Bispiritualité, ces Autochtones «homme et femme»

Gabrielle Morin-Lefebvre
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9 min readApr 21, 2017

Par Gabrielle Morin-Lefebvre et Catherine Drapeau

Silence, manque de ressources, jugement : dans certaines communautés autochtones, la question de la diversité sexuelle demeure encore taboue. Mais dans le milieu autochtone montréalais, les choses commencent à changer sous l’impulsion de personnes aux « deux esprits », masculin et féminin.

Encore vêtue de son uniforme de la STM, Tatum Crane marche d’un pas déterminé et se présente d’une poignée de main ferme et d’un sourire franc. Femme gaie assumée, 42 ans, elle vit aujourd’hui pleinement sa bispiritualité, c’est-à-dire que son âme est à la fois féminine et masculine.

«Je suis gaie, je suis une femme qui est bien dans son corps de femme. Ma bispiritualité, c’est parce que j’ai les 2 sexes en moi […] J’ai mon petit côté tomboy », explique-t-elle, en rigolant. Comme Tatum, la grande majorité des personnes bispirituelles sont gaies, bisexuelles ou transgenres.

La bispiritualité est un terme récent tiré de l’expression anglaise «two spirits» ou «deux esprits». Il s’agit de posséder à la fois des caractéristiques psychologiques et identitaires féminines et masculines. Selon la culture autochtone, ces personnes auraient une plus grande ouverture d’esprit de par leur expérience identitaire double. Comme si elles voyaient les deux côtés de la médaille.

Photo de courtoisie — Crédit : TATUM CRANE

Pour certains Autochtones de la communauté Lesbiennes, Gais, Bisexuels et Transgenres (LGBT), la bispiritualité permet de puiser dans leurs traditions les sources de leur identité de genre. « Anciennement, on était reconnus au même titre que les chamans. On laissait par exemple la petite fille jouer et on voyait si elle était plus masculine ou féminine. On la laissait se développer », relate Tatum Crane.

Bien que présente chez quelques nations autochtones au Canada, la bispiritualité n’est pas reconnue par l’entièreté des communautés. Certaines nations n’ont pas de terme pour la définir, le concept n’ayant jamais été abordé chez elles.

Pour Tatum Crane, cette absence de considération s’avère un obstacle pour les personnes bispirituelles. Chez les Inuit et les Cri notamment, le terme n’existe pas, selon des intervenants. Cela complique pour un jeune Cri, par exemple, la possibilité de s’identifier bispirituel.

De la crise d’Oka vers une quête d’identité

Tatum Crane a grandi dans un petit village, à Saint-Casimir, près de Québec. Enfant avec un côté masculin plus développé, elle savait qu’il y avait quelque chose de différent en elle. « Mais à quel niveau, je ne le savais pas, jusqu’à ce que mon corps commence à se développer et que je commence à comprendre un peu plus. Mais à cette époque-là, je vivais dans un village isolé où il n’y avait pas de modèle homosexuel à qui je pouvais me rattacher», raconte-t-elle.

Elle cherche alors un sentiment d’appartenance à sa culture. Après avoir fait son coming out, vers 16 ans, elle se tient surtout au centre-ville de Montréal avec le Centre d’amitié autochtone, qui la guide dans sa quête identitaire. C’est alors qu’elle multiplie les déceptions amoureuses avec la gente masculine. En entrant en contact avec la communauté gaie dans un bar, elle découvre son attirance envers les femmes, premier pas vers son épanouissement identitaire.

La crise d’Oka, en 1990, a été un moment clé dans son cheminement. « C’est le moment où j’ai voulu en apprendre un peu plus sur qui j’étais en tant que femme autochtone, raconte-t-elle […] J’étais gaie, mais je ne connaissais rien à propos de la bispiritualité. » Ce terme a, depuis une dizaine d’années, pris une place importante dans sa vie. Elle s’est rapidement identifiée à ce phénomène contemporain.

Tatum Crane se rend compte en 2016 qu’elle n’est pas la seule femme bispirituelle de Montréal. Elle s’en rappelle encore. « Lors d’un pow-wow au Collège Vanier, j’ai vu pour la première fois de ma vie une femme autochtone danser avec les couleurs gaies, mais habillée avec un costume masculin. Et je l’ai trouvé tellement belle», confie-t-elle, radieuse.

Drapeau associé à la fierté bispirituelle — Crédit : PRIDE-FLAGS.DEVIANTART.COM

Explorer la vie familiale

Aujourd’hui, Tatum Crane parle sans gêne de son passé. Dans la communauté isolée des Saulteaux à Key Reserve, en Saskatchewan, d’où elle tire ses origines algonquiennes, les mentalités restent toutefois beaucoup moins ouvertes que dans les grands centres, dit-elle.

Son coming out homosexuel a suscité des réactions plutôt froides auprès de sa famille, notamment celle de sa mère, qui a reçu la nouvelle difficilement. Aujourd’hui, elle accepte l’homosexualité de sa fille, qui s’épanouit pleinement auprès de sa conjointe et de ses deux enfants.

« À 38 ans, j’ai eu “l’appel de la maternité” et j’ai décidé de me tourner vers le Département de la protection de la jeunesse (DPJ), où plusieurs enfants ont besoin d’une mère. Je me suis dit que si ça fonctionnait, c’est parce que “it was meant to be”.» Avoir des enfants autochtones allait de soi, selon elle. Tatum Crane estime que dans les communautés autochtones, les mères sont excessivement jeunes et n’ont parfois pas les ressources nécessaires pour élever leurs enfants. « Ils se ramassent donc à la DPJ avec plusieurs problématiques, ils sont dépaysés, n’apprennent pas leur culture, ne parlent plus leur langue, ne savent plus d’où ils viennent. Qu’est-ce qu’on fait avec ça? », se demande-t-elle.

C’est en 2014 qu’elle adopte son fils, originaire du Lac-Simon, en Abitibi. La famille s’agrandira par la suite avec l’arrivée de sa fille, qui vient de Rivière George dans le Nord du Québec. L’adoption de son premier enfant ravive toutefois les tensions entre Tatum Crane et sa mère lorsqu’elle lui apprend son désir d’élever son fils avec une autre femme. « Ma mère m’a demandé qui allait être l’image paternelle de mon fils et je lui ai dit qu’étant bispirituelle, j’avais les deux sexes. Mon fils va également aller chercher son identité personnelle lui-même ailleurs », affirme-t-elle.

Rester dans l’anonymat

Si Tatum Crane est heureuse dans sa vie familiale, ce n’est pas le cas de toutes les personnes bispirituelles dans son entourage, qui cachent cette facette de leur identité, de peur d’être rejetées ou jugées dans leur communauté. « Je vis totalement bien avec ma différence, ma bispiritualité, mon homosexualité. C’est qui je suis et je ne m’en cache pas. Mais je sais que c’est plus dur pour certains », relate-t-elle.

Selon le directeur de Montréal Autochtone, Philippe Meilleur, il y aurait en effet de la discrimination envers les personnes bispirituelles dans certaines communautés autochtones qui sont encore enracinées dans la religion chrétienne. « À Montréal, tu peux facilement être incognito. C’est un miracle dans la ville si tu rencontres une autre personne autochtone, contrairement à la réserve où tout le monde se connaît et où il y a une mentalité de petit village. Les gens se posent des questions s’ils voient que tu es différent », explique le directeur. Il constate que le problème se situe dans le manque de connaissances et dans la fermeture d’esprit, qu’il est fréquent de voir chez des aînés dans les communautés où la mentalité est plus religieuse.

« Dans certains milieux, les bispirituels sont perçus comme des gens avec une grande sensibilité, avec des grandes capacités spirituelles et ils sont célébrés. Dans d’autres cas, ils sont ostracisés et sont vus comme des déviants », déclare Marie-Pier Boisvert, directrice générale du Conseil québécois LGBT. Tous s’entendent pour dire que les moeurs divergent selon les milieux de vie.

Tatum Crane souligne l’importance d’accompagner les jeunes dans leur cheminement. « Il faut plus de ressources et de modèles auxquels les jeunes peuvent se rattacher », défend-elle. Marie-Pier Boisvert est également consciente qu’il n’y a pas assez de ressources pour les gens bispirituels. « Nous devons intervenir délicatement, car ça pourrait être interprété comme une imposition de la vision blanche et occidentale. On a peut-être notre propre façon de gérer la diversité sexuelle, mais il faut laisser les autres la gérer selon leur culture aussi », fait-elle remarquer.

Prise de conscience de la problématique bispirituelle

« J’ai entendu des jeunes Mohawks bispirituels dire qu’il n’y avait pas de place pour eux dans leur communauté, se rappelle le directeur de Montréal Autochtone, lui-même de cette nation. Le Centre doit être le pôle d’attraction pour les jeunes qui ont besoin d’un endroit où personne ne va les juger. Il n’y a pas assez de places sécuritaires pour eux à Montréal. »

Lors d’une conférence organisée par Femmes Autochtones du Québec, Philippe Meilleur entend plusieurs témoignages allant dans ce sens, certains allant jusqu’à parler de l’expulsion par leur famille. C’est l’élément déclencheur qui le convainc qu’il est temps de prendre des moyens pour soutenir les personnes bispirituelles. Dépôt d’un mémoire contre l’homophobie, ateliers de création de tambours traditionnels pour l’ouverture de la parade de la Fierté Gaie, retraite pour jeunes bispirituels : le centre ne chôme pas.

Le mémoire sur l’homophobie tente de proposer des solutions. « On y statue que les Autochtones font face à une double discrimination, qu’il doit y avoir des programmes spécifiques pour les Autochtones et que le gouvernement doit encourager l’émergence de service pour les Autochtones aussi », explique Philippe Meilleur.

Les ressources commencent à peine à se développer. Les associations LGBT et les associations autochtones tentent de s’adapter à cette demande, qui est somme toute nouvelle. « C’est plutôt récent que les bispirituels s’identifient comme tels dans les médias, à l’extérieur ou à l’intérieur des communautés », explique Marie-Pier Boisvert, soulignant l’importance de former des intervenants et adapter les interventions en fonction des valeurs autochtones. L’organisation Montréal Autochtone offre les services d’intervenants pour les jeunes qui se questionnent sur leur orientation sexuelle et leur identité de genre.

Tatum Crane applaudit cette initiative de Montréal Autochtone, tout en espérant que les communautés autochtones s’ouvrent elles aussi aux personnes bispirituelles. « Je souhaite que les mentalités s’ouvrent pour que les jeunes autochtones puissent s’identifier et avoir des réponses à leurs questions. Parce que moi, j’aurais aimé ça avoir des réponses quand j’avais 16 ans. »

Ne pas perdre espoir

Tatum Crane se réjouit quand elle voit des initiatives qui font rayonner les personnes bispirituelles. Lors d’un voyage familial dans la petite ville de Sydney, en Nouvelle-Écosse, elle a été estomaquée de constater que les Autochtones prenaient une place importante dans le défilé de la fierté gaie. « Il y avait des Autochtones qui jouaient du tambour et qui chantaient. Non seulement je trouvais ça vraiment beau, mais j’étais agréablement surprise, car on ne voit pas ça à Montréal! On voit les musulmans gais, mais pas les Autochtones », fait-elle remarquer, les yeux écarquillés, en suggérant que Montréal devrait suivre l’exemple. « Pourquoi on n’a pas ça ici? Pourtant ça devrait, Montréal est une ville ouverte sur les différences culturelles. Notre peuple doit avoir une place dans le défilé parce que les jeunes ont besoin de s’identifier », poursuit Tatum Crane.

Pourtant, cette situation pourrait être en voie de changer. Cette année, Montréal Autochtone forme des jeunes Autochtones bispirituels pour ouvrir la parade de Fierté Montréal, qui ont accepté l’idée. « Mais ça ne veut pas dire que la communauté LGBT blanche va être aussi ouverte », dit Philippe Meilleur. Il s’agirait d’une des première initiatives de sensibilisation envers la communauté bispirituelle.

Selon lui, l’avenir de cette dernière se trouve maintenant dans les mains de la nouvelle génération de jeunes Autochtones. «Il faut du leadership des jeunes bispirituels aussi. Il faut leur donner des opportunités, organiser des événements où ils peuvent se regrouper, comme les retraites en nature et les ateliers de fabrication de tambours traditionnels. Mais on ne peut pas tout faire à leur place. »

Les yeux de Tatum Crane brillent à l’évocation de jeunes Autochtones ouvrant la parade gaie de Fierté Montréal. « Je suis 100% d’accord pour l’initiative d’ouvrir la parade. Si dans 10 ans les Autochtones font la même chose et qu’ils sont inclus dans la parade, je serai super contente, s’enthousiaste-t-elle. Je suis une éternelle positive. J’ai vu des Autochtones bispirituels l’année passée à Sydney, alors pourquoi on ne pourrait pas faire la même chose à Montréal? »

Il y a un travail à faire au niveau des mentalités, car les gens doivent être plus ouverts pour que les bispirituels soient mieux acceptés, poursuit Tatum Crane. « Aujourd’hui, avec Internet, les jeunes vont aller chercher un sentiment d’appartenance en ligne, soit dans un groupe Facebook ou peu importe, mais il reste quand même qu’ils sont isolés physiquement. »

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Gabrielle Morin-Lefebvre
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Étudiante en journalisme à l’UQÀM. Journaliste à la pige.