Troisièmement, expliquer via la voix off au spectateur ce qu’il est censé interpréter par lui-même, c’est lui couper sa participation à l’histoire, c’est l’infantiliser, le frustrer — on revient à cette règle du « show don’t tell ».

Quatrièmement, s’étaler pendant des plombes sur les états d’âme démonstratifs du protagoniste, via son monologue interne en voix off, peut accabler le spectateur avec une sur-intellectualisation lourde et laborieuse de l’action. « qui-suis-je ? ou vais-je ? Qu’est-ce que le monde ? » etc.

Et puis tout simplement, cinquièmement, une voix off peut s’avérer fade, banale, simple témoin d’un manque d’imagination, comme toutes ces comédies qui s’ouvrent sur le fameux « ça c’est moi », du protagoniste qui se présente au spectateur en voix off. « Ça c’est moi, je m’appelle machin, j’ai tels amis, on va vivre telle aventure, etc. »

Finalement, si certains manuels de scénario mettent en garde contre le recours à la voix off, c’est surtout parce qu’il est si facile d’en faire n’importe quoi. Il s’agit d’un outil de narration automne, qui pourrait totalement se passer de l’image et de l’action. On se résigne d’ailleurs parfois, lors de nos premiers projets amateurs, en post prod, quand on a tout essayé pour faire fonctionner le récit, à ajouter une voix off jusqu’ici imprévue, afin de clarifier tout ce qu’on n’a pas réussi à rendre clair à travers l’action — comme une sorte de cache-misère.

Ainsi, employer une voix off sans réflexion préalable sur son usage, sur sa place dans la narration globale, fait courir le risque de lui donner encore plus mauvaise réputation, de donner raison aux puristes de la dramaturgie.

Alors qu’en est-il, concernant Illusions Perdues ? Le film évite-t-il justement tous ces écueils ?

© Gaumont Distribution

Pas tous. De l’exposition foisonnante, on en a, avec tous ces passages où Nathan décrit le Paris de l’époque, nous fournissant alors moultes informations — pas forcément nécessaires à la compréhension de l’histoire — sur le fait par exemple qu’en sortie de diverses guerres, les jeunes comme Lucien gagnent la capitale en quête de richesses, pour se forger un destin loin des champ de bataille blablabla… Cela dit, on s’instruit volontiers au passage, c’est l’avantage des récits d’époque. On trouve également une voix off redonnante, quand Nathan présente les combines du puissant Singali, incarné par le regretté Jean-François Stévenin, capable de provoquer sur commande une huée ou une ovation à l’issue d’un spectacle, et qu’en même temps on le voit faire sous nos yeux. Pourquoi expliquer ses techniques, puisqu’on le voit justement les employer ? La voix off de Nathan transgresse également la règle du « show don’t tell », par exemple suite à la première scène de débauche pour Lucien, où ce dernier écrit sa première critique opportune, dans le but de séduire l’actrice Coralie, interprétée par Salomé Dewaels. Dans cette scène, Nathan commente en voix off « ce soir là peut-être Lucien en avait-il déjà trop vu, trop bu, trop entendu ? ». Cette remarque, théoriquement, ce serait plutôt à nous, spectateurs de nous la faire, ce serait à nous d’identifier ce premier point de non retour que passe le protagoniste Lucien, ce serait à nous de pressentir qu’il emprunte le chemin de la perversion.

Donc des risques vis-à-vis de la voix off, Illusions Perdues en prend, c’est certain. Mais ces risques lui sont-ils préjudiciables ? Pas forcément. Et pour le comprendre, passons à la partie suivante de cette étude : non plus les risques, mais les opportunités permises par la voix off, dans la narration cinématographique.

OPPORTUNITÉS PERMISES PAR LA VOIX OFF

Reprenons avec l’exposition, donc cette voix off qui vous déroule tout un tas d’informations. Dans le livre d’entretiens The Craft of the Screenwriter, le scénariste Paddy Chayefsky explique ne pas aimer recourir à un narrateur, sauf si cela lui permet de condenser 20 pages en 5 lignes. Car oui, s’il vaut mieux montrer que de raconter, la moindre information prend alors beaucoup plus de temps à exprimer par l’action. Mais si vous souhaitez communiquer une grande quantité d’informations au spectateur, un petit paquet de voix off peut s’avérer assez pratique. Par exemple quand Nathan, nous le disions, livre en voix off au spectateur le contexte politique dans lequel Lucien arrive à Paris, cela nous évite tout un tas de scènes introductives d’ambiance, de présentation, qui permettraient par leur multiplicité de montrer une tendance globale. Non, Nathan le dit simplement, voilà, comme ça c’est fait, c’est rapide et pratique.

Concernant ensuite la voix off qui répèterait bêtement ce que l’on voit, David Trottier suppose justement dans sa Screenwriter’s Bible, qu’une voix off n’est utile que quand elle contredit ou quand elle nuance ce que l’on voit à l’image. C’est beaucoup plus intéressant. Je pense par exemple au premier film de Gaspard Noé, Seul contre Tous. Si le personnage du boucher semble plutôt calme et respectueux l’essentiel du film, ses pensées en voix off interne s’avèrent à l’inverse d’une amertume, d’une cruauté, d’une vulgarité, d’une instabilité émotionnelle, telles, qu’on redoute le moment et la façon dont il finirait par vriller — alors que ses interlocuteurs ne le verraient pas venir. Dans Illusions Perdues, je pense à cette scène d’ironie où Nathan explique que Lucien continue « dignement » son apprentissage au journal, alors que Lucien à l’inverse s’adonne justement aux critiques de mauvaise foi. Je pense aussi à ce moment où Nathan explique en voix off ironique que l’ordonnateur de huées et d’ovations, Singali, continue à « garder un vrai contact avec le public » alors qu’on assiste à un entrainement de jet de tomates sur les comédiens. Je pense enfin, à ce moment où, pour signifier à Lucien le refus administratif de son nom de famille « de Rubempré », un aristocrate déchire le document, tandis que Nathan précise en voix off que ce papier n’était en réalité qu’un vulgaire papier hors sujet qui trainait là. Donc la voix off peut apporter ce décalage, cette ironie, par une contradiction, un contraste, une nuance avec l’action qui se déroule sous nos yeux.

© Gaumont Distribution

Pour ce qui est du « show don’t tell », la voix off peut donner lieu à interprétation pour le spectateur, tout en appuyant quand même ce que l’on voit déjà. En tout cas je pense à un exemple en particulier, au début du film American Psycho, où le protagoniste accomplit sa morning routine métrosexuelle, tout en la commentant en monologue intérieur via la voix off. Il vante alors fièrement les produits d’hygiène qu’il emploie, le lavage complet et exemplaire de son visage, etc. Oui, le personnage commente ce qu’il fait, mais ajouter de la superficialité orale incarnée à sa superficialité apparente nous permet à nous, spectateurs, d’interpréter le niveau extreme d’aliénation du personnage.

Autre intérêt potentiel d’une voix off, remarque Michel Chion, toujours dans son livre Ecrire un Scénario : donner le ton du film. Le genre « film noir », par exemple, repose souvent beaucoup sur la voix off torturée et d’outre-tombe de son protagoniste, par exemple dans Sin City ou dans le dernier Batman. Le ton raffiné et l’élocution espiègle de Nathan en voix off dans Illusions Perdues, contribuent sans doute à ce style exigeant et fin propre aux films d’époques.

Et justement, le style, je pense qu’il s’agit là de la dimension d’Illusions Perdues qui justifie le plus son recours à la voix off. Michel Chion distingue des voix off classiques ce qu’il appelle une voix off lyrique — à savoir une qui joue sur le style, la poésie, l’effet. Par exemple, une voix off hystérique, ou issue d’un personnage déjà mort, ou, à mon sens, dans Illusions Perdues, une voix off particulièrement littéraire. Alors ça, les dialogues littéraires, en écriture de scénario, on ne les aime pas, ils ne font pas naturels. Ces personnages qui s’expriment en phrases trop intelligentes, trop verbeuses, trop parfaites et complètes, on sent qu’elles sont écrites et ne sortent pas naturellement de la bouche de l’acteur. Mais, quand il est question de l’adaptation d’un classique justement de la littérature, et que la beauté de la voix off est directement héritée d’un auteur reconnu comme Balzac — n’est-il pas justement appréciable pour le spectateur, de goûter au style littéraire de la voix off ? D’autant que ce style se mêle parfaitement, ici, au reste de la direction artistique : depuis l’accompagnement en musiques classiques, en passant par le contexte de l’aristocratie, les aspirations littéraires de Lucien, et le fait qu’il s’agisse d’un film d’époque, tout simplement. S’il y a donc bien une chose qui, à mon sens, justifie le recours — qui plus est littéraire — à la voix off dans Illusions Perdues, c’est le style du film, son ton, son ambiance.

D’ailleurs, toujours sur cette idée du lyrisme de la voix off stylisée, celle d’Illusions Perdues pousse même la chose un cran plus loin, jusqu’à une forme de mise en abime littéraire. Je m’explique. Je n’ai pas lu l’oeuvre originale, mais dans le film réalisé par Gianoli, autant c’est le personnage secondaire Nathan qui s’exprime, autant, nous le disions, il dispose d’une perspective omnisciente, et ce, pas seulement parce qu’il conte l’histoire depuis sa fin comme nous le disions. Avez-vous remarqué, que quand Nathan parle de lui-même en voix off, il le fait à la troisième personne ? Avez-vous remarqué, qu’il commente également des choses dont il n’est pas censé avoir connaissance ? Par exemple la toute fin où, une fois que les chemins se séparent entre le protagoniste Lucien et lui, narrateur, Nathan continue à nous narrer l’histoire de Lucien, à savoir cette scène finale où ce dernier avance dans l’eau. Nathan commente alors que Lucien ne savait pas s’il y allait pour se purifier ou pour mourir, s’il allait cesser d’espérer et commencer à vivre. En fait, la voix off, ce n’est pas seulement ou pas exactement celle du personnage Nathan, c’est plus précisément celle du roman que Nathan écrit au sujet de Lucien — avec donc la part de liberté et de romance qu’il peut s’autoriser. D’où la mise en abîme dont je vous parlais : Illusions Perdues est un film adapté d’un roman (de Balzac), sur un roman (de Nathan) au sujet d’un poète (Lucien). La voix off littéraire du film est alors d’autant plus justifiée par tout ce feuilletage de littérature, à tous les étages.

Pour revenir à un cas de figure beaucoup plus pratique et fonctionnel, la voix off épargne parfois simplement au spectateur la lecture de textes à l’image, ce qui n’est pas très cinématographique. Parfois, par exemple, dans Illusions Perdues, la voix off de Lucien ou de sa soeur Eve remplacent celle de Nathan, tout simplement parce qu’on les entend lire ou rédiger une lettre. On est dans une forme de dialogue indirect.

Et puis enfin, pour revenir à l’intervention du scénariste Matthieu Taponier évoquée plus tôt, la voix off, c’est aussi l’art originel du conteur, cette passion qu’on a, nous les humains, à captiver avec des mots. Et cet art ancestral de la narration orale peut s’ajouter à l’art de l’action des personnages, à l’art de la dramaturgie. Dans Illusions Perdues, Nathan s’amuse, on le disait, en ironisant parfois en voix off. Aussi, il nous tease, nous intrigue, en commentant que Lucien fait l’erreur de fanfaronner avec sa compagne Coralie — alors que le couple est encore au paroxysme de sa réussite — ou en remarquant que Lucien ne devine pas se qui se cache sous le sourire des aristos qu’il a toujours voulu rejoindre. Une bonne voix off, peut donc aussi avoir ce côté incarné du narrateur oral, qui met l’emphase, qui titille notre curiosité, qui attire notre attention sur ce qui importe ou qui importera, comme quand nous racontons nous-même une histoire à un proche.

Voilà donc un ensemble de jeux possibles avec la voix off pour lui donner une forme d’intérêt — et je présume qu’il y en a d’autres.

LA DYNAMIQUE DE LA VOIX OFF

Après la nature, après les risques, et après les opportunités de la voix off au cinéma, j’aimerais aborder avec un dernier point : la dynamique de la voix off. Comment évolue-t-elle au fil du récit ?

© Gaumont Distribution

Déjà, le locuteur peut varier. On le disait, avec la voix off de Nathan entrecoupée des lectures de lettres d’autres personnages. On peut aussi tout simplement avoir plusieurs personnages qui se partagent plus ou moins équitablement la voix off d’un film, successivement ou à tour de rôle, comme dans les films Mary et Max ou Les Affranchis.

Ensuite, qu’elle varie ou non, la voix off est introduite d’une certaine façon à un certain moment. Dans Illusions Perdues, on entend le narrateur, mais pendant longtemps n’aperçoit pas Nathan. De fait, on peut penser qu’il s’agisse d’une voix off hétéro-diégétique, que le locuteur ne soit pas partie prenante de l’histoire. Plus tard, Nathan apparait, et on peut alors se rendre compte que, étrangement, ce personnage a la même voix que le narrateur — quoique, il parle de lui à la troisième personne, ce qui brouille les pistes… Et ce n’est qu’à la fin du film, que Nathan explique clairement ce qu’était cette voix off depuis le début : un roman qu’il écrit au sujet de Lucien — puisque l’écriture débute au moment où leurs chemins se séparent, nous le disions, et que Lucien retourne bredouille, seul et ruiné à la campagne.

Enfin, sur la dynamique de la voix, il y a cette question d’où vous la placez. Parce qu’elle est si forte, si prépondérante, et même automne, on le disait, que la voix off fait courir le risque d’interrompre la fluidité de la narration. Sauf, quand vous la disposez seulement au début et/ou à la fin du film. Dans ce cas, le récit n’a pas vraiment commencé ou, il s’est déjà terminé. On a ce procédé dans pas mal de films jeunesse et de comédies, je pense à la dernière oeuvre des studios Pixar, Alerte Rouge, dont la protagoniste ne s’exprime en voix off, il me semble, que dans la première et la dans dernière scène. Ça marche comme les flashbacks, je dirais, ou autres grandes ellipses temporelles, qui brisent potentiellement la continué de l’histoire. Les trilogies du Seigneur des Anneaux et du Hobbit s’ouvrent régulièrement, me semble-t-il, sur des flashbacks, alors que la narration au présent n’a pas encore commencé, et ne peut donc pas être interrompue.

Mais il y a aussi des films comme Illusions Perdues, dont la voix off est partie prenante du récit, de son style, et demeurera donc tout du long — pas seulement dans ces passages de début et de fin où il faut expliquer ou clore quelque chose. Une décision alors moins fonctionnelle, mais plus risquée.

CONCLUSION

Pour conclure. La voix off d’un film peut venir d’un narrateur extérieur à l’action, ou appartenir à un personnage de l’histoire. Cette voix off peut bénéficier d’une perspective interne, externe ou omnisciente sur l’action. Forte de son caractère automne, la voix off au cinéma risque de submerger le spectateur d’informations, de rapporter ce qu’il voit déjà, d’expliquer ce qu’il est censé interpréter, d’intellectualiser à outrance, ou encore de manquer simplement d’intérêt. Mais à l’inverse, la voix off permet de condenser de l’information, de contredire ou de nuancer l’action, de donner à interpréter au spectateur, de matérialiser la lecture ou l’écriture d’un texte par un personnage, de donner un ton au récit, de s’inscrire dans un style particulier, et enfin de bénéficier du ludisme naturel de notre traditionnelle narration orale, notre goût pour l’explicite « il était une fois ». Enfin, la voix off s’inscrit dans une certaine dynamique, suivant le nombre de narrateurs parallèles, suivant sa réparation sur l’ensemble du film, et suivant le rythme auquel le scénariste en dévoile la nature réelle, la perspective réelle.

Voilà, j’espère ainsi avoir réconcilié certains, que ce soit avec les manuels de scénarios ou avec la voix off, suivant de quel côté de la barrière vous vous trouviez. Car comme tout le reste, finalement, la voix off est un outil, avec lequel on joue, on expérimente, au risque de le casser, ou d’en abuser.

© Gaumont Distribution

Fondu au noir pour ce 79e numéro de “Comment c’est raconté ?”, merci pour votre écoute, j’espère qu’il vous a intéressé !

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