Emmanuel Lulin (L’Oréal) : « Être Chief Ethics Officer, c’est une magistrature d’influence »
Les questions éthiques chevillées au corps depuis sa prime jeunesse, qu’il a notamment passée aux côtés des époux Klarsfeld ou en Europe de l’Est à la recherche du patrimoine juif disparu, Emmanuel Lulin rêvait enfant de devenir avocat pour « défendre la veuve et l’orphelin ». Pendant 10 ans, il a réalisé ce rêve à New York et à Paris, avant de rejoindre L’Oréal en 1999 au poste de Directeur juridique des relations humaines, puis de devenir le premier Directeur général de l’éthique du Groupe en 2007. Rencontre avec un pionner de l’éthique corporate.
Lors de notre première rencontre, vous aviez insisté sur la nécessité de ne pas confondre éthique et compliance. Pouvez-vous nous expliquer quelles différences vous faites entre ces deux termes ?
La conformité, c’est la mise en œuvre de l’injonction de la loi dans une logique d’obéissance. L’éthique, elle, est une démarche d’adhésion à des valeurs. Ce ne sont dès lors pas du tout les mêmes dynamiques : la conformité est réactive, tandis que l’éthique est proactive. Cette différence est fondamentale selon moi. La notion d’éthique est certes plus large, parfois peut-être plus floue, mais lorsque l’on s’inscrit dans l’adhésion à des valeurs, on est bien dans une démarche proactive, de surcroît davantage tournée vers l’avenir et le long terme. Il y a bien sûr entre les deux une logique de chevauchement, voire de continuité, lorsque la loi cristallise une question éthique par exemple, mais il me semble que l’éthique permet précisément d’aborder des sujets non prévus par le droit. L’éthique va au-delà du droit ; dès qu’on a la réponse juridique à un problème donné, commence la question éthique.
Si l’éthique va au-delà du droit, comment agir en tant qu’organisation lorsque la loi elle-même est — ou semble — non éthique ?
Effectivement, certaines actions légalement admissibles peuvent être questionnées éthiquement. Historiquement, ça a été le cas avec certaines lois comme l’apartheid par exemple. Avec l’éthique, on a le devoir de s’asseoir sur des lois injustes. Il est donc nécessaire d’entretenir un dialogue régulier entre le droit et l’éthique. Je crois d’ailleurs qu’un bon juriste doit porter en lui une véritable vision éthique, car les programmes fondés sur la seule conformité à la loi sont des faillites de l’esprit. Il faut avoir le courage de faire ce que l’éthique exige, ce qui est juste, et en assumer le risque.
Quelles sont justement les qualités requises pour être un·e bon·ne responsable de l’éthique au sein d’une entreprise ?
Le travail d’un Chief Ethics Officers repose sur le dialogue et doit faire appel à l’intelligence des individus en s’appuyant sur la force du discours. Pour être un bon éthicien, il vaut mieux lire les penseurs grecs que le Code civil. Il n’est donc pas nécessaire d’être juriste. Il s’agit d’être particulièrement pédagogue, de posséder des qualités d’orchestrateur, de gestionnaire de projets, mais il est surtout nécessaire de faire preuve d’une grande curiosité. De bons fondamentaux en matière de culture générale et de sciences humaines me semblent également essentiels, notamment face aux nouveaux défis auxquels notre société est confrontée : intelligence artificielle, transhumanisme, bioéthique, etc.
Chief Ethics Officer, ce n’est pas une fonction, c’est une mission, qui — j’en suis persuadé — va devenir de plus en plus essentielle. D’ici dix ans, les Chief Ethics Officers auront leur place au sein des COMEX, qui ne pourront plus occulter la dimension éthique. Leur rôle sera de dialoguer avec l’ensemble des fonctions de l’entreprise et de contribuer ainsi à accompagner les grandes évolutions de notre époque, notamment en faisant intervenir dans la réflexion des experts externes, comme des sociologues ou des anthropologues.
Je crois pour conclure que pour mener à bien sa mission, le Chief Ethics Officer doit être indépendant, cultiver son côté poil-à-gratter, sans toutefois se comporter comme un gourou. Il doit chercher l’adhésion, car l’appropriation du discours éthique à tous les niveaux de l’entreprise est indispensable.
Concrètement, à quoi ressemble votre quotidien en tant que Directeur Général de l’éthique de L’Oréal ?
Mon rôle est de m’assurer que les quatre principes éthiques de L’Oréal — intégrité, respect, courage et transparence — soient connus, compris et appliqués au quotidien par l’ensemble des collaborateurs du Groupe. Je passe ainsi énormément de temps sur le terrain. La proximité me semble essentielle, car elle permet de mieux comprendre les défis auxquels nous sommes confrontés et contribue à décupler l’efficacité de l’éthique et la rendre ainsi plus légitime. J’échange régulièrement avec les collaborateurs de L’Oréal partout dans le monde, à tous les niveaux, en entretiens individuels ou collectifs. À titre d’exemples, je rencontre individuellement les membres du COMEX une fois par mois ou j’ai récemment participé à un atelier avec de jeunes collaborateurs du Groupe. Mon objectif prioritaire est de participer à créer et maintenir des environnements dans lesquels il est possible de s’exprimer sans crainte. Ce n’est pas toujours évident, car certaines spécificités culturelles peuvent inhiber l’expression. Je pense par exemple à certains pays comme le Chili, mais ce n’est pas le seul, où les collaborateurs de plus de 45/50 ans sont pétrifiés à l’idée de s’exprimer ou de remonter un incident tant ils ont été traumatisés par des années de dictature. Sur ce sujet des générations, j’aimerais d’ailleurs préciser que les nouvelles générations, notamment la Gen Z, ne sont pas forcément plus éthiques que les précédentes comme on peut le lire ou l’entendre parfois. Je crois qu’elles sont simplement plus exigeantes et plus frontales dans leurs revendications.
Quels sont les prochains chantiers pour la Direction éthique de L’Oréal ?
Nous allons poursuivre le travail que je viens d’évoquer de libération de la parole et de dialogue. Le courage et la transparence font partie de nos principes éthiques et nous avons fait des progrès considérables en la matière depuis 10 ans, tous les collaborateurs du Groupe pourront en témoigner. La transparence contribue à une régulation saine, qu’il s’agisse de transparence sur la composition des produits, sur les postes disponibles en interne ou à l’égard des rémunérations. C’est intéressant, car la transparence entraîne elle-même de nouvelles questions éthiques, notamment sur l’utilisation des informations nouvelles qui en résultent : qui les détient, qui les utilise, à quels fins, etc.
De façon plus générale, j’aimerais accompagner le développement d’une forme d’autorégulation à travers l’émergence d’une véritable culture de l’éthique partagée par toutes et tous. Il s’agit selon moi du niveau ultime, le premier étant la conformité et le second l’introduction de la culture éthique. Il y a déjà de nombreux domaines dans lesquels l’éthique a véritablement infusé, mais la frontière doit encore être repoussée. Enfin, en tant qu’individu, je pense qu’il est essentiel de travailler à l’adoption d’une éthique pour l’humanité et de donner une véritable dimension à la responsabilité collective. //
Cet interwiew a paru pour la première fois le 10 septembre 2018 dans le numéro d’automne de Compliances, le mag.
L’intégralité du magazine est accessible au format PDF au tarif de 19,90 €.