Analyse du scénario du film Le Jeu : le but des personnages

Baptiste Rambaud
Comment c’est raconté ?
17 min readJan 26, 2020

CINÉMA — Analysons le scénario du film Le Jeu (2018) : quels sont les objectifs de ses personnages ? Qu’impliquent-ils ?

Le but, la quête, ou l’objectif d’un protagoniste n’est-il qu’un prétexte pour raconter une histoire et faire vivre des émotions aux spectateurs ?

Info : Cet article retranscrit un épisode du podcast “Comment c’est raconté ?”, disponible sur Youtube, Apple Podcasts, Soundcloud, Spotify et services de podcast par RSS.

Salut ! Et bienvenue dans ce 50e numéro de “Comment c’est raconté ?”, le podcast qui déconstruit les scénarios un dimanche sur deux. Aujourd’hui, trêve de vie privée avec la comédie dramatique française Le Jeu, écrite et réalisée par Fred Cavayé, sortie en octobre 2018 au cinéma, adaptée du film italien Perfetti Sconosciuti réalisé par Paolo Genovese coécrit avec Filippo Bologna, Paola Mammini, Ronaldo Ravello et Paolo Costella. Le concept passionnant de ce film nous permettra de définir l’intérêt d’un objectif, chez un personnage de fiction.

Le temps d’un diner, sept d’amis décident de jouer à un « jeu » : chacun doit poser son téléphone portable au milieu de la table et chaque SMS, appel téléphonique, mail, message Facebook, etc. devra être partagé avec les autres. Il ne faudra pas attendre bien longtemps pour que ce « jeu » se transforme en cauchemar.

Je préfère vous en notifier tout de suite : attention spoilers.

Que ce soit dans l’épisode sur Her, dans celui sur Juste la Fin du Monde, dans celui sur Edward aux mains d’argent, ou encore dans celui sur Terminator 2, j’ai régulièrement insisté sur le fait que l’intrigue d’un scénario — donc le but des personnages — n’était pas intéressant en soi. Ce qui est intéressant, on l’a souvent redit, figure dans le sens apporté à cette intrigue, ou dans les relations qui en découlent entre personnages, ou dans son impact sur les personnages, ou encore dans les situations de sous-textes qui surviennent ; bref, l’objectif parait superficiel en lui-même. Que les personnages veuillent sauver le monde comme dans les Marvel, rentrer chez eux comme dans le film d’animation Klaus, ou traverser une rivière comme dans Bird Box, cela a relativement peu d’intérêt si on ne nous en dit pas plus.

Ainsi, est née la fameuse notion popularisée par Hitchcock de MacGuffin — que vous connaissez évidemment — consistant à mettre le protagoniste en quête d’un objet sans intérêt, seulement pour mettre l’histoire en mouvement. L’objectif du personnage devient un prétexte pour raconter une histoire, un prétexte pour faire vivre des aventures physiques, relationnelles et/ou intérieures à ses personnages.

Seulement, j’aimerais cette fois nous réconcilier avec cette notion d’objectif, et établir ce qui peut la composer, comment elle peut s’orchestrer, ainsi que les perspectives de narration qu’elle offre aux scénaristes.

L’OBJECTIF DYNAMISE

Commençons par cette histoire de mise en mouvement de l’histoire. Déjà, le plus souvent, conférer un but à ses personnages permet de créer de l’action, et donc de ne pas ennuyer le spectateur. Si les personnages ne font qu’èrer et raconter leurs états d’âmes pendant quatre vingt dix minutes, quand bien même du conflit les menace et les provoque, la plupart du temps, le spectateur surveille sa montre. Peu importe la nature, la durée, ou la façon dont il est poursuivi, le but dynamise l’histoire. Pour l’anecdote, le mot drama de dramaturgie vient du grec et signifie « action ». Sans action, pas d’histoire.

Si le film Le Jeu montrait juste sept amis en train de manger, il ne serait pas très captivant. C’est parce qu’ils ont pour but de partager avec les autres tous les messages qu’ils reçoivent, qu’il se passe des choses.

Pour autant, notez que les personnages sont dans une dynamique de réaction, plus que d’action — on a régulièrement distingué les deux approches dans le podcast. Nos six personnages ne partent pas en quête de quoi que ce soit, il ne cherche pas à obtenir une information, un objet, une situation ou autre, ils cherchent à l’inverse à garder ce qu’ils ont déjà — leur jardin secret ou leur couple, par exemple. Tous les films ne doivent pas forcément présenter un personnage actif qui poursuit volontairement son but ; parfois, à l’inverse, le but s’impose presque aux personnages. C’est le cas par exemple de la plupart des mélodrames, et des films de survie, et c’est aussi le cas, donc, du film de Fred Cavayé. Ici, la situation est d’autant plus intéressante que les personnages sont à la fois acteurs de l’objectif central, et victimes. En effet, ils acceptent de jouer car refuser paraitrait suspect — il sont actifs — sauf qu’accepter de jouer s’avère périlleux pour chacun — ils deviennent réactifs. M’enfin, tout ça pour rappeler que la mise en mouvement du récit peut se faire depuis les protagonistes vers leur environnement, mais fonctionne également depuis l’environnement vers les protagonistes.

L’OBJECTIF ENCADRE LA STRUCTURE

Plus que de générer de l’action, le but du personnage structure l’histoire dans les grandes lignes. En tout cas, à minima, il encadre l’histoire. Edward Mabley remarquait, dans Dramatic Construction, que le mouvement en direction de l’objectif définit où l’oeuvre doit commencer et s’arrêter.

« Commencer » dans le sens, je pense, du passage au traditionnel acte 2 — il peut évidemment se passer plein de choses avant, comme nous le disions au sujet de Sorcerer de Friedkin — et « s’arrêter », dans le sens du climax du traditionnel acte 3.

© Mars Films

Quelque part, Le Jeu commence réellement au bout de vingt minutes, quand les trois couples acceptent de jouer à partager leurs messages reçus le temps d’un repas, donc au passage à l’acte deux. Nous comprenons intuitivement que l’histoire prendra fin soit au moment où le repas se termine, soit au moment où ils abandonneront le jeu — et cela a lieu presque au bout d’une heure vingt, donc à cinq minutes du générique.

L’UNITÉ D’ACTION

Point suivant, l’unité de l’objectif. Dans Evaluer un Scénario, Yves Lavandier déplore que de nombreux projets de scénaristes amateurs souffrent d’une absence d’unité d’action. Et bien oui, pour que le but encadre une histoire, et lui attribue un point de départ comme une destination, il faut qu’il soit unique. Si toutes les dix minutes les personnages changent d’objectif, le spectateur peut se désintéresser, ne pas comprendre où l’on veut en venir, ou ne pas s’investir à nouveau dans l’aventure. Les méthodes employées par les personnages peuvent varier, des buts locaux peuvent survenir ça et là, mais un but général englobera le plus souvent les péripéties d’un film. Ce n’est évidemment pas, comme toujours et heureusement, une règle stricte de scénario, mais une convention bien pratique et d’ailleurs attendue par l’auditoire.

Dans Le Jeu, quand bien même il n’y a pas de protagoniste unique mais bien un ensemble de personnages bénéficiant d’un traitement équilibré, leur but est commun et donc unique : partager leurs notifications. Ensuite, découlera pour chacun son but propre en fonction de sa situation personnelle : cacher un adultère, une orientation sexuelle, une initiative, une activité, ou autres.

LE SENS DE L’OBJECTIF

Autre caractéristique de l’objectif : son sens. Et oui, ne soyons pas totalement cyniques là non plus, le but n’est pas toujours un prétexte artificiel à l’action. De même que pour le conflit — nous en parlions au sujet de Her — et que pour la caractérisation des protagonistes, l’objectif peut parfaitement résonner avec le thème ou avec le sujet de l’histoire. Que ce soit sur le plan symbolique — je vous réfère à l’analyse de Taxi Driver dans Comment c’est raconté ? — ou sur le plan littéral. Le Jeu, en l’occurence, traite expressément de la question de la vie privée dans le couple, et plus généralement dans la vie sociale. Ainsi, le but que s’imposent les personnages permet d’explorer ces problématiques. Un couple s’en voit détruit — celui des fougueux Thomas et Léa, incarnés par Vincent Elbaz et Doria Tillier — un couple s’en voit à l’inverse sauvé — celui des désabusés Charlotte et Marco, campés par Suzanne Clément et Roshdy Zem — et enfin un couple n’est pas particulièrement renversé bien que bousculé — celui des hôtes Marie et Vincent, à savoir Bérénice Béjo et Stéphane de Groodt.

LA CLARETÉ DE L’OBJECTIF

Passons à un petit détail tout bête mais qui mérite d’être rappelé : le but des protagonistes doit idéalement être connu ou à minima perçu par le spectateur, exprime Lavandier dans sa Dramaturgie. Si l’ensemble du récit repose sur du mystère, les protagonistes sont en mouvement mais on ne sais pas vers où, ce qui rapidement, là encore, est susceptible de désintéresser le spectateur. Idéalement, il nous faut ne serait-ce qu’un objectif de substitution, pour se raccrocher à une destination, le bon vieux MacGuffin.

Dans Le Jeu, on a un peu tous les cas de figure. L’objectif central — celui de partager ses messages — profite carrément d’une déclaration d’objectif. C’est la situation on ne peut plus claire : les personnages expriment oralement leur but aux spectateur. Des objectifs plus locaux sont seulement perçus par l’auditoire, comme lorsque Benoit — le malaimé, campé par Grégory Gadebois — milite avec agressivité pour que Marco, avec qui il a échangé son téléphone, ne réponde pas au sms d’un certain Julien. Le spectateur comprend que Benoit veut éviter que son ami Julien soit froissé — même si on ne sait pas pourquoi — mais cela est fait en sous-texte, car le reste des convives ignore que les téléphones ont été interchangés.

Mais il existe aussi — et heureusement, ils ne sont pas légions— des objectifs opaques, qui ne sont pas clairs ; comme Charlotte qui retire et cache sa culotte au début du repas ; on ne comprend pas ce qu’elle fait. On apprendra plus tard qu’il s’agissait d’un jeu érotique avec une connaissance virtuelle.

© Mars Films

L’OBJECTIF EST (IDÉALEMENT) VISUEL

Au delà d’être clair, il vaut mieux également que le but soit visuel, écrit Michael Hauge dans Writing Screenplays that sell. Le cinéma étant un médium avant tout visuel et animé, attribuer aux personnages un objectif matérialisé — ou un objectif dont la poursuite est visuelle — permet au spectateur de constater l’avancée dans l’action. Si, effectivement, le personnage déclare un but de type psychologique ou introspectif, par exemple comprendre qui il est, nous risquons d’assister à des tunnels de réflexions en voix off et de dialogues existentiels qui ne mettront pas tellement l’histoire en mouvement — à moins de matérialiser, là encore, la quête à travers un but visuel.

Après, il ne s’agit pas forcément d’un objet. Dans Le Pont des Espions, Tom Hanks doit par exemple négocier la libération d’un pilote. Bon bah la libération d’un pilote, on peut la voir, elle peut être montrée au spectateur. Dans Deux Jours Une Nuit, Cotillard convainc un à un ses collègues de renoncer à leur prime, pour qu’elle ne soit pas virée. Cette fois, autant le but n’est pas matériel — convaincre, c’est du dialogue et de la psychologie — autant il se traduit dans une mise en mouvement — Cotillard se rend de maison en maison. Dans Le Jeu, les smartphones sont effectivement visuels. Ils s’allument, affichent des messages, on les cache, on se les passe, on les consulte, on les manipule, bref ils ne sont pas de l’ordre de la pensée.

Cette convention-là d’écriture est bien entendu transgressible, puisque bien des films sont basés sur des débats animés qui ne se traduisent en rien de matériel. Notons que les personnages sont alors tout de même « en mouvement », d’une certaine façon, et surtout tournés vers l’extérieur : Douze Hommes en Colère, Diplomatie, et même plusieurs scènes du film de Fred Cavayé, finalement.

L’OBJECTIF PEUT ÊTRE S.M.A.R.T.

Concernant les caractéristiques de l’objectif des personnages, je terminerai sur un acronyme/anglicisme issu du monde de l’entreprise — pardonnez-moi — qui je pense a tout de même son sens ici : le but peut s’avérer S.M.A.R.T. Comprenez : spécifique, mesurable, ambitieux, réaliste et temporel.

Spécifique, car il caractérise le personnage qui le porte — on a va y revenir dans un instant. Mesurable, car si le but donne une destination, il faut bien que le spectateur puisse estimer la progression du personnage vers cette destination. Par exemple, dans Le Jeu, les personnages souhaitent cacher certaines informations ; bon, et bien on comprend qu’ils auront perdu si l’information éclate au grand jour. Ambitieux, car si le personnage a pour simple but de sortir acheter du pain, le spectateur ne sera pas bien impressionné par la conduite du récit — en tout cas, sans information supplémentaire, telle par exemple qu’une famine dans un contexte post apo accompagnée d’une dépendance au gluten. Au hasard. Dans Le Jeu, il est au combien ambitieux pour les personnages de prétendre tenir tout un repas à jouer à leur fameux jeu — en tout cas, vu les secrets qu’ils souhaitent garder chacun. Réaliste, ensuite, tout de même, car si un personnage souhaite devenir maître du monde, le spectateur ne prendra pas l’objectif au sérieux. Et enfin temporel, car à défaut d’une certaine urgence, le personnage atteint son but quand il veut, et rien ne l’oblige à avancer. Quelque part, dans Le Jeu, où l’objectif s’impose aux personnage plus qu’ils ne le poursuivent, la durée du repas fixe la dimension temporelle des objectifs : si leurs secrets tiennent jusqu’au dessert, ils ont gagné.

© Mars Films

Voilà donc en partie ce qui peut constituer le but des personnages, dans une histoire. J’aimerais maintenant développer avec vous le rapport, justement, de ces but avec leurs personnages.

L’OBJECTIF (ET LE MODE OPÉRATOIRE) CARACTÉRISE(NT)

Commençons donc par cette histoire de spécificité de l’objectif. Mabley explique que rien ne vaut l’objectif du personnage, et ses moyens de l’atteindre, pour le caractériser. Si vous prenez le Joker dans The Dark Knight, Gary King dans Le Dernier pub avant la fin du monde, Muriel Bayen dans Elle l’adore, ou encore Sébastien Nicolas dans Un Illustre inconnu, ils sont chacun intéressants et majoritairement définis par leur objectif et leur mode opératoire spécifiques.

Dans Le Jeu, Marco est un grand lâche, puisque passe par son ami Benoit pour échanger les téléphones et cacher ses messages tendancieux. Charlotte est désespérée dans son couple puisqu’au delà de ses remarques et de son ivresse, elle cherche à virer sa belle mère de la maison dans le but notamment de retrouver une vie sexuelle. Léa, quant à elle, est dépeinte comme aveuglément confiante dans son couple et son mari, puisque n’insiste jamais pour lire les messages pourtant suspects qu’il reçoit. Plus que l’objectif en tant que tel, voyez comme les méthodes employées par chaque personnage sont tout aussi importantes et spécifiques.

Ainsi, s’il est nécessaire de le rappeler, la caractérisation n’est pas affaire que de tenue vestimentaire, de passions, de milieu social, d’origine, de genre ou que sais-je. La caractérisation la plus efficace est non seulement véhiculée à travers l’action, mais surtout elle est l’action elle-même, finalement. Le but du héros est lié à son sens de l’identité, précise William Indick dans Psychology for Screenwriters. L’hôte Vincent n’est pas intéressé par ce jeu, et souhaite régulièrement y mettre un terme, quand bien même il n’a rien à se reprocher et qu’il semble deviner le double vie de sa femme, car il considère que le jardin secret est nécessaire à l’épanouissement du couple.

L’objectif peut même carrément contredire la caractérisation statique du personnage, puisqu’elle sera plus signifiante aux yeux du spectateur. Les belles paroles de Thomas sur sa prétendue non-jalousie sont par exemple largement contrebalancées par l’interrogatoire qu’il inflige à sa femme Marie sur son ex, dont elle vient de recevoir un message.

L’OBJECTIF SE FICHE DU BIEN ET DU MAL

Le but d’un personnage, remarque Mabley, n’a pas particulièrement à être socialement acceptable, ni juste, ni louable, ni « normal ». Si le personnage est simplement entêté à poursuivre son but, s’il le désire fortement — nous en parlions au sujet de Petit Paysan — alors le spectateur sera impliqué dans l’histoire ; il aura de l’intérêt pour le fait que le personnage atteigne ou à l’inverse n’atteigne pas son but.

Le stratagème de Marco pour cacher ses sextos, jusqu’à utiliser le pauvre Benoit, prouve sa détermination au spectateur, peu importe qu’il ait raison ou tord d’agir de la sorte.

L’OBJECTIF DOIT ÊTRE CRÉDIBLE

Parfois, le scénario « d’intrigue » est opposé au scénario « de personnages », car l’objectif ne semble pas venir directement du personnage, on sent la main du scénariste qui le pousse dans telle ou telle direction pour faire survenir telle ou telle péripétie. Voilà pourquoi le but d’un personnage et sa poursuite doivent à tout prix reposer sur le personnage lui-même. Ce n’est pas seulement un moyen de le caractériser, c’est même un moyen de le crédibiliser, de donner le sentiment qu’il est mû par ses propres intentions, en tant qu’individu et non en tant de marionnette.

L’OBJECTIF A TROIS AMIS : PÉRIL, ENJEU ET MOTIVATION

Enfin, concernant les personnages, au delà de leur motivation, il y a la question de l’enjeu et du péril. Là encore, je ne m’étale pas les ai déjà traités dans Comment c’est raconté, j’avais seulement oublié d’établir une distinction entre les deux, ce que je vais rectifier ici. Non seulement, le personnage risque quelque chose à ne pas poursuivre son but — l’enjeu. Mais il risque aussi quelque chose à le poursuivre — le péril. Dans Argo, Ben Affleck a pour enjeu de sauver des vies, au péril de la sienne. Dans Loving, Joel Edgerton a pour enjeu l’amour, au péril de sa liberté. Parfois, le péril joue quitte ou double, comme dans Les Misérables de Ladj Ly, où les personnages veulent éviter un scandale, au risque d’en provoquer d’encore plus gros. Parfois aussi, enjeu et péril sont en miroir ; c’est le cas du film de Cavayé, où les personnages sont pris au piège : s’ils renoncent au jeu ils sont suspects, s’ils y jouent ils peuvent aussi l’être. Enjeu, péril et motivation soudent le personnage à ses objectifs.

Tout ça pour dire que le but n’est pas forcément un MacGuffin inintéressant en lui-même, que le personnage se trimballe dans le seul but d’être poussé dans ses retranchements. L’objectif n’est pas qu’un prétexte au voyage émotionnel des protagonistes — d’ailleurs, dans Le Jeu, les personnages n’ont pas d’arc transformationnel, ils n’évoluent pas mais simplement se dévoilent. L’objectif de chaque personnage le caractérise, le spécifie, il lui est inhérent.

Enfin, abordons la troisième partie de l’épisode d’aujourd’hui. C’est bien beau, de dire que le but des personnages met l’histoire en mouvement, mais comment s’orchestre-t-il, ce mouvement ?

L’OBJECTIF EST RYTHMÉ

Déjà, parlons du rythme. Les Cahiers du Cinéma prévenaient, dans leur Anti-manuel, qu’un scénario n’est pas qu’une suite d’actions. Ce serait répétitif et assez ennuyeux. Ainsi, quand bien même un objectif structurant englobe la conduite du récit, rien n’empêche les détours, les sorties de route, le sur-place, mais surtout les pauses. Le Jeu présente de nombreuses scènes de débat, de règlement de compte, parfois de rire, certaines liées et certaines indépendantes, qui viennent ponctuer les notifications des téléphones des convives, et donc la poursuite du jeu en lui-même.

© Mars Films

L’OBJECTIF N’EST PAS FORCÉMENT ATTEINT

Ensuite, dans les 22 conseils pour bien raconter une histoire selon les studios Pixar, Emma Coats a par ailleurs rapporté l’importance d’admirer un personnage pour ses tentatives, plus que pour ses réussites. Dans la poursuite de son but, le personnage ne doit pas simplement passer des étapes les unes après les autres. Souvent, il se plante — et c’est réel, en plus d’être touchant. Malgré toutes les justifications et les excuses dont font preuve les personnages du film de Cavayé, il finissent d’ailleurs forcément par être percés à jour. D’ailleurs, les scènes les plus fortes à mon goût sont celles où les personnages rament et vont d’excuses en excuses, alors que personne ne les croit.

L’OBJECTIF BOUSCULE

Puis, vient la question de l’instabilité. On l’évoquait dans l’épisode du podcast consacré au Dernier jour du reste de ta vie, le ou les protagonistes cherchent généralement, tout au long d’une histoire, à retrouver une certaine stabilité, un certain équilibre. Et bien, remarque Yves Lavandier dans Construire un Récit, un personnage qui poursuit son objectif contribue malgré lui à bousculer la stabilité des autres personnages. Accepter de jouer au jeu des smartphones, par exemple c’est imposer aux autres une vulnérabilité dans leur vie privé. Et bien, le personnage doit parfois gérer le monde qu’il a bousculé en plus de son propre objectif, poursuit Lavandier. Dans Le Jeu, les protagonistes prennent la défense des uns et des autres ou à l’inverse s’engueulent, en plus d’assurer leur propre défense. La seule poursuite du but initial, implique que les personnages soient plongés par d’autres dans le tourment — « mon mari voit un psy », « ma femme est en contact avec son ex », « ma fille me déteste », « ma mère pose problème à ma femme », etc. Quand Benoit reçoit des photos osées à la place de Marco, par exemple, Marco fait d’abord tout son possible pour lui éviter de les montrer, car intervertir les téléphone était son plan, à la base.

Toujours sur la mise en mouvement de l’histoire, Melanie Anne Phillips et Chris Huntley exposent, dans leur manuel Dramatica, ce qu’ils appellent les dividendes, les coûts, les prérequis, et les concessions.

DIVIDENDES, COÛTS, PRÉREQUIS ET CONCESSIONS

Tout d’abord les dividendes. Il s’agit de récompenses dont les personnages bénéficieront, dans la poursuite de leur but, pour les encourager. Au début, le jeu est avant tout amusant, permet aux personnages de se faire des blagues, de mieux se connaitre, de régler des malentendus, etc.

Puis, viennent les coûts. À l’inverse, il s’agit des punitions que subiront les personnages dans la poursuite de leur but. Cette fois, on les retrouve dans la deuxième partie du récit : des couples s’engueulent, voire se brisent.

Ensuite, les prérequis. On parle ici de conditions à atteindre ou à cumuler, de tests à passer, avant de prétendre à son objectif. Je pense par exemple au film En Guerre, de Stéphane Brizé, où les personnages doivent d’abord s’entendre entre eux, pour ensuite poursuivre un débat syndical commun. Ou encore au film Seul Two, où Eric et Ramzy doivent d’abord se réconcilier, pour que la population ré-apparaisse. Pas sûr de trouver de tels exemples dans Le Jeu.

Enfin, les concessions. Dans ce cas de figure, des contraintes non essentielles sont imposées aux personnages, dans la poursuite de leur but. Je pense par exemple à cette séquence où Marco réfute sans succès la relation homosexuelle qu’on lui prête, et qui est en réalité celle de Benoit. En voulant cacher un potentiel adultère par l’inversion de deux téléphones, Marco doit confesser à sa femme et à ses proches être gay, à la place de Benoit — sinon quoi son plan tombera à l’eau.

Pour finir sur la conduite du récit, j’aimerais revenir une dernière fois sur la question du conflit, évidemment. Là encore, je ne répéterai pas tout ce qui a déjà été évoqué, notamment au sujet de Her de Spike Jonze, dans l’émission, je rappelle juste deux choses.

LES OBJECTIFS SE CONFRONTENT

Premièrement, les objectifs permettent les obstacles. C’est parce que les personnages sont en mouvement, qu’ils doivent dépasser sous nos yeux des situations compliquées. Evidemment, on peut se contenter de situations qui leur tombent dessus, mais cela permet de diversifier les conflits.

Et deuxièmement, les objectifs incarnent des obstacles en eux-mêmes. Quand deux personnages ont des intérêts contradictoires, la situation est dynamisée par la simple opposition des deux buts. Parfois aussi, l’objectif d’un personnage entre en conflit avec un autre de ses propres objectifs. Charlotte invite son mari à jouer au jeu, au début, il accepte à condition que elle-même y joue, ce qui la refroidit instantanément. Fouiller le jardin secret de son conjoint est ici incompatible avec préserver le sien.

Voilà pour ce tour d’horizon de ce qui peut composer le but d’un personnage. Je m’excuse si je n’ai pas été exhaustif, et si j’ai quelque peu survolé certains aspects, je cherchais avant tout à témoigner du caractère organique de l’objectif. S’il est décrié pour son côté parfois artificiel, autant qu’il est plébiscité pour le formidable outil dramaturgique qu’il demeure, je tenais à rappeler combien il peut se marier avec le reste des éléments qui composent une histoire, et se fondre dans le décor.

© Mars Films

Fondu au noir pour ce 50e numéro de “Comment c’est raconté ?”, merci pour votre écoute, j’espère qu’il vous a intéressé !

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