Valérie Peugeot

Nicolas Loubet
Commoners
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16 min readSep 9, 2013

Valérie Peugeot est chercheuse à Orange Labs, en charge des questions de prospective et présidente de VECAM.

Photo originale de Sylvia Fredriksson (CC-BY-NC-SA)

Bonjour Valérie. Peux-tu nous décrire tes différentes activités ?

J’ai trois grandes activités. Je travaille dans un laboratoire de sciences humaines et sociales qui fait partie d’Orange Labs, le pôle recherche et développement du groupe Orange. Dans ce laboratoire, qui réunit sociologues, économistes et anthropologues, je m’occupe de prospective. Mon métier est de mener une veille pour capter ce qui est en train de changer dans la société au sens large, c’est-à-dire aussi bien les changements technologiques, économiques, politiques ou encore règlementaires. Il s’agit de voir comment, à court ou moyen terme, ces changements peuvent concerner et impacter un opérateur de télécom, et plus généralement le secteur de l’économie numérique dans lequel un opérateur télécom.

Par ailleurs, je mène de longue date et de manière bénévole une seconde activité au sein VECAM. VECAM est une association qui été crée en 1995 et qui fait partie de l’internet citoyen. Elle se penche sur les transformations de la société liées au numérique, avec un point de vue citoyen.

Enfin, pour troisième activité, j’ai rejoint en 2013 le Conseil National du Numérique, qui est une instance qui conseille le Gouvernement sur un certain nombre de grandes questions numériques. Nous avons été, entre autres, saisi du sujet de l’inclusion numérique. C’est le sujet qui m’occupe actuellement. En effet, je coordonne un groupe de travail constitué de différents membres du Conseil National du Numérique pour rendre à la rentrée des recommandations au Gouvernement sur ce sujet.

Arrives-tu à identifier un fil rouge dans cette diversité d’activités ?

D’abord, il y a toujours eu un intérêt pour la chose publique, pour l’intérêt général, pour les communs. Quand j’ai fait des études en Sciences Politiques, ces préoccupations m’habitaient évidement déjà.

Mon second fil rouge, c’est la curiosité, c’est-à-dire se laisser porter au fur et à mesure des rencontres, des aventures humaines et intellectuelles qui traversent une vie et permettent la découverte de nouveaux horizons.

S’il est vrai que j’ai beaucoup changé d’activités dans ma vie (à peu près tous les cinq ans en moyenne pour aborder de nouveaux rivages) au bout du compte, il y a une forme de cohérence. On peut voir la cohérence par le numérique, bien-sûr, mais ce n’est peut-être pas mon fil rouge principal. Moi je vois avant tout la cohérence dans un souci renouvelé de chercher comment changer la société pour la rendre plus habitable et plus humaine.

Comment présentes-tu l’association VECAM dont tu es présidente ?

J’ai l’habitude de présenter VECAM comme la vieille dame du monde associatif et du numérique ! Sa création, en 1995, coïncide en effet avec le moment où le web grand public en était alors à ses tout premiers pas…

Historiquement, elle a été fondée par Jacques Robin et Véronique Kleck. À l’époque, VECAM s’inscrivait dans un bouillon d’imagination militante au travers de la Maison Grenelle, une maison d’associations dans laquelle les gens travaillaient sur les questions d’économie alternative, sur la citoyenneté active, sur la mondialisation financière. Jacques Robin sentait, au travers les travaux que recherche qu’il dirigeait, les changements à l’œuvre dans cette société. Il les analysait soit lui-même, soit au travers les autres contributeurs qu’il invitait à écrire dans cette revue Transversales — Sciences Culture. Ces analyses débouchaient souvent par la création d’une nouvelle association, qui allait porter le fer et l’action au-delà d’une analyse intellectuelle.

C’est donc comme cela que VECAM est née, au moment du Sommet du G7 qui se tenait à Bruxelles, en première pleine grande période de désarroi sur le chômage de la part des pouvoirs publics, qui ne savaient plus comment s’en sortir. Ceux-ci ont vu très tôt dans les technologies de l’information une sorte de planche de salut qui allait permettre de créer le nouveau secteur d’activité permettant de sortir du chômage endémique. Bien que la tonalité de ce G7 était très techno-enthousiaste, on a finalement vu que la résolution des problèmes était un peu plus compliquée que cela.

VECAM réunit des figures intellectuelles comme Pierre Lévy, Joël de Rosnay, Paul Virilio, Alain Ambrosi au Canada, et toute une série de personnalités qui déjà à l’époque travaillaient sur ces questions. À l’époque, en marge du G7, ces personnalités organisèrent une rencontre qui déboucha sur un appel, qui lui-même donna naissance à l’association VECAM.

Les principales idées de la plateforme VECAM à l’époque étaient les suivantes : ne pas penser en Techno Push, c’est-à dire essayer de faire en sorte que la technique réponde aux besoins réels de la société et des citoyens, et non pas seulement aux projections que les industries pouvaient en faire. Autrement dit, se mettre à l’écoute des besoins de la population.

Et puis, à l’époque — même si l’on n’employait pas le terme de “fracture numérique”, on parlait d’Internet et des “autoroutes de l’information”, il y avait aussi l’idée que les autoroutes de l’information ne devaient pas être une nouvelle source d’exclusion qui allait croiser des facteurs sociaux, économiques, culturels, etc. Sujet toujours d’actualité puisque c’est celui-là que je traite au Conseil national du numérique. On voit que les germes étaient déjà posés, il y a maintenant quasiment vingt ans.

L’association s’est créée comme cela et a connu plusieurs phases. Sur une première phase, l’association a fonctionné comme un think tank, un espace de réflexion avec ses intellectuels, en organisant des colloques, des publications, etc. Sur sa seconde phase, VECAM a cherché à aller un peu plus loin dans ses actions en portant des projets plus opérationnels.

Certains projets ont pris leur envol, notamment le projet Villes Internet, qui vise aider les collectivités locales à s’emparer des questions du numérique et les intégrer dans leur vision d’action publique. Des projets de coopération Nord-Sud ont été développés, pour utiliser le numérique dans des politiques de développement et de solidarité internationale, avec des projets comme Fragments du monde, i-jumelage. Beaucoup de ces actions consistaient en la mise en réseau des acteurs. On était très peu nombreux à l’époque.

De 1995 à 2003, nous avons monté un réseau européen puis international, le Community Network (“Internet Citoyen”). En France, nous avons été co-créateur du réseau I3C, Internet Créatif Citoyen et Coopératif. Là encore, au cœur des enjeux était la mise en réseau d’acteurs très isolés à l’époque. Et puis, VECAM a mené un dernier travail de plaidoyer dans des instances internationales, au sein de la Digital observatory task force, structure mise en place pour travailler sur la question de la fracture numérique Nord-Sud au tournant des années 2000. Nous avons également été très impliqués dans le Sommet Mondial de la Société de l’Information, qui s’est tenu en 2003–2005 entre Genève et Tunis. Dans ce contexte, nous comptions parmi la centaine de structures qui essayaient là aussi d’enrichir la vision de la société de l’information qui pouvait être portée par ce type d’instances.

Depuis quelques années, nous avons décidé de revenir à une structure bénévole (à l’époque nous étions 5 ou 6 salariés, ce qui est beaucoup pour une petite structure), donc forcément en voilure, beaucoup plus réduite et avec une moindre disponibilité d’un certain nombre d’entre nous.

En septembre dernier, nous avons décidé de reprendre une initiative qui faisait écho au travail des quatre ou cinq dernières années. Nous avons beaucoup travaillé sur la question de la propriété intellectuelle et de dépassement de la propriété intellectuelle telle qu’elle existe aujourd’hui. Ce qui nous a amené à nous pencher sur la question des biens communs, comme une alternative aux systèmes propriétaires, comme une ouverture vers des logiques de partage. Dans la continuité de ce travail et d’une rencontre internationale à Berlin en 2010 autour des communs, nous avons décidé d’essayer de renforcer la branche francophone de ce qui serait un réseau international des biens communs. C’est comme cela qu’en septembre 2013, nous avons lancé un appel qui invitait une cinquantaine d’acteurs à venir pour voir s’il y avait une appétence à travailler ensemble cette question de biens communs informationnels et non informationnels. Il y a justement une volonté de sortir du numérique. Et ce réseau a choisi en janvier dernier Villes en Biens Communs en tant que première initiative commune.

Comment présentes-tu le mouvement des (biens) communs ?

Une des particularités du mouvement des biens communs est que l’on ne se situe pas dans un dogme ; il n’existe pas une vision unique. D’une part, tout est en train de se construire, d’autre part, comme le souligne Elinor Ostrom, Prix Nobel d’économie en 2009, il n’existe pas un modèle de communs, car ceux-ci se réinventent à chaque fois en fonction du contexte local, de ceux qui les portent, de la ressource à gérer, etc. Ce processus demande beaucoup plus d’efforts que d’appliquer un modèle tout fait.

Le processus permanent de réinvention des communs est satisfaisant parce qu’il laisse l’espace à la diversité dans l’action, à la diversité des acteurs. Il évite de tendre vers des formes idéologiques totalisantes et donc excluantes.

Peux-tu nous décrire la dynamique du réseau francophone ?

Depuis sa création, VECAM, structure composée d’une dizaine de membres actifs, agit en réseau. L’association doit contribuer à encourager les logiques coopératives pour faire mouvement avec les autres. VECAM s’est inscrite, au fil du temps, au sein de plusieurs réseaux, que soit à ll’échelle nationale ou internationale. Différents collectifs formels ou informels composent le Réseau Francophone autour des Biens Communs. Des structures autour du logiciel libre, comme l’APRIL ou Parinux, très structurées et organisées, plusieurs structures gravitant dans la sphère des documentalistes et des bibliothécaires comme le collectif informel et très actif SavoirsCom1, ou l’ADBS, l’Institut Momentum, qui travaille sur le développement durable, les logiques de décroissance et les biens communs globaux.

L’enjeu de cette diversité est de montrer leur potentiel à se fédérer autour de problématiques communes, concernant les communautés numériques et non numériques. Nous avions organisé en 2005, une rencontre à Telecom ParisTech sur la thématique « Biens communs et développement », au sens développement Nord-Sud. Ce fut la première rencontre marquant une tentative de décloisonnement de ces communautés, associant autour de la table des personnes travaillant sur les semences d’Indes, des gens travaillant sur le logiciel libre en Afrique, des personnes travaillant sur la science ouverte au Maghreb. Des personnes travaillant sur la propriété intellectuelle en France, sur le médicament avec les actions autour des génériques.

Nous essayions de faire comprendre aux différents acteurs de ces communautés qu’il y avait un dénominateur commun à leurs luttes. Ce dénominateur commun est l’information contenue dans la ressource, et que ces acteurs tentent de gérer autrement que par la propriété.

Cette information peut être le code génétique d’une plante, le code d’un logiciel, le contenu d’une publication scientifique. Ces informations comme élément premier qui circule et sur lequel on se pose tous cette question de savoir comment les faire circuler, les partager, les donner à manipuler de manière à ce que cela ne soit pas l’objet d’une prédation par quelques uns, et que cela puisse servir les intérêts de destinataires finaux, que ce soit les malades du Sida, les paysans, ou les développeurs de logiciels.

Amorcé en 2005, nous avons creusé le sillon amorcé autour du concept des biens communs, qui nous a paru particulièrement fertile. Et je ne parle pas ici « du » bien commun, qui intègre une notion normative et auquel je préfère le terme d’intérêt général. Au travers la notion de biens communs, nous cherchons à nous éloigner d’une vision normative. Nous exprimons l’idée qu’il y a des ressources, pouvant être de nature complètement différente, naturelles ou immatérielles, et que ces ressources peuvent être gérées en commun par des communautés qui s’auto-organisent pour les partager, soit au sein de la communauté, soit à l’extérieur. Le choix de ces modes d’organisation dépend de la ressource et du contexte.

Il s’agit de développer des logiques de gouvernances coopératives permettant de proposer une alternative aux modèles de gestion par le marché ou la puissance publique.

Nous nous sommes emparés du concept de biens communs dans une période où l’on sent un énorme désarroi des citoyens par rapport à la politique, et cela dans un nombre de pays assez large. Même si les citoyens continuent d’avoir une appétence pour le politique, pour la vie de leur pays, de leur quartier. Il y a une sorte de grand écart. D’un côté, un épuisement face à l’action politique habituelle, les partis, les syndicats, les structures intermédiaires classiques. Et de l’autre côté, une envie, un besoin de faire bouger les choses, car depuis 2007 nous nous enfonçons chaque jour un peu plus dans une crise économique et financière qui croise une crise écologique, une crise qu’Edgar Morin qualifie de civilisationnelle. Cette crise multi-facettes, nous ne la dépasserons que si une énergie collective se met en place, qui ne se contente pas d’attendre le marché, soit l’État.

Nous avons besoin de pluralité, dans les visions du monde que l’on veut porter et dans les moyens de l’action collective.

Quelle est la raison d’être du festival Villes en Biens Communs ?

Villes en Biens communs est une démarche initiée par la Ville de Brest et entre autre par Michel Briand, élu à la ville de Brest et membre de VECAM. Nous nous sommes inspirés de cette initiative pour la reproduire mais de manière un peu différente, dans la mesure où la mobilisation est portée par des collectifs de terrain, formels ou informels, et non par des municipalités.

Cette mobilisation s’inscrit au sein d’un mouvement international qui s’est déjà réuni lors de deux rencontres à Berlin : la première en novembre 2010, la seconde en mai 2013. Ces rencontres visent à réunir un certain nombre d’acteurs provenant de domaines très différents, de tous les continents.

Tous les champs de l’activité humaine qui appellent une transformation sont revisités. Il s’agit d’analyser en quoi cette notion de biens communs peut aider à penser un monde qui se développe différemment, avec une implication beaucoup plus forte des citoyens de manière à leur redonner confiance dans leurs capacités transformatrices.

En pratique, comment se déroule le festival dans les territoires ?

C’est une multiplicité d’événements auto-organisés. Même si au départ, l’impulsion est venue de Brest et de Paris, aujourd’hui, elle se diffuse dans toute une série de villes comme Lyon, Nantes, Rennes, Bolbec, Ouagadougou. Et nous espérons voir demain d’autres villes et d’autres territoires, quelle que soit leur échelle, rentrer dans la dynamique.

Dès qu’un collectif se reconnait dans la dynamique et a envie d’organiser quelque chose, celui-ci est encouragé à le faire. L’espace de coordination est notre site web, dans lequel chacun est libre d’y inscrire des événements.

À qui s’adresse les événements organisés sur le temps du Festival ?

En premier lieu, aux animateurs de réseaux qui souhaitent faire se rencontrer différents collectifs qui ne travaillent pas forcément les uns avec les autres. Le Festival est réellement fait pour permettre à ces acteurs de se découvrir, de mieux se connaître et d’amorcer des initiatives communes.

Mais l’objectif est aussi de toucher un public beaucoup plus large et diversifié. Par exemple, les cartoparties, pour apprendre à mettre de la donnée sur Open Street Map, les ateliers Wikipédia, ou les parcours en ville à la découverte des jardins partagés, sont des événements simples à monter mais qui peuvent toucher tous les âges et de toutes les générations.

Comment envisages-tu les évolutions du mouvement des communs ?

Je pense que le mouvement des biens communs a besoin de fertilisation croisée avec d’autres univers qui se préoccupent de l’intérêt général. Je pense à l’économie sociale et solidaire, je pense au monde associatif.

L’économie sociale et solidaire a beaucoup à nous apprendre sur la manière dont, depuis quasiment un siècle et demi, se repense les questions de rapport au capital, à la propriété des moyens de production. Je pense notamment au modèle des SCOP(S), qui représente toute une inventivité documentée, sur la gestion du commun. Pour autant, ces modèles n’ont pas forcément intégré les logiques de partage, de circulation dont nous pouvons être porteurs. Il y a donc un premier croisement à organiser entre nous.

Une partie du monde associatif, je pense notamment au Collectif Pouvoir d’agir, qui réfléchit beaucoup sur des formes d’auto-organisation citoyenne très proches de la pensée des biens communs. Même si eux n’ont pas une ressource à gérer, pour autant, ils étudient des démarches ascendantes très proches de celles que portent les acteurs des biens communs. On a des choses à se dire, à se raconter sur les manières de faire. Ces rencontres peuvent être sources d’inspiration croisées, d’un côté comme de l’autre.

Comment se situent les communs par rapport au Public et au Privé ?

Par alliance dans certains cas, par confrontation dans d’autres cas… En effet, on sait bien qu’il existe toute une série de sujets où, souvent, la puissance publique a tendance à détricoter du bien commun. C’est une tendance qui date depuis les années 80, et plus précisément depuis Margaret Thatcher et Donald Regan. Il y a donc aussi un travail d’affrontement à mener, contre les démarches des acteurs du marché et des acteurs publics, pour re-conquérir ou protéger un certain nombre de biens communs essentiels.

L’articulation avec le Marché et avec l’État se réinvente en permanence. Selon les cas, les acteurs des communs se positionneront soit sur des logiques de renforcement mutuel avec ces acteurs, soit sur des logiques de résistance…

Peux-tu nous présenter ces relations dans le monde de l’Éducation ?

Aujourd’hui, dans le monde de l’éducation au sens scolaire, il existe des initiatives comme les AMAP, des cours partagés par les professeurs qui commencent à être sur cette culture du partage. Dans l’éducation supérieure, il existe les MOOCs, cours massivement en ligne, ouverts, qui, au premier regard, participent aussi de cette logique de partage de contenus. Ce qui est compliqué, c’est que l’on est un peu entre Charybde et Scylla sur ces questions d’éducation. C’est pour cela que les interactions avec la sphère publique et les marchés sont très importantes à regarder.

D’un côté, l’appareil historique de l’éducation campe sur des positions de non partage. Tout le système de reconnaissance sociale, de progression et de carrière des enseignants, est construit sur des logiques de propriété. Les prérogatives de partage et les logiques collaboratives constituent donc un contresens pour le corps éducatif. Par exemple, dans une inspection d’un enseignant de primaire, il n’y a aucun critère portant sur les capacités collaboratives. L’enseignant est inspecté dans sa classe, avec ses élèves, et on ne regarde jamais comment il interagit avec ses collègues, si il participe à la vie de l’école, comment cela se passe avec les parents. On est sur une espèce de vision disciplinaire de l’enseignement. Il faut arriver à faire bouger ce monde là. Cela commence un tout petit peu, doucement.

À l’inverse, avec les MOOCs, on est sur une problématique complètement opposée, car les MOOCs sont aussi une espèce de Cheval de Troie pour le marché, qui leur sert à privatiser le monde de l’enseignement. Cela avait déjà commencé avant les MOOCs, et je ne parle pas du E-learning, ancêtre du MOOC. Sans parler de cela, on voit bien qu’une partie du monde universitaire, notamment dans les pays anglo-saxons, est poussé à trouver des moyens de financement en dehors du public. Et de cette manière on les pousse à se transformer en services marchands pour partie de leur activité.

Si les MOOCs sont pour l’instant sont gratuits, il est évident que ce modèle n’est pas pérenne. Si il n’y a pas de réinjection d’argent public, cela veut forcément dire que se met en place une commercialisation, et donc on va glisser vers un enseignement massivement marchandisé.

C’est compliqué. Nous voyons bien que nous avons une opportunité, soutenue par les technologies en réseau, d’aller vers du contenu ouvert, du partage de méthodologies sur l’enseignement, et en même temps nous voyons bien que nous sommes en tension entre un ancien monde et un nouveau monde et que l’on doit essayer d’en inventer un troisième, qui ne soit ni la caricature du premier, ni le désastre du deuxième.

Comment vois-tu se transformer les savoirs avec le numérique ?

De toute évidence, le numérique transforme déjà, et n’a pas fini de transformer, les savoirs primaires dont nous aurons tous besoin tout au long de notre vie, en tant que travailleur, citoyen, habitant de la ville, etc.

Dans tous ces nouveaux apprentissages, nous avons besoin de nous construire une culture numérique [ Digital Literacy], i.e. un socle de connaissances à plusieurs dimensions.

Le terme n’est pas de moi, et c’est quelque chose dont nous débattons beaucoup au Conseil National du Numérique. La première de ces dimensions, très technique, concerne notre capacité à manipuler le code.

L’apprentissage du code va devenir une forme d’alphabétisation élémentaire, permettant d’être maître de la technique et ne pas se laisser manipuler par celle-ci.

Par ailleurs, nous avons également besoin de comprendre les enjeux autour du numérique. Comment se construit l’économie du numérique ? Par exemple, aujourd’hui, beaucoup de personnes construisent une représentation complètement erronée de la gratuité. De même, le fonctionnement des marchés bifaces est complètement méconnu du grand public. Ou encore, la plupart des gens ignorent encore que les grands acteurs du web se rémunèrent sur les données personnelles.

Toutes les questions touchant à la vie privée, aux données personnelles en font partie. Il faut cesser d’être dans un rapport défensif au numérique, posture qui enferme l’utilisateur dans une forme de passivité. L’enjeu est d’aider tous les citoyens à progresser en matière de décryptage.

Enfin, troisième volet, il s’agit de comprendre comment chacun peut mobiliser le numérique dans les différentes facettes de la vie, du travail, dans la vie privée, dans les activités bénévoles, dans la vie de citoyen.

Il s’agit de gagner en pouvoir d’agir [empowerment]. Il s’agit de gagner en capacité à comprendre le monde, à transformer sa propre vie ou sa vie collective, au sein de son quartier, de sa ville ou au sein d’un collectif virtuel.

C’est ce socle, constitué de ces trois sous-ensembles, qui font partie de cette culture du numérique qu’il sera nécessaire de transmettre aux générations montantes. Et cette transmission devra se faire dans toutes les catégories de métiers. On le voit, il existe beaucoup de métiers dans lesquels les acteurs n’ont pas encore pris la mesure de ce qui se passait autour du numérique. Certains ont une approche très réfractaires, sans comprendre que le numérique peut être autant un outil de transformation qu’une difficulté. Il est nécessaire d’être sensible à ce double regard sur le numérique.

Comprendre comment le numérique peut être une source d’exclusion, de difficulté, de fragilité, mais aussi comment le numérique peut être une source de transformation. Selon la manière dont on va l’insérer dans les organisations, notre vie, on va pouvoir en faire quelque chose d’intéressant, ou pas. C’est le cœur de ce qu’il va falloir mettre dans l’éducation.

Après, nous voyons bien que se met en œuvre un déplacement des apprentissages. Par exemple, dans certaines expérimentations en Europe du Nord notamment, les élèves ont accès au web et à Wikipédia en particulier pendant leurs contrôles sur table. Ce qu’ils doivent apprendre n’est pas à empiler des savoirs, mais la capacité à les mobiliser, à pouvoir construire un regard critique et à réagencer une pensée à partir de ces savoirs.

Même si la route est longue, il me parait indispensable de réintroduire cette fonction critique dans notre éducation.

Ces questions se sont bien sur posées bien avant l’arrivée du web et se posent toujours aujourd’hui mais je sens que ce que nous n’avons pas réussi à faire avec les anciens médias nus allons peut-être y arriver avec les “nouveaux” médias, pour la simple raison que l’abondance de l’information est telle que nous sommes obligés de nous construire une grille de lecture.

Interview réalisée à Paris (France) le 7 septembre 2013 par Sylvia Fredriksson. Article publié initialement sur le site notesondesign.org.

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