Irène Frachon : « Je ne regrette pas une seule seconde mon acte de lanceur d’alerte »

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4 min readSep 28, 2019

La pneumologue Irène Frachon a poursuivi un combat acharné pour signaler la dangerosité du Médiator, et ce avant l’entrée en vigueur des protections prévues par la loi Sapin II pour le lanceur d’alerte et les organismes. Retour sur un cataclysme sanitaire, médiatique et judiciaire.

Irène Frachon

Qu’est-ce qui vous a poussé à devenir un lanceur d’alerte ?

Je n’ai jamais été militante, mais j’avais — en tant que médecin – une responsabilité vis-à-vis de mes patients, celle de ne pas couvrir un manquement qui pouvait entraîner de nouvelles victimes si elle n’était pas dénoncée. À la suite d’observations précises, je suspectais le Médiator d’avoir une forte toxicité cardiaque. J’ai donc lancé une première alerte médico-légale en 2007, auprès des centres de pharmacovigilance qui la retranscrivent à l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps), désormais renommée Agence Nationale de Sécurité du Médicament et des produits de santé (ANSM). Après 3 ans de combat, j’obtiens le retrait du médicament en 2009.

Mais les choses se sont corsées quand je me suis aperçue que l’Afssaps allait enterrer l’affaire : elle n’avait pas l’intention d’avertir les patients, ni d’inquiéter le laboratoire Servier qui commercialisait ce médicament. Or, je disposais de preuves montrant que le laboratoire avait dissimulé, depuis 1997, de façon méthodique, des éléments pharmacologiques majeurs qui auraient permis de déceler beaucoup plus tôt la toxicité du Médiator et sauver dans la foulée de nombreuses vies.

En tant que médecin vous êtes tenue au secret médical. Comment avez-vous pu lancer l’alerte sans enfreindre ce secret ?

La situation n’était pas simple en effet, car le respect du secret médical m’empêchait de saisir le Procureur de la République. Si une structure relais avait existé et pu communiquer cette alerte à la justice, ma tâche aurait été simplifiée et j’aurais été moins exposée. J’étais consciente qu’il était important que je produise un document permettant aux victimes du Médiator d’avoir des preuves solides afin de porter plainte contre Servier. J’ai donc décidé d’écrire un livre afin de raconter mon enquête de manière factuelle. Pour étayer cet ouvrage et éviter d’être attaquée en diffamation, je disposais de constats scientifiques qui avaient été publiés dans des revues scientifiques. Mon éditeur était quant à lui parfaitement averti du danger et de la menace pesant sur ce type de publication. Enfin, mon avocat s’était déjà occupé de grandes affaires de santé publique.

Mon livre « Mediator 150 mg : Combien de morts ? » est publié en juin 2010, mais il est immédiatement censuré par la justice au motif de risque de dénigrement de l’entreprise si l’alerte s’avérait fausse avec des répercussions économiques. Un motif des plus contestables qui a d’ailleurs été rejeté en appel en 2011. Avec la médiatisation de l’affaire, le pôle santé du parquet de Paris décide alors de lancer une enquête qui va déboucher sur des mises en examen pour des faits dénoncés dans mon livre.

Quelles ont été les conséquences de votre acte et comment les avez-vous vécues ?

Je fais partie des lanceurs d’alerte privilégiés car je n’ai pas perdu mon travail, au contraire, j’ai toujours été soutenu par la direction du CHU de Brest, par mes collègues et mes patients. En revanche, j’ai été abasourdie par l’attitude de l’Afssaps, fermée à tout dialogue, parfois même agressive à mon égard. Elle se rangeait facilement derrière les arguments de Servier. Encore aujourd’hui, l’ANSM ne me porte pas dans son estime.

Finalement, il faudra attendre la tenue prochaine du procès en pénal pour rendre enfin la justice. Ce procès va permettre d’établir la Vérité. Une vérité qui va décrédibiliser les courants négationnistes menés par des confrères médecins, notamment des cardiologues. Encouragés par l’Académie nationale de médecine, ils considèrent que le Médiator est une affaire médiatique et que le chiffre de 2 000 morts liés à ce médicament est extravagant. Et ce, malgré la publication de preuves apportées durant l’instruction pénale. Cela est peut-être dû au fait que Servier est un sponsor historique majeur de la cardiologie française et de l’Académie nationale de médecine.

Il ne faut pas sous-estimer le poids et l’influence des conflits d’intérêt entre l’industrie pharmaceutique et la médecine. Or, l’affaire du Médiator a donné un coup de projecteur sur les risques majeurs que peuvent entraîner de tels conflits s’ils ne sont pas maîtrisés, bousculant ainsi tout un système bien établi. Du coup, je subis une inimitié irrationnelle de certains de mes pairs.

Quoiqu’il en soit, je ne regrette pas une seconde mon acte de lanceur d’alerte. Je dois toutefois avouer que ma seule détermination n’aurait pas été suffisante et j’aurais fini par jeter l’éponge. J’ai tenu le coup grâce à la ténacité et au courage de mon éditeur qui a fait appel de la décision de justice qui censurait mon ouvrage et qui a republié le livre avec un sous-titre censuré. Les journalistes ont été également de précieux relais pour la médiatisation de cette affaire. Un Député, Gérard Bapt, a pris le dossier en main et a mené une action politique efficace après de l’Afssaps, les obligeant à reconnaître publiquement l’extrême nocivité de ce médicament.

Enfin, j’ai bénéficié du soutien d’un autre lanceur d’alerte, travaillant à la caisse d’assurance maladie et qui disposait de données concernant le Mediator //

Cet article a paru pour la première fois dans Compliances le mag n°1 // automne 2018

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