Analyse du scénario de 12 Hommes en colère : défier les intuitions

Baptiste Rambaud
Comment c’est raconté ?
12 min readApr 22, 2018

CINÉMA — Analysons le scénario du film 12 Hommes en colère (1957) : comment le débat est-il construit ?

Dans un monde où foisonnent fake news et théories du complot, comment organiser un débat, durant lequel plusieurs personnages abandonnent successivement leurs aprioris ?

Info : Cet article retranscrit un épisode du podcast “Comment c’est raconté ?”, disponible sur Youtube, iTunes, Soundcloud et services de podcast par RSS.

Salut ! Et bienvenue dans ce 16ème numéro de “Comment c’est raconté ?”, le podcast qui déconstruit les scénarios un dimanche sur deux. Aujourd’hui, intéressons-nous à 12 Hommes en Colère, drame américain à huis clos sorti en septembre 1957 au cinéma, réalisé par Sidney Lumet, écrit et auto-adapté par Reginald Rose. Nous y observerons quelle mécanique de dialogue permet à cet impitoyable débat d’incarner la lutte contre les préjugés consensuels.

Un jeune homme d’origine modeste est accusé du meurtre de son père et risque la peine de mort. Le jury composé de douze hommes se retire pour délibérer et procède immédiatement à un vote : onze votent coupable, or la décision doit être prise à l’unanimité.

Le juré qui a voté non-coupable, sommé de se justifier, explique qu’il a un doute et que la vie d’un homme mérite tout de même quelques heures de discussion. Il s’emploie alors à convaincre un par un les onze autres membres du jury.

Comme à chaque fois, des spoilers sont à prévoir.

Nous avons vu, dans le podcast sur le film Steve Jobs, combien un dialogue présente bien plus qu’une simple discussion. Ainsi a-t-on abordé la notion de dramatisation des répliques : les points de vue des différents personnages se confrontent autour d’un sujet donné, motivés le plus souvent par un but et des enjeux.

Dans 12 Hommes en colère, le but consiste, pour les douze interlocuteurs, à se mettre d’accord à l’unanimité sur la culpabilité de l’accusé. Le conflit, lui, naît dans l’argumentation de chacun. Et, la potentielle mise à mort de l’accusé constitue l’enjeu central.

Si ce moteur but/conflit/enjeu pourrait s’essouffler au rythme que les les jurés présentent des doutes sur la culpabilité du jeune homme, et donc que ce dernier risque de moins en moins la peine capitale, il n’en est rien puisque, si la moindre personne considère l’accusé coupable, alors un autre jury se saisira à son tour de l’affaire ultérieurement, et risquera de se prononcer à l’unanimité en faveur d’une peine de mort. Tout ça pour dire que la tension ne s’essouffle pas de tout le film, tant que le moindre argument persiste en faveur de la culpabilité de l’accusé. L’ensemble du jury sans exception devra au final être convaincu de son innocence.

Ainsi s’enclenche un débat haletant de quatre-vingt-dix minutes, que vous connaissez. Ce cher Henry Fonda, seul personnage à douter de la culpabilité du jeune homme, parviendra à convaincre un à un les onze autres jurés. Et c’est là que la magie opère : tandis que nous galérons tous au quotidien à imposer notre point de vue dans le moindre de nos débats, un unique protagoniste parvient ici, de façon parfaitement crédible à nos yeux, à imposer le sien. Le plaidoyer semblait effectivement insurmontable au premier abord, et pourtant nous nous prenons à ce progressif revirement de situation.

UNE PENSÉE À DEUX VITESSES

Mais alors, comment ce débat s’articule-t-il ? Pour commencer, arrêtons-nous sur la nature des deux points de vue. Onze personnages estiment que le jeune homme est coupable, mais le douzième, l’estime-t-il non coupable ? Pas vraiment. Il a simplement des doutes sur la culpabilité. Il est sceptique.

De fait, 12 Hommes en Colère ne présente pas un combat entre deux convictions contraires, mais entre une conviction et un doute. La dynamique n’est pas la même. La plupart veulent prouver qu’ils auraient raison de juger l’accusé coupable, là ou Henry Fonda veut s’assurer qu’il n’aurait pas tort de juger l’accusé coupable.

La démarche de ce dernier s’inscrit dans les pas de la méthode scientifique. Il va considérer chaque indice comme valable, étudiant en quoi il pourrait accabler le jeune homme, pour enfin démontrer les limites de ces indices. Par exemple, lorsqu’un juré présume que le couteau utilisé pour le meurtre est celui de l’accusé, Henry Fonda précise que ce couteau pourrait avoir été volé, ou pourrait appartenir à quelqu’un d’autre, puisqu’il n’est pas si unique que cela.

Plutôt que de chercher à innocenter, ce juré veut juste s’assurer que les pièces à conviction sont véritablement accablantes. Il veut être convaincu.

De leur côté, les autres jurés ne se mettent pas en position d’être convaincus de quoi que ce soit. Leur seul objectif consiste à se donner raison. Ils emploient tous les éléments à leur disposition pour assurer la culpabilité de l’accusé.

© Carlotta Films

En même temps, quelque part, on pourrait les comprendre. Ils sortent d’un procès de mauvaise augure, aux nombreux indices accablants, aux nombreux témoignages tout aussi accablants, bref rien ne laisse présager l’innocence.

Nous sommes là au cœur de l’intérêt de ce chef d’œuvre : les personnages devront un-à-un affronter ce préjugé.

Dans son livre Système 1 / Système 2 : Les deux vitesses de la pensée, Daniel Kahneman parle notamment de notre paresse intellectuelle. Pour faire court, nous raisonnons donc à deux vitesses. Le plus souvent de façon intuitive, pour toutes nos réflexions automatiques, nos calculs simples, nos agissements habituels tels que conduire ou manger. Et, lorsque nous n’avons pas le choix, nous prenons le temps de penser, lorsqu’il faut opérer quelque chose de minutieux, rester attentif à un un élément, effectuer un calcul complexe, ou encore déterminer la validité d’un raisonnement.

Malheureusement, dans la mesure où une pensée lente nous demande de l’énergie et un certain effort, nous nous en tenons le plus souvent à nos intuitions. Pire encore, lorsque nous faisons l’effort de bien comprendre une situation, nous partons également de nos premières intuitions, comme s’il s’agissait de bases objectives de réflexion. Comprenons donc le boulevard que cela laisse aux préjugés consensuels.

Dans 12 Hommes en Colère, les jurés se trouvent pour la plupart dans ce cas de figure. Le procès a mis en lumière une potentielle culpabilité de l’accusé, par ailleurs cet accusé a eu une enfance difficile dans une famille et un quartier tout aussi difficiles. De fait, sans chercher à aller plus loin et faute d’un avocat compétent, onze des douze jurés se disent intuitivement que l’accusé est probablement coupable, compte tenu de ce qui leur a été exposé.

De plus, Daniel Kahneman présente dans son ouvrage deux biais cognitifs propres à notre pensée rapide qui viennent entretenir et favoriser davantage encore de telles prises de positions hâtives : premièrement, l’être humain s’en tient le plus souvent à ce qui lui est exposé, forme de paresse inconsciente dont nous ne sommes pas vraiment responsables, et deuxièmement nous trouvons important ce que nous pouvons concevoir clairement, quelles qu’en soient les probabilités réelles.

Ainsi, lorsqu’on évoque quelques pièces à convictions à partir desquelles nous sommes capables de concevoir clairement un scénario de meurtre, alors nous aurons vite tendance à prendre cette situation pour acquise, ou du moins très probable. Quand bien même ce scénario est peu probable, et les pièces à conviction peu nombreuses ou peu fiables.

Henry Fonda, de son côté, ne sombre pas dans le piège de la pensée rapide. Son personnage symbolise la pensée lente, celle qui ne prend pas les intuitions pour acquises, même si elle ne les réfute pas directement.

Et c’est au moyen de cette forme de sagesse ou du moins de précaution, que cet irréductible juré convaincra l’un après l’autre ses interlocuteurs. Chacun d’entre eux s’accroche, à sa façon, à un ou plusieurs indices incriminant l’accusé. Quand Henry Fonda, ou des jurés devenus septiques à leur tour, parviennent à mettre en lumière les limites de chacun de ces indices, alors les autres jurés se surprennent à prendre du recul sur leurs intuitions, et changent de point de vue dès lors qu’ils s’autorisent la pensée lente, laissant de la place à ne serait-ce que du doute.

© Carlotta Films

Par exemple lorsqu’un juré avance que, vu le milieu peu fréquentable où a grandi l’accusé, il est forcément coupable, un autre juré conteste cet argument puisqu’il vient lui-même de ce milieu, et qu’il n’est pas un tueur pour autant.

SE DONNER RAISON, POUR AVOIR RAISON

Cela dit, ce combat entre le doute et la conviction n’est évidemment pas joué d’avance. Et pour cause, qu’il s’agisse de chercher bêtement à se donner raison, ou de chercher intelligemment à établir une vérité objective, on argumente de la même façon. On argumente, quoi.

Ce triste constat n’est pas de moi, on le trouve dans le traité de Schopenhauer sur la dialectique dite éristique, dont le titre donne la couleur : L’Art d’avoir toujours raison.

Dans cet écrit, l’auteur présente les différentes façons de réfuter une thèse adverse, différentes façons donc de se donner indirectement raison, applicables en toute bonne foi comme en toute mauvaise foi. Que l’on ait finalement tort ou raison, seul compte le sentiment de l’auditoire. Si, par notre argumentation et notre élocution nous parvenons à le convaincre, alors c’est gagné, peu importe que nous ayons raison ou tort, au final.

Ainsi, si la démarche d’Henry Fonda semble plus sage que celle des autres jurés, elle joue dans la même cour, celle de convaincre.

Et quelles sont les armes à disposition, pour mener ce combat ? D’une manière générale, Schopenhauer distingue deux modes de réfutation d’une thèse adverse : soit l’on s’en prend à la thèse elle-même, soit l’on s’en prend à celui qui l’émet.

La plupart du temps, les personnages de 12 Hommes en Colère débattent sur la thèse elle-même, par exemple sur la fiabilité des indices. Mais par moments, ils s’en prennent directement à leur interlocuteur pour décrédibiliser son point de vue, comme lorsqu’un juré indique à un autre qu’il ne vote pour la culpabilité de l’accusé qu’afin de rentrer plus vite chez lui assister à un match. En pointant cette motivation opportuniste, il prouve ainsi que son vote lui-même n’a pas de valeur. S’en prendre à l’homme, pour attaquer sa thèse.

Concernent le mode le plus répandu, celui de s’en prendre directement à la thèse, Schopenhauer distingue ensuite deux méthodes : la réfutation directe, lorsqu’on attaque la thèse dans ses fondements, et la méthode indirecte, lorsqu’on attaque la thèse dans ses conséquences.

La réfutation directe est employée par exemple quand Henry Fonda prouve que, si un métro aérien bruyant passe à côté de la scène de crime au moment du meurtre, alors le témoin auditif ne peut pas en réalité avoir entendu la scène.

© Carlotta Films

La réfutation indirecte, elle, est employée par exemple lorsqu’un juré désormais septique demande à un non-septique pourquoi l’accusé est revenu sur les lieux du crime, à supposer qu’il soit coupable ? Personne ne ferait cela.

À partir de ces deux modes et deux méthodes de réfutation, Schopenhauer distingue alors près d’une quarantaine de techniques pour se donner raison. Citons-en quelques-unes figurant dans le film.

Premier exemple de technique : tirer une conclusion de prémisses concédées par l’interlocuteur, même si elles ne l’ont pas toutes été. Par exemple, un juré sceptique fait admettre à un non-sceptique que la témoin oculaire porte des lunettes, puisqu’elle présente des marques sur le nez. Ainsi, poursuit-il elle ne peut pas avoir vu la scène, étant donné qu’elle était couchée et que l’on dort généralement sans ses lunettes. Dans cette situation, rien ne prouve qu’il s’agissait de lunettes de vue, ni de lunettes de vue de loin, mais faire admettre une partie du problème — à savoir que le témoin portait des lunettes — donne le sentiment à l’auditoire qu’une brèche a été trouvée, et l’un des interlocuteurs change d’ailleurs d’avis à ce moment-là, ralliant les sceptiques.

Deuxième exemple de technique : amener son interlocuteur sur un terrain où il n’est pas à l’aise. Par exemple lorsque le jury s’interroge sur la façon de tenir le couteau, vu la petite taille du jeune homme face à sa prétendue victime, un juré, lui-même connaisseur des combats au couteau, affirme qu’il est impossible que l’accusé ait planté la victime avec telle posture, puisque d’après lui les couteaux ne se tiennent intuitivement pas comme cela. Cet argument d’autorité n’autorise aucune contradiction, vu que personne d’autre sur place n’est un connaisseur de combats au couteau. Par défaut, cela lui donne raison.

Troisième exemple de technique : retourner un argument adverse contre lui, afin d’en décupler la force. Comme lorsqu’un juré non-sceptique s’étonne que l’avocat n’ait pas cherché davantage à défendre l’accusé durant le procès, comme si lui-même le pensait coupable, et qu’Henry Fonda rétorque que cet avocat est probablement commis d’office donc que de base il n’avait pas forcément envie de défendre le jeune homme.

Toutes ces techniques ne donnent finalement pas raison à qui que ce soit dans l’absolu, ce sont des procédés d’argumentation qui nous font prendre le dessus dans la conversation, et donnent le sentiment à l’auditoire que nous marquons un point, donc par extension que nous avons peut-être globalement raison.

ET LA VÉRITÉ LÀ-DEDANS ?

Après toute cette démonstration, nous pourrions quelque part garder une certaine amertume de ce film. Oui, le jeune homme n’ira pas sur la chaise électrique car finalement l’ensemble des jurés a voté « non coupable », mais seulement par délibération via des techniques d’argumentation, et non via des faits irréfutables.

© Carlotta Films

En effet, n’angélisons pas trop vite l’issue de cette histoire. Comme les personnages, nous sortons avec un sentiment de légitimité, avec un sentiment que ce choix est le bon, que les changements d’avis valaient la peine, mais l’accusé n’est-il pas tout de même coupable, après tout ?

Effectivement, prenons l’exemple des lobbies. Lorsqu’un lobby d’une quelconque industrie veut répondre aux attaques d’une ONG, plutôt que de la réfuter directement, elle se contente le plus souvent de mettre en doute les méthodes employées. Le lobby va alors lancer des recherches partisanes, afin de prouver que la démarche de l’accusateur n’est pas rigoureuse.

Ainsi, si la démarche d’Henry Fonda peut sembler noble, celle de mettre en doute plutôt que de chercher à se donner raison, elle peut être également utilisée à mauvais escient, comme pour dire aux consommateurs que l’huile de palme c’est pas si mal, par exemple.

Mais, pour conclure cette analyse, à titre personnel, je soutiens tout de même 12 Hommes en Colère, jusque dans sa finalité. Car, à mes yeux, la question ici de la culpabilité de l’accusé n’est pas ce qu’il y a de plus important. Enfin si, vu qu’il risque la peine de mort, mais la portée de l’œuvre va bien au-delà.

La morale toute bête que j’en tire, est simplement qu’il faut questionner son intuition, sa pensée rapide. Faire gagner Henry Fonda à l’issue du récit exprime symboliquement qu’il ne faut jamais s’en tenir aux consensus initiaux, qu’ils peuvent être renversés, et que n’importe qui peut être amené à réfléchir par lui-même, et ainsi à grandir sur le plan intellectuel.

Car le plus souvent dans un scénario, comme l’exprime David Trottier dans sa Screenwriter’s Bible, un personnage grandit lorsqu’il change d’avis.

© Carlotta Films

Fondu au noir pour ce 16ème numéro de “Comment c’est raconté ?”, merci pour votre écoute, j’espère qu’il vous aura intéressé !

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Je m’appelle Baptiste Rambaud, disponible sur Twitter pour répondre à vos questions, à vos réactions, et vous donne donc rendez-vous donc dans 2 semaines, pour la 17ème séance. Tchao !

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